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La littérature moyen-néerlandaise replacée dans son contexte européen
Y a-t-il eu une littérature moyen-néerlandaise? Voilà une question qui, à première vue, peut paraître superflue. La littérature néerlandaise du Moyen Age n'est-elle pas enseignée et étudiée dans (presque) toutes les universités de Flandre et des Pays-Bas? Tous les ouvrages de base qui donnent un aperçu de la littérature néerlandaise ne consacrent-ils pas un, voire deux volumes aux lettres médiévales? La plus importante source de documentation sur la littérature moyen-néerlandaise, la Bibliotheca Neerlandica Manuscripta (qu'abrite la bibliothèque de l'université de Leyde), ne contient-elle pas les données relatives à quelque 11 000 manuscrits? L'épopée animalière Vanden vos Reynaerde - adaptation brillante et originale du Roman de Renart français -, la légende de la religieuse Beatrijs, l'émouvante complainte sur la mort d'Egidius qu'on lit dans le Gruuthuseliedboek, la brève épopée Karel ende Elegast (Charles et Elegast) et tant d'autres oeuvres ne font-elles pas partie du bagage littéraire de tout Flamand ou de tout Néerlandais désireux de passer pour un esprit cultivé? Comment pourrait-on donc mettre en doute l'existence, au Moyen Age, d'une florissante littérature néerlandaise?
Et pourtant, l'idée qu'il y a eu une ‘littérature moyen-néerlandaise’ est moins évidente qu'il n'y paraît à première vue. Il faut noter d'abord que cette littérature est écrite non dans une langue moyen-néerlandaise uniforme mais dans un large éventail de dialectes divers (flamands, brabançons, hollandais et ‘orientaux’...), tous désignés par le terme générique ‘moyen-néerlandais’. La même remarque vaut évidemment aussi pour l'ancien français, le moyen anglais, et, plus généralement, pour toutes les autres littératures médiévales écrites en langue vernaculaire. Il n'y a donc pas là de quoi mettre en doute l'existence d'une littérature moyen-néerlandaise parfaitement identifiable. A cela s'ajoute toutefois qu'à l'est, ces dialectes moyen-néerlandais s'intègrent progressivement dans ce qu'on a coutume d'appeler le Middelnederduits (moyen bas allemand) et le Middelhoogduits (moyen haut allemand), sans qu'une frontière linguistique soit clairement perceptible. Où s'arrêtait alors, du point de vue géographique, la littérature néerlandaise? Si, s'agissant des temps modernes, la réponse à cette question est facile, elle l'est beaucoup moins lorsqu'elle concerne le Moyen Age. D'habitude, on résout le problème d'une manière pragmatique en considérant comme moyen-néerlandais les textes rédigés dans l'un ou l'autre dialecte germanique et nés sur le territoire qu'occupent actuellement les Pays-Bas, la Belgique et la Flandre française.
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Toutefois, se référer à des frontières, datant de la période post-médiévale, pour délimiter l'espace dans lequel s'insère la ‘littérature néerlandaise’ est une démarche entachée d'anachronisme. Si l'on admet communément aujourd'hui que les régions mentionnées cidessus ont, à un moment donné, formé une entité tant sur le plan historique que culturel, il faut y voir le résultat d'un long processus, engagé précisément à l'époque qui nous occupe ici. C'est ce qu'illustrent, d'une certaine manière, les propos tenus par Jan van Boendale, écrivain anversois du xive siècle, présentant son prédécesseur Jacob van Maerlant (vers 1230-1300), de souche ouest-flamande mais essentiellement actif en Hollande, comme ‘de vader der Dietschen dichtren algader’ (le père de tous les poètes thiois). D'une part, cette déclaration prouve qu'il est conscient de l'existence d'une seule communauté de langue et de littérature thioises, s'étendant, semble-t-il, sur la Flandre, le Brabant et la Hollande, les régions-clés des Pays-Bas. D'autre part, on peut se demander si, pour ce qui concerne les régions situées au nord-est et à l'est, Boendale avait bel et bien dans l'esprit le groupe d'écrivains que nous avons coutume d'incorporer dans la ‘littérature moyen-néerlandaise’.
Celui qui se propose d'écrire une histoire de la littérature ne saurait donc utiliser les termes ‘littérature néerlandaise’ comme une donnée de base évidente et indiscutable. Il devrait plutôt s'attacher à mettre en lumière le processus ayant abouti à l'idée qu'il existe quelques chose qu'on peut qualifier de ‘littérature néerlandaise’. Il ressortirait d'une telle démarche que ce résultat n'était nullement ‘programmé’ au départ. L'évolution vers une ‘littérature néerlandaise’ n'a pas été rectiligne, loin s'en faut, et aurait pu prendre des orientations différentes.
On doit prendre en compte ce côté problématique du concept ‘moyen-néerlandais’ dès que l'on s'efforce de situer la littérature néerlandaise dans l'Europe médiévale. En effet, le rapport entre la littérature ‘néerlandaise’ et le contexte européen d'alors diffère fondamentalement de la situation telle qu'elle se présente aujourd'hui. Si, en remontant dans le passé, on délimite la ‘littérature néerlandaise’ de la même manière qu'aujourd'hui, on risque de sous-estimer considérablement le rayonnement qu'a connu autrefois la littérature née dans ‘nos’ régions. Dans les limites assignées au présent article, je m'efforcerai d'expliciter cette thèse à l'aide de quelques exemples.
Commençons par celui qui au chapitre premier de toutes les histoires de la littérature néerlandaise peut revendiquer le rôle principal, le premier auteur dont nous connaissons le nom, le poète Hendrik van Veldeke, originaire du Maasland (pays de la Meuse), et dont l'oeuvre s'est probablement élaborée entre 1170 et 1190. L'époque des polémiques - parfois gênantes - entre néerlandistes et germanistes à propos de l'appartenance de l'oeuvre de Veldeke (les premiers la rattachant à la littérature néerlandaise, les seconds à l'allemande) est heureusement révolue depuis belle lurette. Toutefois, le retour au calme sur ce front-là n'a pas débouché sur une approche ‘unioniste’ et interdisciplinaire de cet auteur. Les travaux de recherche s'effectuent, pour ainsi dire, en deux circuits fermés. Les néerlandistes s'intéressent surtout à sa Leven van Sint-Servaes (Vie de saint Servais), oeuvre écrite à Maastricht et qui nous est parvenue en dialecte mosan. Les germanistes, eux, se concentrent principalement sur l'Eneasroman (l'Énéide), dont on ne possède que des manuscrits en haut allemand et que
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Les premiers vers de ‘Vanden vos Reynaerde’, xiiie siècle.
d'ailleurs, selon toute probabilité, Veldeke acheva à Thuringe. La même constatation vaut aussi, à peu de chose près, pour sa poésie lyrique courtoise, exclusivement conservée, elle aussi, dans des manuscrits haut-allemands et que, ces deux dernières décennies, les néerlandistes ont presque complètement perdue de vue. La présence, dans la poésie lyrique de Veldeke, d'un accent mosan nettement perceptible conduit la plupart des germanistes à considérer ses chansons comme un phénomène local qui, à l'inverse de son Eneasroman, n'aurait eu qu'une incidence marginale sur le développement ultérieur de la littérature allemande.
On comprend dès lors que, dans l'état actuel de la recherche, Veldeke se présente sous un double aspect. D'une part, un Veldeke ‘mosan’, d'importance essentiellement locale, auteur d'une vie de saint et de chansons courtoises à la manière des troubadours et des trouvères; d'autre part, un Veldeke ‘allemand’ qui avec son Eneas fut un des premiers à introduire le nouveau roman courtois français dans l'empire germanique. ‘Il a enté’, écrivait l'illustre poète Gottfried de Strasbourg, ‘la première greffe sur l'arbre de la langue allemande dont sont issues les branches et les fleurs du grand art poétique’.
Toutefois, il est fort douteux que ce ‘remembrement’ fasse justice à Veldeke. Même si, au premier abord, son oeuvre paraît quelque peu hétérogène, le fait d'être, dans son ensemble, axée sur l'empereur lui confère quand même une certaine unité. Les chanoines du chapitre de Saint-Servais à la demande desquels Veldeke avait écrit sa Leven van Sint-Servaes, avaient pris fait et cause pour Frédéric Barberousse dans le conflit qui l'opposait au pape. Aussi certaines traces de cette attitude pro-impériale sont-elles nettement perceptibles dans cette vie de saint. Signalons à ce propos que le chancelier de l'Empire était également doyen du chapitre de
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La statue de Jacob van Maerlant (vers 1230-1300) à Damme (Flandre-Occidentale).
Saint-Servais. Par ailleurs, nous savons que Frédéric Barberousse séjourna à Maastricht en 1174, année au cours de laquelle, selon plusieurs spécialistes, Veldeke acheva (au moins) la première partie de sa Leven van Sint-Servaes. L'empereur et le chancelier auraient-ils ignoré une oeuvre qui servait si bien leurs intérêts? Avouons que cela est fort peu probable.
A la lumière de ce parti pris en faveur de l'empereur, on comprend également très bien pourquoi Veldeke choisit d'adapter le roman d'Énéas rédigé en anglo-normand. Frédéric Barberousse ne se considérait-il pas avant tout comme un empereur romain, appelé à poursuivre une histoire glorieuse dont l'arrivée d'Énée au Latium constitue le point de départ? D'une certaine manière, l'oeuvre lyrique de Veldeke renvoie, elle aussi, à l'empereur. En effet, de nombreuses indications nous apprennent que les pionniers de la toute jeune poésie courtoise se produisaient à la cour impériale. Or, une nouvelle lecture de la lyrique de Veldeke montre clairement que le poète mosan fait, à plusieurs reprises, de fines allusions aux chansons de ces initiateurs. On est donc en droit de supposer que ce jeu raffiné et intertextuel ne pouvait être pleinement apprécié que par un public parfaitement au courant des premières productions de la lyrique courtoise, en l'occurrence, celui-là même qui gravitait autour de la cour impériale. Une vision trop régionaliste ne valorise donc qu'insuffisamment l'oeuvre de Veldeke. Nos conceptions modernes distinguant deux littératures - l'une ‘allemande’, l'autre ‘néerlandaise - risquent de nous empêcher d'apprécier à sa juste valeur la cohérence de l'activité littéraire déployée par Veldeke et, dans la foulée, la place occupée par ce dernier dans l'histoire de la littérature.
On aurait tort de croire que le cas Veldeke constitue une exception. Cent ans environ après Veldeke, le duc Jean Ier de Brabant (régnant de 1267 à 1294) composa quelque neuf
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Hendrik van Veldeke (xiie siècle), miniature parue dans le ‘Heidelberger Liederhandschrift’.
chansons que seul le célèbre codex Manesse (élaboré à Zurich) nous a transmises. Parmi ces chansons, parfois marquées, de façon prépondérante, par une tonalité haut-allemande, une au moins, intitulée Eens meien morgens vroe (Par un matin de mai...), est devenue un classique de la littérature moyen-néerlandaise. Toutefois, la forme sous laquelle elle a été présentée à des générations de lycéens n'est en fait qu'une reconstruction assez hardie, datant du xixe siècle et transcrite en ‘pur’ moyen néerlandais (brabançon) du xiiie siècle. Dans quelle autre langue le duc, résidant à Bruxelles, aurait-il pu s'exprimer, avait-on dû se demander. Il n'empêche que des recherches récentes ont accrédité l'idée que le duc composa probablement ses chansons dans la région située entre Meuse et Rhin et que celles-ci prirent, dès leur naissance, une coloration nettement allemande. Cela s'explique, une fois de plus, par la politique menée par les ducs de Brabant, convaincus d'avoir un rôle important à jouer au sein de l'Empire germanique.
Alors que les néerlandistes ne semblent connaître le duc que comme l'auteur de poèmes cent pour cent ‘néerlandais’ - cédant à la facilité, on a coutume de lui dénier la paternité des chansons difficilement traduisibles en moyen néerlandais - les philologues allemands, eux, l'ont banni de leur histoire littéraire, le qualifiant de ‘nicht-Deutschen’ (non-Allemand) (cf. Carl von Kraus). Et, tout comme dans le cas Veldeke, on voit une fois de plus comment les frontières nationales à l'intérieur desquelles on opère, ont empêché d'évaluer correctement l'impact de l'oeuvre (peu abondante) du duc. Il faut savoir, en effet, que Jean Ier est le plus ancien poète connu à avoir pratiqué - dans une langue germanique - un genre de chanson d'origine française (le virelai) qui, à sa suite, continuerait d'être pratiqué dans la région située entre Meuse et Rhin et qui, à partir du milieu du xive siècle,
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influencerait profondément la culture de la chanson tant ‘néerlandaise’ qu'‘allemande’. Pas moins de 30% des centaines de chansons d'amour contenues dans les manuscrits hautallemands datant de 1400 environ, appartiennent à ce type. Le succès de ce genre était d'ailleurs loin de combler tout le monde. Le poète autrichien Heinrich der Teichner se plaignait, vers 1360, que la nouvelle mode eût fait oublier ‘der alten Liet’ (les chansons des anciens), autrement dit, les chansons des Minnesänger, et que le monde entier fût devenu ‘reinisch’ (rhénan). On voit de nouveau, à l'instar de ce qui s'était déjà produit à l'époque de Veldeke, comment l'extrémité nord-ouest de l'Empire germanique - à savoir les Pays-Bas et la région rhénane avoisinante - fonctionnait comme une plaque tournante par laquelle transitaient les nouveaux genres français en direction de l'aire germanophone.
On pourrait multiplier les constatations de ce genre. On sait, par exemple, que plusieurs romans de chevalerie rédigés en moyen néerlandais pénétrèrent dans l'espace linguistique haut-allemand. Des écrits didactiques, moralisateurs et religieux parvinrent également dans les régions de l'est. On s'y passionnait surtout pour les mystiques brabançons. Les sources manuscrites les plus anciennes contenant des extraits des oeuvres de Hadewijch, béguine (anversoise?) qui vécut au xiiie siècle, trouvent toutes leur origine à l'est du duché, c'est-à-dire dans le Maasland et dans l'aire linguistique haut-allemande. Que Hadewijch entretînt elle-même de bons rapports avec des âmes soeurs établies dans ces régions, ressort de sa Lijst der Volmaakten (Liste des parfaits), jointe en appendice à son Visioenenboek (Livre des visions). Elle y énumère toutes les personnes qui, sur terre, auraient aimé Dieu d'un amour parfait. Parmi les personnes mentionnées figurent une femme ermite vivant en Saxe auprès de qui elle avait dépêché un certain Hendrik van Breda; deux femmes séjournant à Cologne avec qui elle aurait entretenu des relations de caractère télépathique et dont une au moins lui avait à plusieurs reprises envoyé des messagers; enfin, une amie menant une vie d'ermite en Bohême. En revanche, aucune trace de relations similaires avec des hommes ou des femmes établis dans le comté de Flandre. Nous ne possédons pas non plus de manuscrits flamands contenant ses oeuvres. Tout semble indiquer que l'Escaut, c'est-à-dire la frontière entre la France et l'Empire germanique, a constitué pour son oeuvre une
barrière plus difficilement franchissable que le Rhin. Quelque chose d'analogue se constate aussi en ce qui concerne Ruusbroec. Celui qui feuillette l'ouvrage monumental que le néerlandiste gantois Willem de Vreese (1869-1938) a consacré aux manuscrits contenant des textes de ce grand écrivain mystique, s'aperçoit assez rapidement qu'au Moyen Age, la diffusion de ses oeuvres thioises s'est faite à peu près exclusivement au nord et à l'est. Par contre, on ne rencontre que très rarement des manuscrits nés à l'ouest de l'Escaut, autrement dit, dans le comté de Flandre. Sur les 87 manuscrits décrits par De Vreese, il y en a tout au plus cinq originaires de cette région. Le ‘maître de Groenendaal’ était en correspondance avec trois ermites de Cologne et, d'après un témoignage du mystique strasbourgeois Rulmann Merswin, il envoya, en 1350, son chef-d'oeuvre Die gheestelike brulocht (Les noces spirituelles) à des dévots du même bord établis en ‘Oberlant’, si bien que, à en croire un autre de ses contemporains, l'oeuvre s'était déjà diffusée, de son vivant, jusqu'au pied des Alpes. En revanche, les moines de l'abbaye ouest-flamande Ter Doest lui demandèrent une
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Hadewijch (xiiie siècle), vitrail de Fritz Rodenburg.
traduction en latin. En dépit de la paranté linguistique, ils trouvaient les écarts entre le brabançon pratiqué par Ruusbroec et leur propre idiome ouest-flamand trop importants pour pouvoir apprécier pleinement l'oeuvre dans sa version originale. On peut, bien entendu, se demander si c'était là la vraie raison. Peut-être ces moines savants pensaient-ils que seule la langue de la théologie, en d'autres termes le latin, convenait à un ouvrage traitant de sujets si éminemment religieux. Mais même si telle était la raison, on ne peut que s'étonner qu'à l'aide de cet argument-là, ils aient cru pouvoir justifier leurs véritables motifs.
Jusqu'ici, j'ai surtout parlé du rayonnement de la littérature néerlandaise dans les régions de l'est. Mais, se demandera sans doute le lecteur francophone, qu'en est-il des rapports de celle-ci avec la littérature française? Disons d'emblée que la littérature néerlandaise en était tributaire. Cela dit, il faut tout de même nuancer les choses. On voit, en effet, que l'influence exercée par la littérature française - essentiellement courtoise (roman de chevalerie, lyrique courtoise, didactique amoureuse) - fut, dans la quasi-totalité des cas, assimilée d'une façon très créative. Les traductions serviles constituent plutôt l'exception. C'est ainsi que Veldeke - pour s'en tenir aux auteurs et aux textes déjà mentionnés plus haut - a, dans son adaptation du Roman d'Énée, fortement accentué les aspects amoureux et courtois de son modèle. On relève dans sa poésie lyrique courtoise une certaine propension à l'humour, absente chez les trouvères de son temps. Le genre du virelai qui par l'entremise de Jean Ier a joué un rôle si important dans la lyrique courtoise néerlando-germanique de la fin du Moyen Age, constitue une variante ‘germanique’ particulière, partiellement conforme à des règles spécifiques qu'on ne retrouve pas dans la poésie française. Dans ses Strofische Gedichten (Poèmes strophiques), Hadewijch a, il est vrai, repris les formes,
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certains thèmes et probablement aussi certaines mélodies des chansons courtoises françaises. Mais la façon dont elle a mis ce genre au service de son message mystique est unique dans toute la littérature ouest-européenne. D'autre part, les nombreux romans qui s'inspirent d'un modèle français doivent, dans la plupart des cas, être considérés comme des adaptations très libres, reflétant une approche toute personnelle, voire contestataire de l'original français.
Je reviens à la question que j'ai posée au début de cet article: y a-t-il eu une littérature moyen-néerlandaise? Bien qu'on ne puisse pas, me semble-t-il, répondre à cette question par un simple ‘oui’, je crois tout de même qu'on peut difficilement se passer du concept ‘littérature moyen-néerlandaise’. Il existe dans ce domaine toute une tradition scientifique avec son appareil spécifique, ses ouvrages de référence, ses savoirs et ses compétences. En outre, la communauté culturelle néerlandophone a le droit de savoir quelle littérature en langue vulgaire a existé au Moyen Age, dans les régions que nous appelons aujourd'hui les Pays-Bas et la Flandre. Enfin, il est indéniable qu'au cours du Moyen Age les relations littéraires entre les régions que nous considérons actuellement comme faisant partie des Pays-Bas du nord et du sud, se sont multipliées et intensifiées. Par conséquent, il ne convient pas de gommer le terme ‘moyen-néerlandais’. Toutefois, nous devons comprendre que son utilisation ne va pas de soi et qu'il risque, si l'on n'y prend garde, de troubler notre perception d'une situation littéraire qui, d'une part, était beaucoup plus morcelée et, d'autre part, beaucoup plus ouverte (certainement dans les régions situées plus à l'est) qu'à l'heure actuelle, ce qui explique pourquoi certains textes composés dans ‘nos’ régions ont joué un rôle majeur dans l'histoire de la littérature allemande.
Quelle est alors la signification de ‘notre’ littérature replacée dans un contexte européen? Disons d'abord aux amateurs des belles lettres qu'il leur reste à découvrir quantité de choses susceptibles, après tant de siècles, de les intéresser. Les auteurs et les titres que j'ai cités ici, ne sont que quelques exemples parmi beaucoup d'autres. Les historiens des littératures allemande et française ont, eux aussi, de bonnes raisons de s'intéresser, davantage que par le passé, à la littérature moyen-néerlandaise. L'influence qu'ont exercée les textes et les genres moyen-néerlandais en Allemagne a été suffisamment mise en lumière dans le présent article. Une meilleure connaissance de la littérature moyennéerlandaise peut fournir aux spécialistes de la littérature française du Moyen Age des éclaircissements révélateurs sur la façon dont, à cette époque, leur littérature a été lue et reçue, ce qui leur permettra de mieux en cerner les caractéristiques spécifiques. Il importe aussi que la communauté internationale des médiévistes se rende compte, plus qu'elle n'a fait jusqu'ici, qu'une littérature moyen-néerlandaise a bel et bien existé et que celle-ci a joué un rôle non négligeable dans la vie littéraire de l'Europe médiévale.
FRANK WILLAERT
Professeur de littérature moyen-néerlandaise aux ‘Universitaire Faculteiten Sint-Ignatius Antwerpen’.
Adresse: Prinsstraat 13, B-2000 Antwerpen.
Traduit du néerlandais par Urbain Dewaele. |
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