ont prié Mme Worthing de publier ce travail. Voilà qui est chose faite, heureusement.
En quoi cette biographie se distingue-t-elle des autres? En ceci: Mme Worthing a pu interroger bien des personnes qui avaient connu personnellement le poète et qui lui ont confié leurs souvenirs et souvent aussi leurs correspondances inédites. Marthe, l'épouse de Verhaeren, étant morte aussi depuis quelques années (en 1931), ces confidences pouvaient être plus libres qu'auparavant. On sait en effet que Marthe Massin, veuve depuis 1916, fit tout pour garder intacte l'auréole prestigieuse qui avait entouré le poète dans les dernières années de sa vie. Toutes ces investigations, en Belgique, en Angleterre, en France et en Allemagne, nous valent aujourd'hui une biographie excellente. Mieux que les précédentes, elle fait revivre non seulement l'homme Verhaeren, chaleureux, tumultueux et énergique comme ses vers, mais aussi son oeuvre que nous voyons émerger des préoccupations quotidiennes du poète. Voilà aussi les limites de cet ouvrage: il ne prétend pas fournir une nouvelle analyse de l'oeuvre ni présenter une analyse en profondeur du personnage.
Que pourront trouver encore d'inédit les Verhaeréniens, les inconditionnels de cet homme exceptionnel qui, avec ses compagnons de la revue
La Jeune Belgique, ouvrit toutes grandes les fenêtres du monde poétique de Belgique? D'abord, une foule d'anecdotes inconnues jusqu'à ce jour. Ainsi, l'auteur suggère qu'un chagrin d'amour pourrait avoir déclenché la fameuse crise à laquelle nous devons ‘la trilogie noire’ (
Les Soirs, Les Débâcles, Les Flambeaux noirs). Mais on trouvera aussi des informations plus substantielles: je pense ici aux pages consacrées aux multiples séjours du poète en Angleterre, pays qui a apparemment joué un rôle plus important dans sa vie et dans son oeuvre qu'on ne pensait jusqu'ici. Les images hallucinées des
Villes tentaculaires doivent beaucoup aux promenades répétées que fit Verhaeren dans les villes industrialisées de Royaume-Uni. Le rôle du poète dans la vie artistique de Bruxelles était connu - il participa entre autres aux efforts des
Vingts et de
La Libre Esthétique -, mais Mme Worthing tire maints détails inconnus du journal d'Ernest Verlant, journaliste bruxellois, que personne n'avait encore pu consulter. Ce même journal jette aussi quelques nouvelles lumières sur les longues fiançailles du poète récalcitrant avec Marthe Massin, sa future femme. Ce qu'on savait moins aussi, c'était la gravité des dépressions
nerveuses dont Verhaeren souffrit non seulement à l'époque de la trilogie noire mais sa vie durant. Enfin, le critique littéraire sera surtout enchanté des nombreuses indications que donne Mme Worthing sur la source concrète de certains vers tout au long de l'oeuvre: replacés dans le contexte concret de la vie du poète, ces vers restés parfois quelque peu énigmatiques gagnent alors un surplus de densité affective et expressive. Par contre, il regrettera sans doute l'absence d'un répertoire des noms cités et d'une bibliographie précise indiquant les sources auxquelles Mme Worthing a puisé. S'il veut consulter lui-même ces documents, il devra se reporter d'abord au doctorat dactylographié conservé à l'université de Londres pour les identifier exactement.
Mais en fait, cette biographie s'adresse surtout au grand public lettré, aux amateurs de poésie, désireux de découvrir la figure attachante et imposante d'un de nos plus grands auteurs. Mme Worthing excelle à brosser la vie culturelle et intellectuelle d'une époque turbulente et à y faire évoluer Verhaeren. Ainsi, elle fait défiler les dizaines d'artistes que Verhaeren a rencontrés dans tous les pays de l'Europe d'alors: on le voit en visite chez Mallarmé, le prince des poètes, chez Cyriel Buysse, chez Ensor sur lequel il écrira une étude brillante, chez le prince russe Gagarine et tant d'autres. Lire la vie de Verhaeren, c'est rencontrer tout ce que l'Europe culturelle des années 1900 avait de meilleur. Mais, nous l'avons dit, elle ne néglige pas non plus les anecdotes et les événements qui font revivre l'artiste devant nos yeux: on s'aperçoit par exemple que le poète était toujours à court d'argent, même à la fin de sa vie, lorsqu'on le célébrait comme une gloire nationale et européenne. On découvre le familier du roi Albert et de la reine Élisabeth, ses visites au front de l'Yser en 1914 en compagnie du roi, etc.
Un des charmes particuliers de cette biographie, c'est qu'elle constitue en même temps une anthologie, de sorte que le lecteur peut entrer en contact direct avec la poésie de Verhaeren. L'exposé chronologique a d'ailleurs l'avantage que le lecteur peut suivre aisément la genèse de cette oeuvre immense (plus de 50 000 vers), depuis Les Flamandes naturalistes, par la trilogie noire symboliste, à travers le modernisme des Villes tentaculaires et l'intimisme des Heures - trilogie qui a résisté le mieux au temps - jusqu'aux hymnes unanimistes de la fin (tels La Multiple Splendeur et Les Flammes hautes). Petit à petit on voit, de la foule d'anecdotes et d'informations, l'auteur surgir de l'homme et l'oeuvre de la vie.