lieu protecteur, mais encore un tableau très vivant de la bourgeoisie francophone de Gand au début du siècle. Lilar y fait également le tour des ‘dualités’ alors ressenties et dont la plus importante était d'ordre linguistique. Toute sa vie elle fut consciente de l'influence de cette formation franco-flamande sur son oeuvre. On ne s'étonnera donc pas que dans son essai Soixante ans de théâtre belge (1952), elle ait indiqué le génie flamand comme élément de base de notre théâtre, même quand il s'exprime en français. Les pôles entre lesquels elle situe ce génie flamand sont d'ailleurs ceux qui dominent également son oeuvre: le réalisme et la sensualité d'une part, le surnaturel et la mystique de l'autre. Une autre ‘dualité’ de son enfance fut d'ailleurs celle du vrai et de l'artifice, symbolisée par le théâtre, les masques et le trompe-l'oeil.
Première étudiante inscrite en Droit à Gand, elle fut, après un mariage tôt rompu, une des premières avocates au Barreau d'Anvers. Elle épousa l'avocat anversois Albert Lilar qui fut à plusieurs reprises ministre de la Justice après la deuxième guerre mondiale. De ses deux filles, l'aînée devint célèbre sous le nom de Françoise Mallet-Joris (
o1930). Lilar ne débuta qu'à 42 ans, au théâtre comme on pouvait s'y attendre. De ses trois pièces, toutes écrites avant 1950, les deux premières contiennent en germe le thème fondamental de son oeuvre: ‘la relation - amoureuse, sociale, intellectuelle - de l'homme et de la femme dans notre société occidentale à dominante chrétienne.’ (Jean Tordeur). Avec
Le Burlador (1945) elle fut la première femme à traiter et renouveler le mythe de Don Juan. Son héros n'est plus un être surhumain ou dérisoire, mais un homme presque attachant dans lequel ses victimes croient retrouver cet ‘autre’ qu'elles devinent en elles. On voit se profiler ici le mythe de l'androgyne qui occupera une place essentielle dans l'essai
Le Couple. Par le rapprochement de l'extase et de l'amour,
Tous les chemins mènent au ciel (1947), prélude au roman
Suzanne Lilar (1901-1992).
La Confession anonyme, chef-d'oeuvre de la littérature érotique, paru en 1960 sans nom d'auteur. Lilar y prend parti contre l'érotisme en faveur du cérémonial érotique qui réintroduit le sacré dans l'amour. En 1983, André Delvaux porta le roman à l'écran sous le titre
Benvenuta.
En 1963, Lilar fit paraître Le Couple: magistrale synthèse de toutes ses idées sur la fonction de l'Éros (jeu, rituel, cérémonial) dans la réalisation de l'être humain et dans la poursuite du bonheur et fervent plaidoyer, au moment de la libération féminine et sexuelle, pour l'amour-passion au détriment de l'amour d'association. Pour Lilar, fortement influencée par la philosophie platonicienne, l'amour est ‘une tentative d'atteindre l'absolu’. En reprenant dans l'amour, et plus particulièrement dans l'érotique de l'amour, les rites d'une cérémonie largement universelle et intemporelle, ‘on remonte aux significations sacrées et éternelles de l'Amour qui dépasse les amours individuelles et où rien n'est laid, ni médiocre.’
Le Couple trouva son prolongement dans deux grands essais: A propos de Sartre et de l'amour (1967) et Le Malentendu du Deuxième sexe (1969). Dans le premier, Lilar essaie de comprendre et d'expliquer par un recours aux écrits autobiographiques du philosophe, sa théorie si négative de l'amour. Dans le second, elle ‘profane’ le célèbre ouvrage de Simone de Beauvoir, jugé ‘confus et gorgé de contradictions’. A sa théorie, fondée sur le double postulat que l'homme a fait de la femme l'Autre, l'objet et qu'il n'y a pas de nature féminine, Lilar oppose la sienne: ‘Ce n'est que lorsqu'on acceptera vraiment qu'il y ait, dans la femme, du masculin qui mérite d'être accompli et, dans l'homme, du féminin qui ne doit pas être étouffé que l'on viendra à bout du problème des sexes.’
Aux thèmes de l'enfance et de l'amour et le sacré, il faut finalement ajouter celui de l'analogie, traité dans le Journal de l'analogiste de 1954 (prix Sainte-Beuve). Les mystérieuses correspondances ou analogies que nous découvrons entre les choses et qui révèlent leur duplicité, jouent pour Lilar ‘le rôle de l'enchanteur’ qui réveille en nous la poésie, cette ‘éternelle habitante des bois dormants de la pensée’. Ce ‘journal de bord d'une initiation graduelle à la poésie’, comme Julien Gracq l'a défini dans sa préface, nous révèle que la poésie, tout comme l'amour, nous permet d'accéder à un monde où les contraires sont abolis et où l'on pressent, derrière l'unité retrouvée, la présence de Dieu.
Dirk vande Voorde