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Gallet, portrait d'Émile de Laveleye, 1885, Musée d'art ancien, Bruxelles.
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Un intellectuel européen du XIXe siècle:
Émile de Laveleye (1822-1892)
Au cours du xixe siècle, l'industrialisation accélérée créa un certain nombre de conditions matérielles et intellectuelles qui devaient favoriser l'essor d'une société fondée sur la raison, la connaissance et le progrès. Sous l'égide d'une rationalité omniprésente, marquant de son empreinte toutes les manifestations de la vie culturelle, l'intelligentsia bourgeoise arrivait alors à l'apogée de son prestige social, tandis qu'au même moment, les universitaires se voyaient offrir des moyens considérables leur permettant de se faire valoir dans leurs disciplines respectives. A bien des égards, le savant ‘belgo-flamand’ Émile de Laveleye incarnait brillamment cette intelligentsia bourgeoise si auréolée de gloire et de renom.
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Une réputation internationale
‘Les seuls événements de sa vie sont ses écrits’ fait remarquer, à juste titre, un de ses biographes. C'est effectivement par ses publications, articles et essais, que se distingua de Laveleye. Il publia d'innombrables articles dans des revues scientifiques, périodiques et journaux. Réunis, ils rempliraient, selon certaines estimations, à peu près 50 volumes et constitueraient la matière de quelque 300 monographies. Cette énorme production englobe les domaines les plus divers des sciences humaines: économie, sociologie, histoire, religion, arts, littérature et, surtout, sciences politiques. Tout problème d'actualité quelque peu significatif sur le plan socio-politique, éveillait son intérêt. Les questions de politique internationale, telles que la guerre franco-allemande et les conflits balkaniques, retenaient tout particulièrement son attention.
Bien qu'il ne devînt à aucun moment de sa vie un des ténors de la vie nationale, ne jouant jamais un rôle important sur la scène politique belge, il savait néanmoins se faire écouter en tant que publiciste et universitaire. Grâce à ses contacts personnels avec le roi Léopold II, il appartenait sans conteste à l'establishment intellectuel belge. Pour s'en convaincre, il suffit de parcourir les nombreuses nécrologies et biographies qui lui furent consacrées après sa mort. Les diverses biographies (certaines, fort étendues) dont il a fait l'objet jusqu'à ce jour, sa correspondance rassemblée et éditée, sa présence dans les encyclopédies les plus prestigieuses prouvent à l'évidence qu'Émile de Laveleye n'a nullement été relégué au purgatoire.
Il convient de noter que sa renommée internationale dépassait encore la réputation dont il pouvait s'enorgueillir à l'intérieur des frontières belges. Dans une de ses biographies, nous lisons ‘qu'à un moment donné de sa vie, Émile de Laveleye était peut-être l'homme d'Europe en relations avec le plus de personnalités marquantes dans la politique, les sciences et les lettres’. Il s'agit là d'une appréciation parfaitement exacte. Lié d'amitié avec des personnalités illustres, telles que J. Stuart Mill, Granville, Gladstone, Chamberlain, Gambetta, Thiers, Renan et Minghetti, il collaborait régulièrement à des revues européennes à diffusion internationale parmi lesquelles on peut citer La Revue des Deux Mondes. Membre de diverses académies étrangères, il pouvait se féliciter de voir certaines de ses oeuvres traduites en plusieurs langues européennes, autant de preuves incontestables de son impact sur les élites politiques et intellectuelles de la seconde moitié du xixe siècle.
Par ailleurs, ses idées, de même que ses méthodes d'investigation, éclectiques et comparatives à la fois, cadraient parfaitement avec la
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mentalité du xixe siècle. Toutefois, on ne saurait l'identifier ni le réduire à un seul courant politique ou scientifique nettement circonscrit. Épris d'une grande liberté d'esprit, il était sans cesse à la recherche d'alternatives. Ce désir d'autonomie explique sans doute pourquoi il ne s'est jamais frotté à la politique ‘politicienne’. Il préférait visiblement s'en prendre aux imperfections de la société, activité tolérée jusqu' à un certain point par la démocratie bourgeoise.
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Le prototype de l'intellectuel bourgeois
L'origine, la formation et la situation socio-économique de Laveleye nous révèlent les fondements mêmes de sa renommée internationale mentionnée ci-dessus. Il appartenait sans aucun doute à l'intelligentsia recrutée dans la grande bourgeoisie: son père, richissime propriétaire foncier vivant en Flandre-Occidentale, était rentier de son état. Sa mère était issue de la grande bourgeoisie brugeoise. Aussi reçut-il une éducation digne de sa classe sociale. Il fit ses ‘humanités’ à Paris, au collège Saint-Stanislas, établissement d'enseignement secondaire, à l'époque très fréquenté par les enfants des grandes familles belges. Ensuite, il fit des études de philosophie à l'université de Louvain, puis, en 1846, passa son doctorat en droit à l'université de Gand. La fortune familiale lui permit de poursuivre ses études. Marié à la fille du baron Prisse, conseiller du roi, il s'était établi à Gand, dans une confortable maison bourgeoise. Dégagé des obligations du barreau, il se consacra surtout à l'étude de la philosophie et de l'économie et, vers la fin des années 1850, il se mit à publier assez régulièrement.
Par l'entremise de son ancien maître, le professeur Huet, il entra en contact avec des revues influentes telles que La Revue de Belgique et La
Frans Huygelen, buste d'Émile de Laveleye, 1913, Académie royale de Belgique.
Revue des Deux Mondes qui, par la publication de ses articles, lui ouvrirent ainsi des perspectives intéressantes. Dès 1863, il était nommé professeur à l'université de Liège et se fixait dans cette ville. ‘Il faisait de ses leçons de scintillantes causeries, improvisées dans une langue impeccable, éclairées de traits spirituels, animées de fréquentes allusions aux événements les plus récents’ écrivait un de ses anciens étudiants. Cependant, il n'y faisait pas école, se souciant davantage, semble-t-il, de consolider sa réputation internationale de publiciste.
Il reste que son professorat à Liège allait donner plus d'éclat international à sa vocation
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de chercheur. La publication d'un article ou la sortie d'un livre lui servaient souvent d'introduction auprès d'éminentes personnalités étrangères, généralement suivie de rencontres et d'abondants échanges de lettres. Les nombreux voyages qu'il effectua en Grande- Bretagne, aux Pays-Bas, en Espagne, en Prusse, en Autriche, dans les pays balkaniques et surtout en Italie, lui permirent d'y asseoir sa notoriété, grâce à des contacts directs établis sur place. De cette façon se développa tout un réseau européen de relations lui assurant autorité et renommée.
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Un libéral progressiste ou radical?
Un examen quelque peu approfondi de ses conceptions socio-économiques révèle clairement que de Laveleye ne propageait nullement des doctrines monolithiques. Toutefois, beaucoup de ses idées en la matière dérivaient en droite ligne du libéralisme. C'est ainsi qu'il considérait, lui aussi, l'intérêt particulier comme le seul facteur de croissance économique, le profit, indispensable à ses yeux, devant constituer à la fois la motivation et la rémunération de l'entrepreneur. En même temps, il se montrait un ardent défenseur du système de libre échange, étant par ailleurs un des premiers théoriciens à s'intéresser à la relation entre la masse monétaire d'une part et les taux d'intérêt de l'autre. A ce propos, il se prononçait sans ambages en faveur du bimétallisme fondé sur une parité fixe entre l'or et l'argent. Il est vrai qu'il se battait pour une cause perdue, l'argent étant alors de plus en plus abandonné au profit de l'or. Ses prises de position touchant l'économie agraire n'illustraient pas la même orthodoxie libérale. Il analysait en détail les rapports de propriété plutôt collectivistes des sociétés primitives et s'en prenait aux rapports féodaux toujours en vigueur au xixe siècle dans certains pays de l'Europe méridionale.
Son profil ‘social’ étant beaucoup plus net, on peut le classer, moyennant certaines nuances, parmi les libéraux progressistes voire radicaux. Comme tant de libéraux préoccupés par le social, É. de Laveleye ne manquait pas de s'opposer, pour des raisons éthiques, à l'exploitation impitoyable de la classe ouvrière par la bourgeoisie. D'après lui, ce prolétariat démuni menaçait de déstabiliser à la fois la démocratie bourgeoise et le libéralisme économique. Aussi optait-il pour un système neutralisateur, permettant à cette classe ‘dangereuse’ d'acquérir des biens et de s'intégrer ainsi dans la société bourgeoise. L'intérêt manifesté par de Laveleye pour cette problématique datait déjà de ses années d'étudiant passées à Gand où il avait adhéré à la ‘Société Huet’. Lieu de rencontre d'universitaires à la recherche de nouveaux types de réformes sociales, celle-ci se disloqua, victime du climat répressif qui s'était instauré après les émeutes révolutionnaires de 1848. Représentant parfait du rationalisme libéral selon lequel tout progrès est strictement conditionné par l'instruction, la science et les transferts de connaissances, de Laveleye était persuadé que l'émancipation de la classe ouvrière ne pouvait résulter que de l'enseignement. Aussi défendit-il très tôt l'enseignement obligatoire, préalable indispensable à ses yeux à l'instauration du suffrage universel.
Notons toutefois que ses conceptions du rôle de l'État et de la propriété le rapprochaient davantage du socialisme réformiste. Partisan d'un juste partage des richesses produites et des revenus, reconnaissant aux travailleurs le droit d'accéder à la propriété privée, il croyait à la nécessité d'une intervention de l'État pour faire triompher ces principes. Ces conceptions interventionnistes l'amenaient tout naturellement à se rallier au ‘Katheder Sozialismus’ de Schmoller, Schultz-Delitsch et Wagner. Ses plaidoyers en faveur d'une rémunération équitable de tous les facteurs intervenant dans le processus de production, le montraient favorable aux coopératives de production indépendantes, fondées sur l'association du travail et de la propriété. Il estimait que le droit de propriété concernait non pas l'individu mais la collectivité: aussi n'hésitait-il pas à reconnaître à l'État le droit de nationaliser la propriété foncière.
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Un protestant antipapiste
Les idées originales conçues et défendues par de Laveleye ne concernaient pas uniquement
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J. Demannez, gravure d'Émile de Laveleye, Académie royale de Belgique, collection de gravures sur cuivre, no 147. Reprise dans l'‘Annuaire de l'Académie royale de Belgique’, LXI, 1895, 43.
les matières socio-économiques. La même originalité se retrouve dans l'attitude qu'il adopta à l'égard de la religion et de l'Église. Ses écrits fustigent l'Église catholique ultramontaine, son conservatisme social et l'emprise réactionnaire exercée sur la société bourgeoise de son temps. L'anticléricalisme et l'antipapisme de Laveleye s'intègrent parfaitement dans le processus de rationalisation, en cours d'accomplissement dans la seconde moitié du xixe siècle, le catholicisme étant alors dénoncé comme une entrave à l'émancipation du citoyen. Signalons que ces études ‘antiromaines’ comptaient alors parmi ses écrits les plus largement répandus et lus à travers l'Europe.
Toutefois, l'on ne saurait rattacher de Laveleye aux rationalistes, qui s'étaient ralliés à l'agnosticisme ou à l'athéisme. Il appartenait, au contraire, à un groupe - peu nombreux mais assez influent - de libéraux, partisans du protestantisme non dogmatique lequel, contrairement au catholicisme, leur paraissait parfaitement compatible avec les libertés prônées par le libéralisme moderne. A Gand, à Bruxelles et à Liège naquirent des cercles de sympathisants auxquels adhéraient, entre autres, les familles Frère-Orban, Goblet d'Alviella, Tiberghien et Anspach. Cherchant à concilier la liberté et le progrès avec une spiritualité axée sur la performance, ces gens puisaient dans l'évangile leur vision émancipatrice de l'homme.
L'apport de Laveleye à ce mouvement fut assez important. Bien qu'élevé dans la foi catholique, il se convertit au protestantisme et adhéra à l'Église évangélique de Liège. Mais ce fut surtout son ouvrage, intitulé Le protestantisme et le catholicisme dans leurs rapports avec la liberté et la prospérité des peuples, qui allait promouvoir ce protestantisme moderne. Précurseur de Max Weber, de Laveleye y analysa l'influence exercée par le calvinisme éthique sur le capitalisme naissant. Il y développa la thèse selon laquelle les pays nordiques devaient leur prospérité et leur essor plus grands au protestantisme, alors que le retard accusé par les pays catholiques était imputable au conservatisme de l'Église romaine.
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Le flamingantisme de Laveleye
Anticléricalisme, progressisme social, flamingantisme, voilà autant de mouvements qui en Belgique, au cours de la seconde moitié du xixe siècle, avaient parfois tendance à s'entre- | |
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croiser. Il en allait de même chez Émile de Laveleye. Son flamingantisme s'insérait effectivement dans un courant émancipateur beaucoup plus large. Acquis au principe de la stricte égalité entre États souverains, il condamnait sévèrement toute manifestation d'impérialisme sur la scène politique européenne. Il ne manquait pas non plus de dénoncer, invoquant surtout des raisons humanitaires, l'exploitation éhontée à laquelle se livraient les pays colonisateurs. En outre, par le biais de ses écrits, il sympathisait avec les mouvements nationalistes en Europe et tout particulièrement avec ceux des pays balkaniques.
Nourries par un peuple politiquement et intellectuellement mûr pour l'indépendance, les aspirations nationalistes se légitimaient ipso facto à ses yeux. Cela en vertu d'une conception nationaliste définité par de Laveleye luimême. Ce dernier distinguait d'une part, un nationalisme ethnographique, fondé sur la descendance et la parenté, et, d'autre part, une structure sociale plus élaborée, à savoir le nationalisme politique ou ‘électif’, greffé sur un passé et des intérêts communs, sur des modes de vie similaires, bref, sur une identité de culture et de civilisation. Tel qu'il se manifestait du vivant de Laveleye, le Mouvement flamand ne constituait donc pas, d'après les critères énoncés ci-dessus, un mouvement nationaliste à part entière. Dans les articles consacrés à cette question et publiés dans la Revue de Belgique, il mettait à nu la faiblesse incontestable du mouvement, réduit à un simple ‘dilettantisme de lettres’ sans le moindre impact politique, subissant le joug d'une bourgeoisie flamande qui, à cette époque-là, ne cherchait qu'à consolider son intégration culturelle au sein de l'État belge.
Comme tant d'autres adversaires du catholicisme, il imputait le sous-développement du nationalisme flamand au conservatisme de l'Église catholique. Lucide quant à l'avenir du Mouvement flamand, il prédisait à juste titre que celui-ci, grâce au suffrage universel, élargirait considérablement son audience politique et ne manquerait pas de se transformer en force politique avec laquelle on serait bien obligé de compter. Toutefois, estimant que les classes moyennes néerlandophones, de plus en plus émancipées, finiraient par échapper à l'emprise de la bourgeoisie francophone, il craignait que le mouvement ne fût ‘récupéré’ par l'Église. Désireux de barrer la route à une Flandre cléricale, il militait en faveur de la diffusion massive du néerlandais en Flandre, élément essentiel à ses yeux dans la lutte d'émancipation sociale menée par le peuple flamand. N'y jouant à aucun moment un rôle actif, de Laveleye ne manquait pas pour autant de défendre le Mouvement flamand à l'étranger, et ce à l'instar d'autres libéraux pro-flamands, tels que J.F.J. Heremans (1825-1884) et J. Vuylsteke (1836-1903), auxquels ses propres analyses l'avaient amené à s'associer.
Ce que de Laveleye signifia pour le flamingantisme illustre en définitive le rôle qu'il joua dans la société du xixe siècle. N'ayant rien d'un politicien, il s'imposa surtout comme penseur original et essayiste clairvoyant. La solide réputation internationale qu'il s'acquit en tant que publiciste conféra aux mouvements idéologiques, philosophiques et politiques avec lesquels il sympathisa, une grande autorité morale. Grâce à l'engagement social et à la référence constante à l'actualité, caractéristiques majeures de son oeuvre abondante, ce Flamand de Belgique a été beaucoup plus qu'un savant du xixe siècle, quels qu'aient été par ailleurs son succès et son renom sur le plan international.
ELS WITTE
Professeur d'histoire à la ‘Vrije Universiteit Brussel’.
Adresse: Scailquinstraat 37/12, B-1030 Brussel.
Traduit du néerlandais par Urbain Dewaele.
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Bibliographie:
Pour une bibliographie abondante concernant É. de Laveleye, nous renvoyons le lecteur à l'article substantiel de M. Dumoulin et C. Coppens dans le Nationaal Biografisch Woordenboek (Dictionnaire biographique national), Bruxelles, 1981, tome 9, colonnes 451-463. |
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