La voilà qui marche. Regardez-la donc. Elle arrive à grands pas. Meine liebe Mutter. Bien plus que je ne voudrais en convenir, c'est elle qui m'a nourri et barbouillé de ses excentricités, sa démesure, ses débordements, son déluge de paroles.
Je m'étonne. Elle ne s'arrête pas. Elle marche à grands pas sans se retourner, sans un mot pour mon voisin retraité, occupé à tailler la haie de troènes devant sa maison et pourtant, lui aussi, un fameux bavard, toujours prêt à faire un brin de causette le moment venu. Pire, elle est passée devant la veuve du boucher qui, en trottinant, se dirigeait de son côté, mais déjà la dépasse sur le trottoir sans qu'elle essaie de tailler une bavette avec elle. Comme elle est taciturne, ce n'était pas dans ses habitudes, non. Pourtant je reste fasciné, ne fût-ce que par d'autres détails qui marquent de plus en plus la différence. Mais, bien sûr, aussi par les ressemblances qui font que cette femme, quelques instants, je la tins pour ma mère.
La voilà qui passe, portant un sac de plastique bourré de provisions. Elle peine un peu. Sa démarche aussi est celle de ma mère. Comme toute une génération de femmes de la campagne, elle a grandi les pieds dans des sabots et, comme les autres, elle ne s'est jamais vraiment habituée aux chaussures de cuir bien serrées autour de ses pieds calleux.
Je ne la connais pas, non. Elle, si, car elle me fait poliment ‘bonjour’ quand elle s'avise de ma présence. Mais j'arrive trop tard avec mon signe de la main, un peu hésitant, un peu surpris. Trop tard, eh oui! Elle m'a déjà tourné le dos. Vue de derrière je m'aperçois à quel point elle est à nouveau celle que j'avais cru qu'elle était.
Il ne me reste rien d'autre à faire que de regarder de derrière ma fenêtre, sans parler ni respirer et de la voir disparaître en boitillant de mon champ visuel.