estomacs qui devaient absorber toute cette mangeaille. A Leyde par exemple, un de ces dîners politiques atteignit la bagatelle de 67 services. L'ambassadeur de France, le marquis de Vérac, notait: ‘Ils (les Hollandais) n'aiment guères (sic) le travail (...) mais en revanche ils aiment les longs dîners et à bien boire’. Le représentant américain auprès de la République quitta un jour l'hôtel de ville de Schiedam ‘passablement éméché par le nectar local’.
Cela n'empêchait pas les festins des patriotes d'être des modèles d'intelligente liesse, des rencontres chargées de symbolique destinées à donner des vues sur l'art de gouverner, une fois l'Ancien Régime révolu.
La lutte contre ce régime était symbolisée par des personnages comme Johan van Oldenbarnevelt et Hugo de Groot, l'un décapité, l'autre chassé de sa patrie par des princes d'Orange conservateurs. S'y ajoutaient des personnages comme Guillaume Tell, des pionniers des révolutions américaine et française. Si ces derniers n'étaient pas ‘servis’ en carton, en sucre ou autrement, ils ne manquaient pas d'être portraiturés sur le service. Il existait ainsi des assiettes de porcelaine représentant le meurtre sanglant - inspiré par le Prince d'Orange en 1672 - des frères De Witt, lynchés par la populace orangiste.
A côté de cela, on organisait des cortèges en guise de divertissement, mais surtout pour l'instruction du peuple. Des artistes peignaient des transparents (chassinets) où la lutte pour la liberté contre l'Espagne était symboliquement détournée en lutte contre la tyrannie des Orange. Eclairés par l'arrière, ils se dressaient sur les places des grandes villes. Des vaisseaux de mer entiers glissaient sur roues; venaient en outre des vieillards-à-bâton, entourés d'orphelins mobilisés pour la circonstance; des vierges (‘ayant fait ou non leurs preuves’) en robes blanches, etc., des copies de ce qui à Paris, gravitait autour de la révolution, emplissant places et rues pour l'édification des foules. L'ensemble était marqué de ‘liturgie civique’. Le seul fait qu'on utilisât pour la symbolique autels, cierges, encens, suffisait à faire se cabrer les pasteurs calvinistes (favorables au Prince d'Orange). Le clou était une représentation du Stadhouder Guillaume V et de son épouse (prussienne) chassés du paradis terrestre hollandais après avoir mangé des fruits de l'Oranger.
Le parti orangiste ne resta pas inactif et se mit également à organiser des fêtes populaires où le loulou gambadait en jappant; le loulou qui aboie mais ne mord pas était aux yeux des Orangistes le symbole des patriotes.
Les patriotes ont essayé d'inscrire dans une constitution démocratique la tenue obligatoire de fêtes populaires didactiques, ainsi le 18 janvier, date de la fuite en Angleterre du Stadhouder Guillaume V. En vain du reste: les rapports de la réunion ad hoc des représentants de la République batave (1795-1806) façon française déclaraient en effet que ‘les fêtes menaient au dévergondage et à la perte de la véritable piété’ et ‘que l'instabilité du climat ne s'y prêtait pas’. On décida par contre l'institution d'une journée nationale de la prière, de la pénitence et de la gratitude, qui en fin de compte correspondait mieux à une communauté populaire marquée par Calvin.
Si ces fêtes hollandaises étaient inspirées par leurs homologues révolutionnaires françaises, les choses changèrent du tout au tout lorsque Napoléon annexa la République batave à la France. Bel exemple d'efficacité et de parcimonie hollandaises, les panneaux de bois qui avaient servi avant 1810 à représenter la liberté furent réutilisés cette fois pour souhaiter la bienvenue à l'empereur. En 1813, l'occupant français fut chassé. Le Prince d'Orange rentra d'exil. Le peuple ‘se vit offrir un jour de liesse aux frais de la collectivité’, ce qui permit de rentabiliser une fois encore la décoration.
Ce fut la dernière fête d'une unique série dédiée à des idées amenées par le vent de France. Dans l'étale plaine hollandaise, le vent peut venir de bien des directions...
Kees Middelhoff
(Tr. J. Fermaut)
Feesten voor het vaderland (avec un copieux résumé en français), Waanders, Zwolle, 1989, 215 p.