Jan Decleir comme Gilles de Rais.
En effet
Gilles! est avant tout un texte passionnant. Claus s'est inspiré du personnage légendaire de Gilles de Rais, qui, pendant la guerre de cent ans, combattit les Anglais aux côtés de Jeanne d'Arc, et contribua ainsi à assurer le trône au roi de France Charles VII.
Au cours d'une acclamie, Gilles se retira dans son château de Tiffauges où il investit son énergie inemployée dans sa passion pour l'alchimie et dans les horribles sévices sexuels et décapitations infligés à quelque deux cents garçonnets. Au terme d'un procès ecclésiastique, ce ‘maréchal de France’ de 30 ans fut pendu en 1440.
A partir des minutes authentiques de ce procès historique, Claus campe son propre Gilles. Sur scène, Gilles/Decleir fait face deux heures et demie durant à ses juges/spectateurs. Les paroles qu'il prononce sont autant de réponses aux questions imaginaires du tribunal. Des commentaires et déclarations de Gilles, mêlés à la ‘voix de ses pensées’, naît un texte puissant qui cisèle au burin une tranche d'existence humaine bien supérieure à l'anecdote historique et aux clichés littéraires du genre Barbe-Bleue.
Avec une solide dose d'arrogance, Gilles commence par rejeter toutes les accusations. Drapé dans un somptueux costume, avec un visage impressionnant de travesti voilé de longs cheveux teints, il lui arrive de prendre des poses maniéristes et efféminées. Il pousse même le défi jusqu'à attaquer la véritable corruption dans l'Eglise et l'Etat, dont les représentants siègent devant lui, et contre la véritable exploitation des enfants dans la société.
Mais quand tombe le mot ‘excommunication’, il ploie sous l'angoisse. L'idée d'être exclu de l'éternité lui est insupportable. Derrière la phobie du noble médiéval pour la peine la plus lourde qu'on pût imaginer à l'époque, se cache un peu de l'insoluble tension entre la temporalité et l'aspiration à l'éternité, entre la vie et la survie.
Dans la dernière partie, son épouvante se mue en nostalgie. Gilles porte maintenant une haire, il a perdu ses longs cheveux. Cette ‘purification’ à laquelle Claus nous amène insensiblement depuis le début de la représentation, la grande sénérité des chants latins du jeune ténorino flamand Steve Dugardin, qui passe de temps en temps en bure de moine, nous la rend audible.
Et pourtant la représentation ne s'achève pas sans conditions dans l'humble confession du criminel. Juste avant qu'il ne s'enfonce dans la mort, la lutte entre le bien et le mal que Claus projette dans son personnage connaît une surprenante issue. Dans l'univers de Gilles, le Mal finit par l'emporter sur le Bien.
Au cours de toute la représentation, la double présence qui hante Gilles et qu'il invoque successivement confère à ce duel un relief particulier: d'une part sainte Jeanne d'Arc, qu'il appelle sa ‘petite soeur’ et ‘son petit gamin déguisé’, et le diable Barron, son ‘amant noir’, le ‘doux démon’. Au moment où il trahit Barron, ce dernier se manifeste sauvagement dans son corps. Et dans la bouche de Gilles, c'est alors tout l'édifice céleste (médiéval) qui s'écroule: la crainte révérentielle de Dieu s'évanouit dans la certitude de son absence.
Cette certitude met un terme à la dualité dramatique entre le moi et dieu qui déchire Gilles. La mort de Jeanne lui a laissé un sentiment de culpabilité, parce qu'il ne l'a pas sauvée, et des rancoeurs vis-à-vis de Dieu qui l'a permise. Dans cette optique, ses meurtres rituels d'enfants expriment aussi bien la torture de soi que le blasphème. Où se trouve en fin de compte l'origine des plaisirs criminels?
Gilles est écartelé entre le Dieu inaccessible pour lequel il a combattu et poursuivi la gloire sa vie durant, et l'Homme lui-même, mesure de toutes choses. S'exprimant dans les catégories mentales médiévales, Gilles révèle en fait un puissant individualisme païen. Il est une éternelle figure de transition, peut-être bien le despote éclairé et l'‘auto-illusionniste’ qui se cache en tout homme.
Gilles! est une représentation qui ne vise pas d'abord à réincarner un personnage de chair et de sang. L'acteur donne plutôt corps à un certain nombre de forces contradictoires qui déchirent l'homme, forces qu'il débusque et auxquelles il confère, par la magie des images poétiques, une présence mythique. Aussi le texte que nous abandonne l'acteur me paraîtil finalement plus important que le personnage.
Fred Six
(Tr. J. Fermaut)