Haasse lui a naguère consacré. Pour pouvoir traduire les troubadours occitans de la période 1100-1300, Ernst van Altena s'est même mis à l'occitan; il vient d'épater le public néerlandais en lui offrant une monumentale anthologie bilingue de poètes réputés intraduisibles pour leur virtuosité acrobatique. Pour l'instant Van Altena se consacre au Roman de la Rose; l'oeuvre bicéphale de Guillaume de Lorris (première partie) et de Jean de Meung (seconde) ne tardera pas à révéler en néerlandais les secrets de la rose.
C'est tout ceci - mais surtout les traductions d'oeuvres poétiques - qui fit l'objet de l'entretien que j'ai eu avec le Hollandais Ernst van Altena en la bonne ville flamande de Malines.
Comme je m'étonnais de sa prédilection pour la poésie acrobatique, Van Altena concéda qu'il aimait relever les défis et que, versificateur surdoué, rompu à tous les jeux des Muses, la difficulté l'émoustillait: aussi avait-il publié dès 1963 ses premières traductions de Villon. Mais proposer Villon sans Charles d'Orléans, c'était négliger un panneau du diptyque.
Encore faut-il admettre la possibilité de traduire la poésie. Van Altena estime pour sa part que la poésie s'évanouit dès lors que l'on abandonne la forme. Ce qui l'irrite au plus haut point dans les anthologies françaises du lyrisme des troubadours occitans, c'est qu'il ne s'agit souvent que d'espèces de résumés en prose, au mieux rythmée. Aussi ses traductions n'ont-elles pas d'équivalent français. Il faut dire, comme le souligne l'introduction, que le néerlandais excelle à rendre les sonorités beaucoup plus dures que l'occitan partage avec le catalan.
Certes, m'accorde-t-il, les fréquentes désinences du néerlandais réduisent d'autant le nombre des rimes disponibles, mais ma foi il ne s'en est pas si mal tiré! C'est un problème technique commun à tous les traducteurs de poèmes en langues romanes et que l'ampleur du vocabulaire personnel réduit d'autant.
Ernst van Altena (o1933).
Confronté parfois au dilemme d'avoir à choisir entre la forme et le fond, s'agissant des troubadours, il a chaque fois tranché en faveur de la forme, encore que, fort curieusement, il ne se soit guère trouvé acculé à choisir: qu'on prenne par exemple les rondeaux de Charles d'Orléans, l'édition bilingue permettra à chacun de constater qu'en dépit de sa littéralité quasi totale, la traduction n'a posé aucun problème de forme.
Mais la traduction parfaite n'est-elle pas une heureuse exception dans l'océan de l'intraduisible? Van Altena estime pour sa part que tout est traduisible mais pas par lui. L'auteur étranger doit avoir le bonheur de tomber sur un traducteur qui soit parfaitement sur la même longueur d'onde. Chez les troubadours, certains l'ont davantage touché que d'autres. Arnaud Daniel - que Dante considérait pourtant comme le plus grand des troubadours - n'a représenté pour lui qu'une pure prouesse technique.
Il reconnaît volontiers que les chantres du ‘fins amors’ l'attirent moins et que s'il considère bien Bernart de Ventadorn comme un des grands du lyrisme, il ne lui est pas si facile de faire table rase d'un passé qui le porte davantage vers la satire que vers le lyrisme proprement dit.
Par contre, il nie accorder trop d'importance chez les troubadours à la grasse sensualité voire à la pornographie, ce qui m'amène à évoquer René Nelli, spécialiste des troubadours occitans, qui affirme qu'avec les troubadours et la culture cathare c'est aussi la dernière tradition spiritualiste qui a disparu.
A son avis, des gens comme René Nelli, de l'Université de Toulouse, sont en réaction contre un centralisme français directement responsable de la croisade des Albigeois. Tout comme chez les Provençaux - songez à Mistral et au Félibrige - on note une tendance à l'idéalisation excessive de sa culture propre. Il ne peut suivre Nelli sur ce terrain. A la lecture des textes, il a constaté l'existence de plusieurs tendances. Et tout comme il a traduit le poème le plus décadent, truffé de mots étrangement démarqués (Vèrs estranh), il a également transposé en néerlandais le plus pornographique, celui de Montan.
Si cette anthologie du lyrisme des troubadours occitans constitue bien pour lui le couronnement provisoire de sa carrière de traducteur, il entend qu'on la replace dans le cadre d'une évolution qui commence aux troubadours pour s'achever avec Villon. Avec la traduction du Roman de la Rose, il aura fourni ce qu'il considère comme sa dernière contribution au désenclavement du Moyen Age. Il admet toutefois que, du point de vue de la prouesse technique, cette anthologie constitue l'apogée d'une carrière de traducteur de poésie qu'il entend poursuivre par une anthologie de l'oeuvre de Ronsard.
Stefaan van den Bremt
(Tr. J. Fermaut)