Septentrion. Jaargang 17
(1988)– [tijdschrift] Septentrion[p. 49] | |
Armando et son objectivation personnelle de la terrible réalité![]()
Armando (o1929).
Après la seconde guerre mondiale, l'évolution de l'art moderne aux Pays-Bas et en Belgique débuta avec Cobra pour se poursuivre avec l'art informel, le pop'art, le mouvement conceptuel et, plus récemment, le courant néoexpressif qui appela un contre-mouvement vers le néo-structuralisme. Ces tendances se caractérisaient de la manière suivante: Cobra rejetait toute abstraction et s'inspirait de l'art populaire et de dessins d'enfants; les ‘informels’ se basaient sur l'expression du matériel et de la matière; le pop'art empruntait ses images et ses techniques à la société de consommation qu'il persiflait; les artistes conceptuels plaçaient l'idée au-dessus de l'oeuvre artistique et les nouveaux expressionnistes désiraient s'exprimer dans des images de peinture. Un tel schéma passe sous silence d'autres éléments présents certes, mais moins prépondérants. Ainsi certains peintres de Cobra travaillaient de façon abstraite et partaient de la matière. Pourtant Cobra reste essentiellement une approche subjective se distinguant de la vision plutôt objective de la tendance informelle, laquelle est considérée comme une réaction contre Cobra. De nouveau, il faut relativiser cette réaction: de nombreux artistes, aussi bien chez Cobra que dans le Groupe Informel, réagissaient à la guerre. Il est certes communément admis qu'Armando est l'artiste le plus important qui soit né du mouvement informel mais il serait faux de prétendre qu'il a continué à travailler dans un sens objectif et en accord avec les principes des informels. Peut-être est-ce précisément cette évolution qui a fait d'Armando un artiste important. Armando est né en 1929 à Amsterdam sous le nom de Henk Dirk Dodeweerd. Enfant, il jouait dans les bois autour du camp Amersfoort, un ‘Polizeiliches Durchgangslager’ où juifs et prisonniers politiques étaient rassemblés. En 1942, des dizaines de Russes y furent tués. Un groupe de 72 résistants y furent exécutés. Chaque jour, les prisonniers harassés étaient torturés. Après la Libération, une école de police y installa ses quartiers de sorte que les détonations retentirent encore longtemps aux environs. Le souvenir de ces événements terrifiants auxquels les enfants qui jouaient de l'autre côté des barbelés étaient presque quotidiennement confrontés, ne quitta jamais Armando. Tout son art ultérieur exprimera une colère contenue et essaiera sans relâche d'expliquer le passé. Armando se mit au dessin peu après 1950 et commença en 1954 sa carrière d'écrivain. Au début, il dessinait au crayon, à l'eau ou à la craie de couleur des paysages plutôt abstraits où l'on distingue parfois, en traits fins et cour- | |
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bés, un animal ou la lisière d'un bois. Nous y retrouvons l'influence de l'artiste de Cobra, Constant, dont l'oeuvre marquée par la guerre impressionna fortement Armando. En 1954 paraissent les premières ‘peintures criminelles’ peintes en noir et en rouge, mélangées de sable pour former d'épaisses croûtes. Cette peinture-matière continuait ce que Tapiès et Fautrier entre autres avaient réalisé. Un an plus tard, ces toiles vives sont suivies des ‘paysages criminels’: peintures monochromes en noir et en rouge. Deux ans s'écoulent et le titre de la série se transforme en ‘espaces criminels’ où le noir supplante en grande partie le rouge. En 1958, Armando participe à la fondation du Groupe Informel qui attire aussi bien les peintres belges que néerlandais. Un an plus tard, il utilise des clous enfoncés dans la toile et en 1960, Armando élargit son art en introduisant des objets isolés tels que des bidons d'huile, des boulons, du fil barbelé et des pneus. Dans les poèmes qu'il commença à publier dès 1954, Armando prit ouvertement ses distances vis-à-vis de tout sentiment qui aurait pu niveler la réalité. Il s'érigea en journalistetémoin qui objective, inventorie et intensifie la réalité par des répétitions, des phrases courtes et incomplètes. Sa méthode de travail est la suivante: ‘isoler et annexer. Donc authenticité. Non de l'auteur mais de l'information.’ Ses poèmes qui, dans les années 50, regorgent encore de haine, prennent par la suite l'allure de notations plus objectives.
Un bon exemple nous en est fourni dans les extraits suivants du cycle September in de trein (Septembre dans le train) de 1962:
- oh, il est interdit de fumer ici. - interdit de fumer? oui, interdit de fumer. - eh oui, c'est comme ça. ![]()
Armando, ‘Neuf boulons sur du blanc’, 124 × 81 cm, 1961, Musée de la Ville, Amsterdam.
- autrement il y a encore suffisamment de place ailleurs. - oui, mais je suis assis maintenant. - c'est vrai. - quand je suis assis, je suis assis. celui-là? il se trouve en tragique posture. il s'est ouvert le robinet à gaz. - ce qu'il fait calme, hein. - oui. - on remarque que les vacances sont finies. - oui, c'est terminé, personne n'est plus en vacances. | |
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- quelques-uns encore par-ci, par-là. - il y en a encore quelques-uns en vacances, mais la plupart ont fini. - oui, pour la plupart, c'est terminé. - ce que ce wagon peut balancer, hein. - m... oui. - on remarque que c'est le dernier. - oui. - oui, il n'y a plus rien derrière? hein. En rapportant ces conversations, Armando veut montrer que des phrases anodines peuvent cacher un sens lourd de menaces. L'emploi du langage courant charge les phrases d'une tension extrême. Une caractéristique frappante de l'oeuvre d'Armando est qu'elle semble toujours renvoyer à l'autre, à l'environnement. ‘Lisière coupable, oui, tout cela est bien joli mais quand on voit comment un tel bois s'est autrefois laissé envahir en partie pour permettre la construction de prétendues “baraques”, oui, alors on est pris d'un sentiment de pitié. Mais le reste du bois demeure coupable. Il a tout vu et tout permis, sans dire un mot. Et il est encore là: impassible comme toujours. Je les ai toujours vus peiner et trimer. Ils avaient de gros pouces et ne réfléchissaient sans doute pas. Pourquoi l'auraient-ils fait. Que l'ennemi se cache là. On ne peut plus y échapper. A mon regret, je dois constater qu'il n'y est plus. “Il n'y est plus.” Il n'est plus qu'en moi; en moi-même. Voilà ce que je voulais dire.(1)’ Armando prend note en témoin. Toute expression de sentiment est bannie ainsi que tout commentaire personnel. En 1967, Armando se remet au dessin qui, désormais tout à fait abstrait, se compose de traits fins au crayon animés de mouvements circulaires. ![]()
Armando, ‘Paysage avec des maisons’, dessin, 1953, Musée de la Ville, Amsterdam.
En 1972, il retourne à la peinture. Son art est devenu plus sobre et se combine parfois à des photos de ‘paysages coupables’. Sept ans plus tard, Armando s'installe à Berlin-Ouest où il peint avec une grande régularité des thèmes en séries: Feindbeobachtung (Observation de l'ennemi), Fahnen (Drapeaux) et Waldrand (Lisière du bois). Il publie dans un journal ses reportages relatant des rencontres dans le pays de l'ennemi. En 1984, Armando représente les Pays-Bas à la 41e Biennale de Venise. Ses peintures récentes témoignent d'une grande sobriété dans la thématique: des traînées et des taches noires et sinistres trahissent les ruines laissées par l'incendie et des drapeaux noirs évoquent l'image de la destruction. La scène présente peu de couleurs et de détails. La peinture est appliquée en couches épaisses et l'on n'échappe pas à l'impression que la matière elle-même fournit la preuve de ce qui s'est passé. Dans cette réaction à la guerre, l'oeuvre d'Armando est comparable à celle de Kiefer: | |
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c'est une manifestation tout aussi déchirante du passé déchirant que la matière actuelle nous rappelle. Armando se limite plus dans ses moyens et formats; son canon est d'un autre calibre. Non sans intérêt est la réaction que l'art figuratif et la poésie d'Armando ont suscitée. Au début, sa méthode a été jugée de la même manière que la situation dont provenaient les pratiques criminelles de la SS (bataillon allemand de sécurité) et des occupants allemands. La critique qualifia ses peintures de dangereuses et de criminelles et parla d'un ‘art dénaturé auquel il fallait régler son compte une fois pour toutes.’ En 1967, Armando sortit un livre sur les SS (soldats hollandais du bataillon allemand de sécurité) et divers critiques estimèrent qu'il n'aurait jamais dû être publié. Ils lui reprochèrent d'avoir provoqué des ressentiments semblables à ceux dont la SS était née. Un artiste qui, en 1956, au moment du soulèvement hongrois contre les occupants russes, exhibait une peinture monochrome d'un rouge![]()
Armando, ‘Drapeaux’, huile sur toile, 240 × 175 cm, 1981, Musée de la Ville, Amsterdam.
provocant, qui taxait ses propres productions de criminelles et qui, en 1958, publiait un poème d'un vers ‘gelukkig nog duizenden slachtoffers’ (‘heureusement encore quelques milliers de victimes’) pouvait difficilement compter sur de la sympathie. Voici quelques années maintenant qu'Armando est reconnu par un public plus large, depuis que l'on a compris qu'il est un artiste honnête et authentique cherchant la vérité derrière la réalité au moyen d'un inventaire aussi réaliste que possible. Son art exprime la colère mais aussi une réconciliation ou catharsis avec l'enchevêtrement de nuances qu'offre la réalité. La réalité d'Armando ne reconnaît pas de cohérence, tout au plus une considération temporaire comme un armistice. Il oblige le passé à s'immobiliser. Pour Armando, le temps doit passer d'une façon ordonnée et non arbitraire. Il hait l'arbitraire et ne recherche certainement pas à éveiller des émotions par son art. ![]()
Armando, ‘Composition’, dessin, 1969, Musée de la Ville, Amsterdam.
Armando doit à son universalité de jouir d'une plus grande notoriété. En plus de ses activités de peintre, de poète, de prosateur et de journaliste, il est également acteur. En 1971, il entama une série télévisée ambiguë Herenleed (Souffrance de seigneurs) dont le titre renvoie aux Messieurs jouant les dialogues dans un costume noir et au mot ‘armée’ en vieux néerlandais. | |
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Armando, ‘Paysage coupable’, deux panneaux de 100,4 × 75,2 cm et deux de 63,7 × 104,1 cm, 1976, Musée de la Ville, Amsterdam.
‘Et alors ils s'assirent ici dans la salle de séjour chaussés de leurs bottes et leur pantalon était enfoncé dans leurs bottes de la même façon et avec les mêmes plis que le tien maintenant, je les vois encore assis, car ils étaient toujours assis ici dans la salle de séjour.’ ‘A mon avis, ils n'étaient jamais assis ici dans la salle de séjour, jamais aucun d'entre eux ne s'est assis ici. Jamais.’ ‘Oui les arbres sont encore là, vraiment. Mais ce bruit, d'où vient ce bruit. Il n'existait pas à l'époque.’ ‘Je l'appelle “paysage coupable”. Je peux aussi dire: “paysage hostile”. Bonnes résolutions. Grâce à moi, le paysage va rentrer dans sa coquille, soyez-en sûrs. Plein de vigilance, je me lance à l'attaque. Nous allons nous saisir du paysage. Nous allons régner.’ Armando est apparu comme un phénomène universel qui, par des coups brefs, incomplets et très accentués, redonne vie au vieux thème du criminel-victime, du meurtrier-prêtre. Il place sans cesse la réalité sous le signe de l'histoire à qui il demande des comptes. Dans cette préoccupation continuelle, Armando est conséquent et limité. L'évolution de sa technique nous montre qu'il est resté fidèle à l'enregistrement objectif et à l'expression indépendante de la matière mais qu'il ne s'est pas limité à la stricte formule de l'Art Informel. Armando y ajoute un point de vue personnel et, en faveur de son talent, défend le fait que, dans son évolution progressive vers une plus grande simplicité, il soit toujours resté lui-même dans sa tentative incessante de se réconcilier avec le passé en tant que réalité. Cette attitude conséquente lui permet d'échapper à un courant ou à un mouvement et d'affirmer un caractère propre comme il convient à un artiste d'envergure.
ERIK SLAGTER Critique d'art. Adresse: Eemwijkstraat 1, NL-2271 RC Voorburg.
Traduit du néerlandais par Chantal Gerniers. |