Septentrion. Jaargang 16

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Newton aux Pays-Bas

Isaac Newton (1642-1727) par L. Delvaux, musée royal d'Art et d'Histoire, Bruxelles.

Un livre ne devient livre à part entiere qu'au moment où il a des lecteurs. C'est le cas non seulement d'oeuvres littéraires, mais aussi d'ouvrages concernant les sciences de la nature tels que l'oeuvre capitale du physicien anglais Isaac Newton intitulée Philosophiae naturalis principia mathematica (Principes mathématiques de philosophie naturelle), dite plus brièvement Principia, que l'on commémora partout cette année-ci. L'étude de la diffusion et de l'accueil des idées contenues dans cet ouvrage constitue dès lors un élément important de l'histoire de la science. Dans ce cas précis, elle est d'autant plus intéressante que les différents pays du continent européen lui ont réservé un accueil particulièrement divers.

Newton, par exemple, ne mit jamais les pieds aux Pays-Bas, mais ses idées n'ont suscité autant d'enthousiasme chaleureux nulle part ailleurs que dans la République des Sept Provinces-Unies. Bien sûr, ici comme en France ou en Allemagne, initialement, des savants éminents se montraient quelque peu hésitants devant les conceptions novatrices de Newton, mais dans la République, on franchit le pas plus vite qu'ailleurs. Alors que l'optique de Newton ne commença à pénétrer en France qu'après 1720 et que la mécanique fut acceptée dans des milieux plus larges vers 1740 seulement, le newtonianisme figurait déjà au programme d'études des universités de la République. On se demande évidemment la raison de cet état de choses. Y était-on plus intelligent qu'ailleurs? Y avait-il certains intérêts en jeu? Ou Newton se ralliait-il à des traditions existantes? Que voyait-on dans ses théories?

Lorsque Newton publia ses Principia en 1687, Christian Huygens était encore le roi non couronné des sciences de la nature européennes. Son jugement, par conséquent, était capital, et, hélas, il n'était pas vraiment favorable. Ce n'est pas le génie mathématique de Newton qui était mis en cause, mais Huygens trouvait insensée la nouvelle notion de gravitation. Pareille notion était inadmissible aussi longtemps que la construction d'un modèle mécanique n'avait pas démontré de quelle manière deux corps peuvent s'attirer mutuellement. Huygens était trop cartésien pour admettre une idée pareille. Aussi écrivait-il au savant allemand Leibniz en 1690: ‘Pour ce qui est de la cause du Reflus que donne Mr. Newton, je ne m'en contente nullement, ni de toutes ses autres Théories qu'il bastit sur son Principe d'attraction, qui me paroit absurde.’ Vingt ans auparavant, il avait déjà invoqué les mêmes

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Page de titre des ‘Principia’ d'Isaac Newton en 1687.

objections contre d'autres idées nouvelles de Newton: sa théorie des couleurs et la conception selon laquelle la lumière se compose de particules de matière. Huygens s'en tenait provisoirement à l'idée que la lumière consistait en une transmission d'une perturbation d'équilibre dans un milieu élastique, l'éther. Ce fut cette théorie, essentiellement cartésienne, qu'il développa dans son Traité de la lumière, publié en 1690, qu'accompagnait un autre traité également anti-newtonien: De la cause de la pesanteur. Des chercheurs en dehors de la République partageaient l'attitude de refus de Huygens, et la philosophie naturelle de Descartes prédomina sur le continent européen pendant une bonne partie du xviii^e siècle encore. Les premières lézardes dans l'édifice cartésien ne commencèrent à se manifester que lorsqu' éclata au grand jour, après 1710, un débat de priorité, latent depuis tout un temps déjà, entre Newton

Christian Huygens (1629-1695).

et Leibniz, sur la découverte du calcul différentiel et du calcul intégral. Newton accusa Leibniz de plagiat - à tort, du reste - et Leibniz maintint qu'il avait découvert la nouvelle méthode mathématique indépendamment de Newton. Le conflit s'étendit également à la philosophie newtonienne de la nature; les partisans de Leibniz escomptaient que leurs attaques contre les théories de Newton, jugées absurdes, le discréditeraient aussi comme mathématicien. L'une des rares revues sur le continent européen à donner aux newtoniens la possibilité d'exposer leurs points de vue était le Journal littéraire, publié à La Haye. Que ce soit précisément cette revue-là qui observât le principe du débat contradictoire n'est pas tout à fait inexplicable. L'un des rédacteurs, le juriste Willem Jacob 's-Gravesande, s'intéressait particulièrement aux sciences naturelles et aux mathématiques, et parmi les autres rédacteurs figuraient quelques huguenots français qui oeuvraient en faveur de

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Illustration du discours académique de Herman Boerhaave en 1715.

Herman Boerhaave (1668-1738), gravure par J. Houbraken selon la gravure par J. Wandelaer en 1725.

l'alliance politique entre la République et l'Angleterre contre la France et qui, dans ce contexte, se montraient également disposés à soutenir la philosophie d'un Newton déjà très influent en Angleterre.

Au moment où le conflit avec Leibniz atteignait son apogée, Newton publia une seconde édition des Principia, comprenant notamment un nouvel épilogue, intitulé Scholium generale, sur sa méthode en sciences naturelles. Il prônait que dans les sciences de la nature, il convient d'établir une distinction rigoureuse entre une bonne ‘description’ mathématique d'un phénomène et une ‘explication’ sur le plan de la philosophie naturelle de celle-ci. En introduisant la notion de gravitation, il avait uniquement avancé un terme descriptif, sans rien dire sur l'explication. Toute critique visant cet aspect était dès lors déplacée.

Contrairement à ce qui avait été le cas de la première édition de 1687, la seconde de 1713 devint immédiatement un succès de librairie. L'université de Leyde, à l'époque l'une des universités les plus fréquentées d'Europe, était l'une des institutions à avoir reçu un spécimen de la seconde édition. L'ouvrage doit être tombé entre les mains du médecin Herman Boerhaave, qui était recteur magnifique en 1714 et 1715. Lorsque ce dernier dut prononcer son discours d'adieu, en 1715, le sujet était tout indiqué. Dans son allocution intitulée Sur l'obtention de la certitude, Boerhaave tint un plaidoyer éloquent en faveur de la contemplation de la nature à la Newton. Déjà auparavant, Boerhaave était quelqu'un qui voulait en principe se fonder sur des expériences, mais dans ce discours, il exprima pour la première fois la croyance que même de cette manière-là, la structure finale du monde demeurerait cachée pour l'observateur. N'en déplaise à Descartes, le savant n'est pas à même de fournir une explication totale des phénomènes du monde. C'était surtout sur ce point que le Scholium generale de Newton avait inspiré Boerhaave.

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Willem Jacob 's-Gravesande (1688-1742).

Boerhaave reçut rapidement des marques d'approbation de la part des milieux savants de Leyde. En 1717, 's-Gravesande fut nommé professeur de mathématiques et d'astronomie, probablement sur la recommandation de Newton lui-même. 's-Gravesande s'était rendu en Angleterre en 1715 en tant que secrétaire de légation lors de l'accession au trône de George I^er. Il avait profité de ce séjour pour faire la connaissance de Newton et d'autres membres de la Royal Society. Quand, peu après son retour dans la République, un poste de professeur devint vacant, Newton plaida sa cause. En tant que professeur à Leyde, 's-Gravesande y deviendrait un défenseur des idées de Newton plus important encore que Boerhaave.

L'influence de 's-Gravesande peut difficilement être surestimée. En fait, seuls des mathématiciens confirmés étaient en mesure de lire les Principia de Newton. L'ouvrage était trop difficile pour expliquer les idées de Newton à des étudiants et à d'autres amateurs: il supposait des connaissances préalables approfondies chez le lecteur. Pour cette raison, 's-Gravesande s'appliquait à adapter les Principia de manière à ce qu'un public plus vaste, bien que toujours savant, puisse en prendre connaissance. Il ne se bornait pas à simplement paraphraser l'ouvrage. Il systématisait là où c'était nécessaire et rendait la matière plus concrète, lors de ses exposés, en partant de démonstrations, après quoi il apportait les preuves mathématiques.

La méthode se révéla très instructive et populaire, et le manuel Physices elementa mathematica, experimentis confirmata, sive introductio ad philosophiam newtonianam (Principes mathématiques de la physique, confirmés par des expériences. Ou introduction à la philosophie naturelle de Newton) que 's-Gravesande publia en 1720, connut de nombreuses éditions et fut traduit dans de nombreuses langues, y compris en anglais. Sur la base de ses livres et de ses conférences, 's-Gravesande devint, sur le plan européen, une autorité dans le domaine du newtonianisme. Quand, dans les années 1730, Voltaire préparait un livre sur les Principia de Newton - un Newton débarrassé des mathématiques -, il se rendit à Leyde pour s'y asseoir aux pieds de 's-Gravesande.

Cette popularité, 's-Gravesande la dut principalement à ses démonstrations expérimentales, mais il est à noter qu'à cet égard, il peut à peine être qualifié de novateur. En effet, à Leyde, il se situait dans la ligne d'une tradition, remontant à plusieurs décennies déjà, qui consistait à illustrer des cours de philosophie naturelle au moyen de démonstrations expérimentales. Dès 1675, le professeur de philosophie naturelle de Leyde de l'époque, Burchardus de

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Page de titre des ‘Principes mathématiques de la physique, confirmés par des expériences’ de Willem Jacob 's-Gravesande en 1725.

Volder, un cartésien convaincu, avait obtenu des curateurs de l'université l'autorisation d'acquérir des instruments pour donner des cours expérimentaux dans un bâtiment approprié. De Volder utilisait ses appareils pour illustrer les idées de Descartes, mais rien n'empêchait 's-Gravesande d'y avoir recours pour illustrer les idées de Newton. C'est précisément grâce à cet élément concret qu'à l'université de Leyde, on est passé assez rapidement - en tout cas plus vite qu'ailleurs - du cartésianisme au newtonianisme. Le cartésianisme n'y avait pas un impact aussi théorique que c'était le cas en France, et c'était aussi le caractère expérimental que 's-Gravesande soulignait tout particulièrement dans le newtonianisme, et beaucoup moins son côté mathématique.

Il en est de même pour les savants ultérieurs qui se sont posés en propagateurs de la théorie de Newton dans la République. Petrus van Musschenbroeck, issu d'une famille de fabricants d'instruments, soulignait plus encore que 's-Gravesande, dont il fut le collègue et successeur, le caractère empirique du newtonianisme. Il excellait dans la collecte d'importantes quantités de données empiriques concernant notamment le magnétisme, la capillarité et la météorologie. En dehors des milieux universitaires, le newtonianisme fut diffusé par de nombreux maîtres de conférences qui parcouraient le pays pour faire connaître les idées de Newton à partir d'expériences choisies. L'un des premiers maîtres de conférences itinérants était l'Anglais Jean Théophile Desaguliers, fils d'un huguenot français réfugié, disciple et collaborateur de Newton, qui tint à Middelbourg en 1729 et à Rotterdam en 1731 des conférences suscitant un grand intérêt et publiées ultérieurement sous le titre de A course of experimental philosophy (Un cours de philosophie expérimentale).

C'est l'accent mis sur l'aspect concret et sur l'enseignement expérimental qui explique pourquoi on a si rapidement repris les idées de Newton dans la République. Par ailleurs, l'intérêt relatif porté aux mathématiques explique en même temps pourquoi, tout compte fait, sur le plan scientifique, on ne s'en soit pas vraiment servi à l'époque de la République. C'est là un parfait exemple de ce que l'historien Jan Romein a appelé la loi de l'avance freinante.

k. van berkel

Professeur en histoire de la culture.

Adresse: Moerbeiboom 19-B, NL-4101 WG Culemborg.

Traduit du néerlandais par Willy Devos.

Note de la rédaction:

Une version plus élaborée de cet article a paru précédemment dans une livraison consacrée à Newton du supplément ‘Sciences et Enseignement’ du quotidien néerlandais Nieuwe Rotterdamse Courant-Handelsblad.