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Querelle linguistique en Frise?
Le conseil municipal de Tietjerkstradeel (20000 habitants), commune située dans la province de Frise néerlandaise, a pris fin 1986 une décision historique: les noms des nombreux villages inclus dans cette vaste commune seront désormais indiqués exclusivement en langue frisonne. Le village frison naguère encore désigné du nom néerlandais d'Eernewoude s'appellera dorénavant Earnewâld, Molenend, Mounein, Oostermeer, Eastemar, etc.
Aux Pays-Bas, cette décision a soulevé l'opposition qu'on imagine, mais des protestations se sont fait entendre même en Frise. Les premières à regimber furent des institutions nationales comme les P.T.T. et les chemins de fer, etc., qui se verraient forcées d'adapter au nouvel usage, qui les annuaires téléphoniques, qui les guides de chemins de fer ou les panneaux des gares. Vinrent ensuite les industriels, arguant que leurs clients ne trouveraient plus dans les atlas, etc., les sites de fabrications indiqués en frison. Ces objections s'en prenaient donc au coût de la mesure.
Mais l'opinion publique elle aussi s'en est émue, tant en Frise qu'à l'extérieur, parce que le droit d'user de la langue frisonne ne doit pas dégénérer en une querelle linguistique frisonne: à l'époque, on ne s'est pas privé d'établir un parallèle avec tout le charivari autour du maire francophone des néerlandophones Fourons.
Depuis 1954, la langue frisonne peut être utilisée dans l'administration publique de la province de Frise (600000 habitants; ± 4% de la population totale des Pays-Bas). Cette décision des autorités centrales a eu pour conséquences:
- que depuis 1955, les cours ‘peuvent’ également être donnés en langue frisonne;
- que depuis 1972, la Frise est officiellement reconnue bilingue;
- qu'en 1973, le frison est devenu matière obligatoire à l'école primaire.
La pratique en Frise est la suivante: tous les documents des autorités municipales et provinciales, par exemple les procèsverbaux des conseils municipaux et provinciaux, sont rédigés en langue frisonne. Toutefois dans les documents à portée juridique (par exemple les contrats de vente), seul le néerlandais est reconnu comme faisant foi.
En outre, le Conseil d'Etat (national) a stipulé en juin 1985 que le budget provincial de Frise devait également être disponible en version néerlandaise. (En 1982, l'Administration Provinciale avait refusé de fournir une traduction néerlandaise des paragraphes frisons, d'une note d'orientation et de propositions de subvention annexées au budget de la province de Frise.)
Tous les habitants de la Frise ne se réjouissent pas des évolutions évoquées ci-dessus. Il se trouve que la Frise est une province qui compte beaucoup d'allochtones. (Peut-être est-il intéressant de rappeler ici que le patronyme le plus fréquent aux Pays-Bas est De Vries (Le Frison), ce qui prouve que dans le passé (et le présent!) beaucoup de Frisons ont quitté leur province pour trouver ailleurs un emploi.) Les ‘immigrants’ en Frise sont assez réticents devant une mise en place trop radicale et trop exclusive de la langue frisonne.
La situation en Frise est à peu près la suivante: 95% des habitants comprennent le frison; 85% savent le parler; 70% le lire, 10% l'écrire. Dans un peu moins des trois quarts des familles, la conversation à table se déroule en frison.
Quand, au début du siècle dernier, les Pays-Bas devinrent un grand royaume unifié, le néerlandais prit le statut de langue nationale. A cette époque, le frison n'était parlé que par les marins et les travailleurs agricoles. Quelques hommes de lettres l'écrivaient, comme le célèbre Halbertsma de Grouw. Ce sont les instituteurs qui ont transmis le frison. (Et non pas, comme en Flandre, les ecclésiastiques; en Frise, l'Eglise peut être considérée comme le dernier bastion de la hollandisation.)
Et voilà qu'en 1903 un juge condamne un ouvrier frison. L'homme est incapable de répondre en néerlandais au juge qui l'interroge dans cette langue. Cette condamnation fait scandale et lance enfin pour de bon le mouvement de protestation contre l'usage imposé du néerlandais.
Tout ceci montre bien que le combat pour la langue frisonne présente (ou présentait) bien des analogies avec les mouvements parallèles qu'on rencontre en Flandre. Aussi n'est-ce pas un hasard si, en juillet 1981, ce fut un député flamand au Parlement européen, Jaak van den Meulebroucke, qui demanda au Conseil des Ministres européen de faire pression sur le gouvernement néerlandais pour qu'il autorise l'usage de la langue frisonne également dans les relations officielles avec le gouvernement national de La Haye.
Cette même année - le 9 juillet 1981 - le Parti National Frison (qui détient 2 des 55 sièges aux Etats Provinciaux de Frise) a pris part à la création à Strasbourg de l'Alliance Libre Européenne, une organisation qui regroupe les minorités culturelles transfrontalières d'Europe occidentale.
Par angoisse pour la violence avec laquelle on revendique ailleurs la prise en compte de l'identité régionale, les Frisons n'ont pas été unanimes à saluer cette décision avec enthousiasme.
Kees Middelhoff
(Tr. J. Fermaut)