Septentrion. Jaargang 16
(1987)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Joost van den Vondel (1587-1679).
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Vondel et la FranceNous commémorons Joost van den Vondel, le plus grand poète néerlandais. Il naquit le 17 novembre 1587 à Cologne, de parents sans citoyenneté, de dissidents ayant fui Anvers. Mais Cologne aussi finit par ne plus être sûre pour ces Mennonites et la famille, après bien des errances, atteignit en 1596 Amsterdam où le père du poète acquit un an plus tard le droit de cité. Toute la vie de Vondel s'est déroulée dans cette ville, illustrant à merveille le mot de Paul Hazard: ‘Les grands classiques sont stables.’ Et pourtant cette ‘biografia del silencio’ - ses nombreux déboires et chagrins, s'ils ont bien bouleversé son âme, n'ont guère troublé son existence - pourrait servir de toile de fond à un film sur le Siècle d'Or néerlandais. Déjà à l'âge de neuf ans, Joost a dû rester sans voix devant cette merveille qu'était à l'époque Amsterdam, tout comme les centaines de milliers d'émigrants européens qui, génération après génération, verraient naître des eaux de l'océan la silhouette de Manhattan. Il voit dans cette métropole ‘des vaisseaux qui viennent débarquer leurs marchandises jusqu'au centre de la ville, tant il est vrai que la ville tout entière n'est qu'un vaste port’ (Paul Hazard). A peine le jeune Vondel s'est-il mis à versifier dans son pays d'adoption, qu'il découvre l'oeuvre de Guillaume de Saluste, Seigneur du Bartas (1544-1590), poète biblique protestant célèbre en son temps à travers toute l'Europe, auteur de La Sepmaine ou Création du Monde (1578). La France offrait naturellement un éventail de talents plus large: Ronsard, Jodelle, Garnier, de la Taille, Montaigne et son maître l'Ecossais Buchanan, enseignant en France. Ils ont chacun d'eux laissé leur empreinte dans l'oeuvre de Vondel mais Du Bartas les surclasse tous par l'intensité, l'importance et la durée de son influence qui se manifeste avec éclat dans les trois degrés de l'apprentissage littéraire: ‘translatio’, ‘imitatio’, ‘emulatio’. Vondel, avec la soif du jeune poète, puise de sa source tout ce qu'il y trouve à sa convenance: de Du Bartas, ‘la gloire de la France, l'immortel Gascon’, il traduit Les Pères (De Vaderen, 1616) et La Magnificence de Salomon (De Heerlyckheyd van Salomon, 1620), tous deux tirés de La Seconde Sepmaine ou l'Enfance du Monde (1584-1591); il marche sur ses traces dès Het Pascha (La pâque, 1612), sa première tragédie,
Page de titre de ‘Het Pascha’ (La pâque, 1612) (Bibliothèque Universitaire d'Amsterdam).
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mais, constate Gérard Knuvelder: ‘La Bible et Du Bartas ont marqué Vondel sa vie durant.’ Il finit par le dépasser: comme poète Vondel est sans contredit plus grand que son modèle tant admiré. Bien que ce ne soit pas lui, Vondel, qui ait introduit l'alexandrin en néerlandais, il l'y a porté par sa maîtrise à un niveau de perfection à peine égalé ailleurs dans la littérature néerlandaise et certainement pas dans la littérature française même, qui en fut le berceau. ‘Contrairement à l'usage français, tous les alexandrins de Vondel sont du type régulier, dans un rythme uniformément iambique’, comme l'affirme Stals, le traducteur de Vondel, qui relève par ailleurs une correspondance entre Huygens et Corneille (cf. notamment l'Andromède de ce dernier) en matière de métrique. Dans Vondels Vers (Le vers vondélien, 1927) Albert Verwey a souligné l'‘emulatio’ remportée par Vondel sur Du Bartas: ‘comment, pensant sans cesse imiter le vers français (de Du Bartas, W.T.), il donna la vie au vers néerlandais (.../...) doté d'une puissance formelle supérieure à celle de Du Bartas.’ Dès la prime jeunesse de Vondel, la France a dû exercer sur lui une très grande attraction: peut-être ce pays passait-il déjà chez ses ancêtres anversois pour la grande nation européenne par excellence, elle qui était la terre natale du protestantisme calviniste, bien qu'eux-mêmes penchassent plutôt pour le baptisme. Plusieurs Français enseignaient à Leyde, ce qui n'aura pas manqué de faire très tôt grande impression sur un Vondel naturellement porté à la révérence pour toute forme d'érudition. Plus tard, son frère cadet Willem entreprendra lui-même le ‘grand tour’ à travers la France et l'Italie et décrochera un doctorat à Orléans, dignité inaccessible au fils aîné de réfugiés... La pensée personnelle de Vondel se situait, en ce qui concerne la France, dans la ligne des opinions ambiantes: ‘ces tumultueuses et dramatiques circonstances à travers lesquelles devaient se forger parallèlement l'âme de la nation française et celle de la nation néerlandaise aux destins si mêlés que leur histoire par moments nous apparaît commune’, comme le dit Yves Cazaux. Au long des mêmes chaussées qui avaient usé les souliers d'Erasme
Chute de Lucifer, gravure anonyme illustrant ‘Lucifer’ (1654) (Bibliothèque Universitaire d'Amsterdam).
lors de ses pérégrinations à Bruxelles, Louvain et Paris, Descartes quittait Paris pour joindre l'armée du Stadhouder tandis qu'en sens inverse Hugo de Groot s'échappa. La propension de Vondel au ‘hiérarchique’ - le mot est de Verwey - trouva son apogée dans les arcs de triomphe et catafalques qu'il éleva aux ‘Empereurs, Rois et autres Grands de la terre’. Son Wtvaert en Treur-dicht van Henricus de Groote (Obsèques et élégie d'Henri le Grand, 1610) contient déjà en germe ‘la giration du temps’ qui deviendra dans ses grandes tragédies, dans Lucifer surtout, une rotation dans l'espace, affranchie si l'on peut dire de la pesan- | |
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teur terrestre. Son intérêt et sa révérence allaient à la France, alliée de la République dans les jours de malheur, et à la Maison d'Henri IV. Quand Marie de Médicis s'arrêtera en 1639 à Amsterdam, la traduction par Vondel de Van Baerle célèbrera cette ‘Mère de trois trônes’ avec les mêmes accents sublimes que Du Bartas composant en 1578 son Accueil de la Reine de Navarre pour la première épouse d'Henri IV. Pour le Baroque, mythe et réalité, légende et histoire, antiquité et temps présent, ciel et terre s'épousaient et se fondaient sans peine. ‘Ce que Dieu est aux cieux, le Souverain l'est sur terre’, proclame la Blyde Inkomst (Joyeuse entrée). Présentant en 1888, à la Sorbonne, sa thèse principale intitulée Etude littéraire sur le poète néerlandais Vondel (Lille, 1889), l'Abbé Camille Looten écrivait dans son Avantpropos: ‘Le poète qui est le sujet de cette étude est un inconnu pour la plupart des Français. La langue dans laquelle il s'est exprimé a empêché son oeuvre de pénétrer parmi nous.’ Et pourtant, à Lille même, s'était tenue en 1887 une grande commémoration de Vondel où le ‘Vondellogue’ néerlandais, l'Abbé J.W. Brouwers, avait traité des grands poèmes catholiques du converti Vondel et s'était écrié: ‘Si jamais la langue française daigne se faire le véhicule des poëmes de notre Vondel, ce véhicule sera un char de triomphe.’ C'étaient là des paroles quasiment prophétiques mais ce n'est que bien plus tard qu'elles connaîtraient un début de réalisation. Il y a eu toutefois des tentatives très variées pour faire connaître Vondel en France: les traductions de J. Cohen (Gisbert d'Amstel et Lucifer en 1822 - la seconde rééditée en 1889) et de J. Collin de Plancy (Ghysbrecht d'Amstel ou les origines d'Amsterdam, 1842); en 1927, la magnifique représentation à Paris de Lucifer (en néerlandais!) par Het Vlaamsch Volkstooneel, avec au premier rang des spectateurs: Chagall, Honegger, Picasso et Ravel; à Paris encore, en 1950, une représentation ‘expérimentale’ par les Théophiliens de fragments d'Adam exilé et de Lucifer dans la traduction de J. Stals; la mise en scène assez controversée de Joseph vendu par ses frères, adaptation de
Page de titre de ‘Gysbreght d'Amstel’ (1637) (Bibliothèque Universitaire d'Amsterdam).
Jean Giono, dans le Théâtre Romain d'Orange en 1952, en présence de Sa Majesté la Reine Juliana; enfin les études de savants, après Looten notamment A. Hendriks, A. Beekman, W.A.P. Smit/P. Brachin. Qu'on me permette de conclure en rendant hommage à celui qui s'est sans aucun doute dépensé le plus pour introduire Vondel en France: il s'agit de Jean Stals (1892-1969), Néerlandais établi en France, qui a fait de la traduction de Vondel l'oeuvre de sa vie. Il n'a traduit qu'une partie de cette oeuvre; la moitié de ses traductions est publiée dans Joost van den Vondel (1587-1679). Cinq tragédies (Paris, 1969): Gisbert d'Amstel, Joseph à Dothan, | |
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Gravure de R. Savery, illustrant ‘Palamède’ (1625) (Bibliothèque Universitaire d'Amsterdam).
Lucifer, Jephté et Adam exilé (le reste, en particulier Palamède et Noé, est encore à l'état de manuscrit et se trouve au Musée Vondel d'Amsterdam). Cela devrait suffire pour donner à la France une idée tant de la grandeur de Vondel que de la virtuosité de Stals. D'ailleurs, ce dernier a peut-être rendu Vondel plus accessible aux Français que l'original ne l'est aux Néerlandais. Pour illustrer mon propos, je cite ci-après les vers 932-939 de l'Acte IV d'Adam in Ballingschap (Adam exilé) (1664); voici d'abord le texte de Vondel (Editions WB, X, 143):
Eva:
Waer staenwe, in 't paradijs, of daer de starren blaecken?
Wat treck verruck mijn' geest om hoogh? mijn voeten raken
Geene aerde, d'aerde ontzinckt den voeten in 't verschiet.
De goddelijcke galm van 't heiligh bruiloftsliet
Ontknoopt den bant, die ziel en lichaem hielt gebonden.
De ziel, op hemelscheit verslingert, en verslonden,
Gevoelt geene aerdtscheit, en, verkeert in zuivre vlam,
Zoeckt d'eerste bron, waeruit zy haeren oirsprong nam.
...puis la traduction de Stals (397):
Eve:
Où suis-je? Au paradis ou près des feux célestes?
Quel souffle exalte mon esprit? Mes pieds ne restent
Plus sur terre. La terre a disparu très loin,
Et les divins accords du chant de notre hymen
Rompent le noeud puissant qui joint le corps à l'âme.
L'âme éprise d'amour pour la céleste flamme
N'a plus rien de terrestre et, transformée en feu,
Veut retrouver sa source et origine en Dieu.Ga naar eind(1)
WALTER THYS Professeur à l'Université de Lille III, France. Adresse: Groeningenlei 155, B-2550 Kontich. Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut. |
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