Septentrion. Jaargang 15
(1986)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Josquin Desprez (vers 1440-1521), le Michel-Ange de la musique‘Heinrich Isaac a des rapports plus faciles avec ses collègues et compose plus rapidement. Certes, il est exact que Josquin écrit mieux, mais il ne le fait que quand cela lui chante; de surcroît, Josquin exige 200 ducats, alors qu'Isaac se contente de 120’. Ainsi s'exprime, dans une lettre de 1502, le secrétaire du duc de Ferrare, Ercole d'Este, en quête d'un compositeur pour sa chapelle palatine. Ces quelques lignes nous révèlent d'abord combien les diverses cours italiennes rivalisaient d'ardeur pour engager dans leur chapelle la fine fleur des ‘oltramontani’, ces fameux Néerlandais ‘d'au-delà des monts’. Elles nous présentent en outre le plus grand de sa génération, Josquin Desprez (vers 1440-1521), comme un homme pas si commode à vivre, une personnalité pleine d'assurance et consciente de sa valeur au point d'oser poser ses propres exigences - lesquelles d'ailleurs furent acceptées sans discussion par Ercole, en dépit de l'avis de son secrétaire.Ga naar eind(1) En 1502, Josquin, déjà sexagénaire, avait derrière lui une vie richement remplie et couverte de gloire qu'il pouvait contempler avec un sentiment de satisfaction, quoiqu'on puisse se demander si une nature aussi inquiète et aussi peu casanière que cet individualiste se soit jamais vraiment montrée satisfaite d'ellemême, de son environnement et de l'organisation du monde alors en vigueur. Les grands seigneurs que servait Josquin, certes mécènes convaincus, étaient aussi bien souvent des tyrans cruels et sans moeurs, et le criant contraste entre la dure réalité et les idéaux de beauté de l'artiste ne lui aura certainement pas échappé. Josquin jugeait le temps venu de se retirer dans son pays natal, et en 1503, peut-être à l'occasion de l'apparition de la peste à Ferrare, il reprit le chemin du nord et retourna à Condésur-l'Escaut,
L'unique portrait conservé de Josquin Desprez. Gravure de l'‘Opus chronographicum de Petrus Opmeer (Anvers, 1611), d'après un portrait peint, disparu depuis.
où il fut encore, 18 ans durant, attaché à l'Eglise Notre-Dame en qualité d'ecclésiastique. Il était né vers 1440 dans ces contrées (on ne sait toujours pas où exactement) et y reçut sans aucun doute sa formation musicale (à la collégiale de Saint-Quentin?). Musicien accompli, il gagna l'Italie, berceau de la Renaissance, où il commença par exercer pendant 13 ans (1459-1472) l'office de chantre à la cathédrale de Milan. Ensuite, en compagnie de compatriotes comme Loyset Compère, Johannes Martini et Gaspar van Weerbeke, il fut au service de Galeazzo Maria Sforza, duc de Milan, lequel fut toutefois assassiné en 1476. Puis (nous ne savons pas quand), il entra au service du cardinal Ascanio Sforza, frère du duc, lequel résidait alors, entre autres, à Rome. Pendant les deux | |
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Louis XII (1462-1515), roi de France, avec qui Josquin a eu de bons contacts pendant un certain temps (Bronze d'un maître anonyme, ca. 1500, Londres, La Collection Wallace).
dernières décennies du xve siècle, Josquin semble avoir surtout partagé son temps entre la chapelle d'Ascanio et celle du pape. Dans les années 1501-1503, Josquin entretint des contacts étroits avec la cour royale de France (Louis XII), sans qu'on puisse néanmoins dire avec certitude s'il y était officiellement attaché. Nous l'avons vu, il résida ensuite quelque temps à Ferrare. Sans risque d'exagération, on peut considérer Josquin comme le personnage-clé par excellence, à la charnière des xve et xvie siècles: il ferme après lui la porte d'un xve siècle encore partiellement ancré dans le moyen-âge et ouvre tout grand le portail qui donne accès à l'art glorieux de la Renaissance du xvie. Dans sa riche production, on trouve représentés tous les genres polyphoniques alors en usage: en bref, on y relève une vingtaine de messes, 6 fragments de
Andrea Sansovino, monument funèbre du cardinal Ascanio Sforza (†1505), chez qui Josquin a servi pendant quelque temps (Rome, S. Maria de Popolo).
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messe, quelque 90 compositions qu'on peut ranger globalement dans le genre du motet, et quelque 70 oeuvres profanes, surtout des chansons françaises. De son vivant, ses oeuvres, que les compositeurs et les théoriciens considéraient comme des modèles idéaux, connurent une large diffusion à travers toute l'Europe Occidentale. A compter de 1501, l'imprimerie vint encore ajouter à la renommée de compositeur de Josquin. L'imprimeur vénitien Petrucci prit même le risque d'éditer coup sur coup trois recueils de ses messes (1502, 1505 et 1514). Ils furent rares les compositeurs de la première moitié du xvie siècle à jouir du privilège de voir paraître des recueils réservés exclusivement à leurs propres oeuvres. Un florilège imprimé se vendait mieux, cela se comprend. Il a aussi quelque chose d'exceptionnel, le retentissement que son oeuvre continue à connaître longtemps après sa mort: en 1549, l'imprimeur parisien
Version pour quatre voix de la chanson populaire célèbre ‘L'homme armé’, qui a également servi de base à deux messes de Josquin (‘Canti B’, O. di Petrucci, Venise, 1502).
Pierre Attaingnant se promettait un bénéfice de l'édition d'un recueil de chansons françaises de Josquin; mais ce sont surtout les maisons allemandes qui tirèrent profit de la popularité de Josquin, qu'elles accrurent encore artificiellement en lui attribuant volontairement des dizaines d'oeuvres d'autres compositeurs! On peut condenser comme suit l'évolution musicale que Josquin connut au cours des 60 années de sa carrière de compositeur: parti de la tradition d'Ockeghem, où les différentes parties s'agençaient en un fluide contrepoint mélismatique qui ne se souciait pas spécifiquement d'une cohérence consciente entre la musique et le texteGa naar eind(2), Josquin évolue vers une écriture qui, usant de motifs d'orientation plus déclamatoire, s'articule tout entière autour du principe d'imitation. Dans le même temps, Josquin met en oeuvre un type de style contrasté qui alterne avec des fragments d'orientation plus homophone, avec des passages où l'imitation se donne libre cours (par exemple dans le célèbre motet Ave Maria... virgo serena). Il en résulte une structure d'un équilibre quasi parfait, qui constitue le reflet musical de la construction syntaxique du texte. Josquin réussit en même temps, surtout dans ses motets psalmiques ou bibliques de composition libre, à user d'une langue expressive qui est une parfaite réplique du contenu affectif du texte. Entre autres sommets de cet art, citons les ‘motets-complaintes’ Planxit autem David et Absalon fili mi. Les chansons dites Regretz, dont quelques-unes peuvent être associées au personnage de Marguerite d'Autriche, gouvernante des Pays-Bas, peuvent également être rangées dans cette série d'oeuvres-complaintes (Mille regretz, Plus nulz regrets, Regretz sans fin). Mérite une mention spéciale, la grandiose ‘naenia’ pour la mort de Johannes Ockeghem, sur un texte de Jean Molinet | |
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linet intitulé Nymphes des bois, où l'une des parties exécute le texte et la musique de l'Introït de la messe des morts (Requiem aeternum).Ga naar eind(3) Beaucoup de messes sont dominées par la propension à accumuler les difficultés techniques: mais Josquin fait preuve d'une telle maîtrise à résoudre les problèmes qu'il s'est luimême imposés, que ces ingénieuses prouesses nuisent rarement à la qualité esthétique de la musique. Caractéristiques sont les nombreux canons qui se présentent sous les aspects divers du canon d'imitation, du canon rétrograde, du canon à inversion et du proportionnel (notamment dans les deux Messes de L'homme armé).Ga naar eind(4) Un certain nombre de chansons présentent aussi des canons souvent presque impossibles à repérer tant ils sont adroitement tissés dans le contrepoint imitatif (Plaine de deuil). Josquin illustre nombre de motets et de messes d'un étourdissant chassé-croisé de toutes les ressources techniques du cantus-firmus (en particulier sous la forme de l'ostinato et du soggetto cavato).Ga naar eind(5)
Marguerite d'Autriche (1480-1530), bronze du monument funèbre de Maximilien Ier dans la Hofkirche à Innsbruck. Certaines compositions, comme la chanson ‘Plus nulz regretz’, témoignent du contact entre Josquin et la cour de la gouvernante des Pays-Bas au cours des années 1508-1511.
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La chanson ‘Plus nulz regretz’ dans un recueil de chansons rédigé pour Marguerite d'Autriche. Cette collection se caractérise par des textes intensément mélancoliques (par exemple, les chansons dites ‘Regretz’) (Bruxelles, Bibliothèque nationale, Ms. 228).
Puissent les quelques jalons que nous avons placés ici contribuer à éclairer la multiplicité du talent du ‘Michel-Ange de la musique’, comme on l'a parfois appelé au xvie siècle. Celui qui se donne la peine d'approfondir l'oeuvre inépuisable de ce grand maître va de surprise en surprise. Dans tous les genres, il a livré des spécimens d'une ‘ars perfecta’ musicale, que ce soit dans une simple et spirituelle bagatelle comme la piquante chanson italienne El grillo, ou dans un motet psalmique impressionnant de majesté comme le Miserere mei, Deus. Avec Adriaan Willaert (vers 1490-1562) et Roland de Lassus (1532-1594)Ga naar eind(6), - les deux polyphonistes les plus multiformes du xvie siècle, qui au bout du compte construisent sur les bases jetées par Josquin -, il appartient sans contredit aux figures de proue de la musique occidentale.Ga naar eind(7) IGNACE BOSSUYT Docteur en musicologie. Chargé de cours à la Katholieke Universiteit Leuven. Adresse: Lostraat 40, B-3041 Pellenberg.
Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut. |
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