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Un pionnier de l'avant-garde en Flandre:
Paul van Ostaijen
Dans un paysage poétique jusqu'alors essentiellement agreste, où Guido Gezelle avait adoré son Dieu en célébrant les fleurs et les saisons et où Karel van de Woestijne s'abandonnait encore aux délectations automnales d'un incurable déchirement, le jeune Van Ostaijen (né à Anvers en 1896) planta d'emblée le décor de la grande ville moderne. Non pas celle dont son aîné, le poète d'expression française Emile Verhaeren, avait subi l'envoûtement tragique et les ‘forces tumultueuses’ dans un mélange de haine et de passion que l'on retrouverait chez de nombreux expressionnistes allemands, mais la ville de tous les jours, en sa quotidienneté multiple entourant les flâneries, les amours, le travail et les loisirs d'un citadin heureux de l'être.
La guerre demeure étrangement absente de son premier recueil poétique, Music-hall (1916), où, par le truchement de ses aventures sentimentales et de ses impressions fugaces, le dandy se donne en spectacle à lui-même, à moins qu'il ne se fonde en quelque collectivité fortuite et éphémère réunie dans la rue, au café ou au music-hall.
Déjà s'amorce dans ces premiers vers, qui rappellent l'‘unanimisme’ français, une mise en question du langage poétique traditionnel puisqu'on y voit peu à peu disparaître les raffinements et les évanescences du symbolisme, au profit d'une langue plus directe et d'un vers libre, souple et bref, dont le dynamisme épouse des sujets résolument modernes.
Une prise de conscience des réalités politiques et sociales fait bientôt de Van Ostaijen un militant du Mouvement flamand et un pacifiste convaincu.
Le message de fraternité universelle et le discours rhétorique et imagé de son deuxième recueil, Het Sienjaal (Le signal, 1918) se rapprochent de l'expressionnisme à tendance humanitaire que propagent à ce moment des revues d'avant-garde allemandes comme Die Aktion et Die Weissen Blätter, dont on peut s'étonner que l'occupant ait toléré l'importation en Belgique.
L'autodidacte Van Ostaijen lisait beaucoup et passionnément, communiquant instantanément les impressions de ses lectures à ses amis et, sous forme d'articles, aux périodiques auxquels très tôt il se mit à collaborer, tels De Goedendag (la masse d'armes) et De Stroom (le fleuve). L'intérêt qu'il portait à l'art et à la littérature de son époque devint rapidement une ferveur de prosélyte. Avec une énergie d'autant plus combattive que les milieux intellectuels auxquels il s'adressait - pour ne pas parler des autres - restaient pour la plupart d'une inertie conservatrice à toute épreuve, Van Ostaijen prit fait et cause pour l'avant-garde internationale et pour ceux qui s'y rattachaient en Flandre, parfois d'ailleurs sous son influence. C'est avec feu qu'il défendit l'art moderne en général et celui de ses amis en particulier: le sculpteur Oscar Jespers et les peintres Floris Jespers (frère du précédent) et Paul Joostens, auxquels s'ajouteraient bientôt l'Allemand Heinrich Campendonk et d'autres encore, qui ne se révèleraient qu'après la guerre. Etayées par une assimilation rapide mais sélective des théories futuristes, cubistes et expressionnistes, ses critiques à la fois intransigeantes et stimulantes s'étendirent bientôt de la peinture à la littérature, néerlandaise surtout (Marsman, Burssens, Gilliams, Gijsen, Van de Woestijne), mais aussi allemande (Werfel, Stramm) et française (Jacob, Cendrars, Cocteau, Claudel, Norge, Seuphor et non le moins Apollinaire, dont j'ai dans cette même revue, en 1979, souligné l'influence). Nombreux sont les poètes et les
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Paul van Ostaijen, enfant.
artistes - Van Gogh, Ensor, Else Lasker-Schüler, Francis Jammes, Walt Whitman - auxquels il rend hommage ou dédie des vers du Signal, qui peut être considéré comme son livre le plus heureux et le plus optimiste: se portant vers tout ce qu'il y a de jeune, de beau et de généreux dans le monde, il y proclame son espoir en une révolution pacifiste qui, jaillissant des consciences transfigurées, doit conquérir la terre entière dans un esprit de tolérance et d'amour.
Ses rêves s'écroulent lorsque, ayant fui après l'armistice les conséquences possibles de son ‘activisme’, il assiste à Berlin à l'écrasement de la révolte spartakiste et au rétablissement de l'ordre bourgeois. Sans ressources, ayant quitté son poste d'employé à l'hôtel de ville d'Anvers, il ne peut compter que sur les
Paul van Ostaijen, soldat (1922).
rentrées de sa compagne d'éxil et le soutien précaire de quelques amis. Ce sont les années les plus dures de son existence. Elles se traduisent par une sorte de volte-face lyrique, car au lieu de chanter l'humanité et la passion de vivre, Van Ostaijen entreprend à présent une oeuvre d'autodestruction et de satire sociale, selon un processus analogue à celui qui fait succéder à l'expressionnisme humanitaire le brutal désenchantement de la ‘neue Sachlichkeit’ et la dérision dadaïste.
Il va mener de pair l'élaboration de deux recueils poétiques, De Feesten van Angst en Pijn (les Fêtes d'angoisse et de douleur, publication posthume), et Bezette Stad (Ville occupée, 1921) et la rédaction d'une série de narrations grotesques. Ces proses prennent généralement pour cibles la société capitaliste, ses institutions,
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E. du Perron et Paul van Ostaijen dans l'atelier du peintre flamand Jozef Peeters, 1925.
ses coutumes, ses préjugés et ses représentants, que l'auteur se plaît à plonger dans les situations les plus absurdes et les intrigues les plus échevelées, au point que plus d'une fois c'est le principe même du récit, de l'écriture et de la communication qui se voit mis en cause. La narration dévie, part à la dérive, se constitue une logique propre qui n'a plus rien de commun avec le vécu empirique, ou fait place à une digression qui prolifère et annule bientôt l'intrigue. Textes-pièges que ceux-là, et doublement subversifs par leur objet et leur essence même. Il continuera d'en publier après son retour en Belgique.
Quant à la poésie, elle se voit réduite, non au silence, mais au cri. La syntaxe et la prosodie courantes font place aux mots jetés en vrac sur la page, dans tous les sens et toutes les dimensions. Ce n'est pas ici la constellation mallarméenne, ni la joyeuse accumulation des ‘mots en liberté’ futuristes, ni le calligramme d'Apollinaire, ni le montage dadaïste, ni même la ‘concentration’ chère à Stramm, le poète allemand préféré de Van Ostaijen, mais c'est tout cela à la fois, déchiré en lambeaux et emporté par une rage de négation et de désespoir. Dans l'atmosphère de cauchemar des Fêtes d'angoisse et de douleur, le poète démantèle systématiquement son propre moi fait d'illusions, de souvenirs et d'oripeaux divers auxquels il substitue la nudité totale, sèche, d'un commencement presque dépourvu de tout espoir. Ville occupée constitue en quelque sorte le pendant de cette entreprise de dépossession et de déconstruction, mais cette fois dans le monde extérieur, célébré naguère avec tant de fougue.
Pourtant, sous l'apparence chaotique, ici des scènes de guerre et d'occupation, là d'une autoflagellation entrecoupée de prières sacrilèges et de danses barbares au bord du suicide, se poursuit une ascèse dont le but ultime est la ‘désindividualisation’, tant dans le domaine
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Paul van Ostaijen et Jozef Peeters à l'occasion de la fondation de la revue ‘De Driehoek’ en 1925.
psychique, subjectif et collectif, que dans celui de l'expression poétique. Seul le rejet de l'individualisme, valeur bourgeoise par excellence d'après Van Ostaijen, qui l'identifie à l'égoïsme, peut dorénavant faire entrevoir - de très, très loin - la possibilité d'une véritable révolution, lorsque les hommes ‘en auront soupé d'en avoir soupé’. Seule une expression artistique désindividualisée sera capable, par la simplicité et la force expressive de ses moyens - formes, couleurs, mots - d'assurer une réelle communion humaine dans l'oeuvre, jaillie de l'intuition du subconscient que le poète considère comme le domaine privilégié de l'intersubjectivité, et donc comme le champ de rencontre idéal. Il ne s'agira plus dorénavant pour Van Ostaijen de ‘communiquer’ de manière discursive des pensées ou des émotions individuelles, mais de créer un art ‘autonome’ issu directement d'une ‘nécessité intérieure’ comme l'exigent Kandinsky et les collaborateurs de la revue Der Sturm, un art ‘pur’, ne faisant appel qu'à ses moyens spécifiques d'expression et conçu à la fois comme improvisation ludique et comme chant profond et magique, proche de l'extase mystique auquel bientôt l'abbé Bremond comparera, lui aussi, la poésie.
L'originalité de la poétique de Van Ostaijen, qui doit beaucoup aux théories artistiques de Kandinsky et à la ‘Wortkunst’ de la revue Der Sturm, semble consister surtout en une tentative de concilier une forme simple, évidente, avec l'expression du subconscient que viseront d'une toute autre manière les surréalistes. Alors que ceux-ci donnent, en principe, libre cours à une écriture automatique, Van Ostaijen, voulant conférer au verbe, une fois surgi du subconscient, un maximum de résonance et d'intensité expressive, fait intervenir dans la composition la capacité sélective de la raison. Il entend ainsi créer un ‘objet lyrique’ dont la facture parfaite, concentrée et désindividualisée, demande de la part de chaque lecteur une re-création dynamique où les mots revivifiés permettent sur les choses un regard neuf. Ce n'est pas par hasard qu'un de ses écrits théoriques les plus importants s'intitule Gebruiksaanwijzing der Lyriek (Mode d'emploi de la poésie).
Rentré en Belgique en 1921, Van Ostaijen repart faire son service militaire en Allemagne occupée, puis s'établit à Anvers où il est employé dans une librairie. En 1926, il ouvrira à Bruxelles, avec Geert van Bruaene, une galerie d'art qui fera long feu. Dans son évolution poétique vers ce qu'il appelle l'expressionnisme ‘organique’, il n'est guère suivi du public, car c'est surtout l'expressionnisme humanitaire de son propre Signal qui continue à faire école en Flandre: après Wies Moens, s'y sont ralliés pendant un certain temps Gaston Burssens, Victor J. Brunclair, Marnix Gijsen, Karel van den Oever, Achilles Mussche, et d'autres encore. Il se retrouve donc à peu près seul à tenter de nouvelles expériences formelles, à côté de Burssens qui l'a bientôt rejoint.
Le poème le plus représentatif de cette dernière phase créatrice semble bien Melopee, que Van Ostaijen lui-même cite plus d'une fois en
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Paul van Ostaijen vers 1926.
exemple dans ses écrits et ses conférences. Le point de départ en est une phrase ‘prémisse’, qui fait l'objet d'une série de variations musicales et de glissements rythmiques. Ceux-ci sont freinés à un moment donné par un contrechant, avant de se multiplier en une fin ouverte en forme d'interrogation. L'émotion personnelle - en l'occurrence un sentiment de fatigue résignée devant l'existence - n'est pas exprimée directement, mais par le truchement d'un équivalent sonore et plastique.
Van Ostaijen à cette époque n'obéit pourtant pas toujours au principe de ‘désindividualisation’: l'amour, la mort, la force tranquille des arbres, la fragilité du bonheur, le spectacle d'une mesquinerie humaine, peuvent lui arracher une confidence, un cri ou un sarcasme, mais il a tôt fait de dćanter ceux-ci par la mélodie et le rythme, sans désamorcer pour autant leur puissance de choc, bien au contraire!
Conscient d'ouvrir la voie en Flandre à une nouvelle forme de poésie où la ‘sonorité’ du mot élémentaire et sa force de suggestion magique et ludique jouent un rôle de tout premier plan, Van Ostaijen se proposait de publier ses nouveaux poèmes sous le titre de Het Eerste Boek van Schmoll (Le premier livre de Schmoll), ironiquement emprunté à une célèbre méthode de piano pour petits débutants. Il mourut de tuberculose en 1928 à Miavoye-Anthée, sans avoir mis ce projet à exécution.
C'est à Burssens que revient l'honneur d'avoir, le premier, publié sous forme de recueil ces joyaux intraduisibles que sont les derniers vers de son ami, et d'avoir, en outre, par sa propre production poétique, assuré la continuité de la première avant-garde, par-delà la réaction conservatrice des années trente et de la deuxième guerre mondiale, jusqu'à l'apparition, en 1949, de la génération de Tijd en Mens (Temps et hommes). Les Claus, les Walravens, les van de Kerckhove et d'autres ‘expérimentaux’ reprirent alors, dans le voisinage de Cobra et en tenant compte de l'héritage surréaliste, l'exploration des profondeurs du langage.
PAUL HADERMANN
Professeur à l'université de Bruxelles.
Adresse: Drève des Châtaigniers 2, B-1488 Bousval.
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Note.
Les oeuvres complètes de Paul van Ostaijen ont été publiées par G. Borgers. Paul van Ostaijen, Verzameld Werk, 4. vol., Anvers-La Haye-Amsterdam, De Sikkel-Van Oorschot, 1952-1956; 2e édition, remaniée: La Haye-Anvers, Bert Bakker-Daamen-De Vries-Brouwers pour les trois premiers tomes, Amsterdam, Bert Bakker pour le quatrième, 1963-1977. Les monographies les plus récentes sur Van Ostaijen sont: P. Hadermann, De Kringen naar binnen. De dichterlijke wereld van Paul van Ostaijen, Anvers, Ontwikkeling, 1965; P. de Vree et H.F. Jespers, Paul van Ostaijen, Bruges-Anvers, De Galge, 1967; E.M. Beekman, Homeopathy of the Absurd. The Grotesque in Paul van Ostaijens Creative Prose, La Haye, M. Nijhoff, 1970; P. Hadermann, Het vuur in de Verte. Paul van Ostaijens Kunstopvattingen in het licht van de Europese avant-garde, Anvers, Ontwikkeling, 1970, 1973 (2); G. Borgers, Paul van Ostaijen. Een documentatie, 2 vol., La Haye, Bert Bakker, 1977. - Une présentation en langue française, accompagnée de traductions, à été écrite par E. Schoonhoven, Paul van Ostaijen. Introduction à sa poétique, Anvers, Editions des Cahiers 333, 1951. Signalons, en français également, un numéro spécial sur Paul van Ostaijen de la revue Espaces, Documents XXe siècles, 3-4, 1974, ainsi que la plaquette: Paul van Ostaijen, Poèmes, traduits par Henry Fagne, Bruxelles. Henry Fagne, s.d. |
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