Mais la disparition d'une publication telle que Heibel est une perte, non seulement parce qu'il s'agit d'une revue ayant clairement un rôle à jouer, mais également parce que cet échec financier est symptomatique, et en étroite relation avec un profond glissement qui s'est fait jour ces deux dernières années dans le monde des publications périodiques.
En tant que revue de culture générale, Heibel oeuvrait à l'éveil des consciences: la partie littéraire y était intégrée dans la perspective plus large d'une critique sociale. A l'origine, dans les années soixante, la revue fut publiée par les ‘angry young men’ campinois, Frans Depeuter, Robin Hannelore et Walter van den Broeck, ce dernier sera plus tard connu pour ses romans et ses pièces de théâtre. Mais c'est une rédaction entièrement renouvelée, entre autres avec Daniël Robberechts, qui orienta la revue à partir de 1977 vers la culture au sens large du terme. Le rôle de Heibel (le titre est pris ici dans le sens de ‘chercher la bagarre’) trouvait ainsi une dimension que ne pouvaient offrir aux lecteurs flamands les trois revues littéraires Dietsche Warande en Belfort, De Vlaamse Gids et la Nieuw Vlaams Tijdschrift (qui ont des liens avec, respectivement: les partis chrétiendémocrate, libéral et socialiste, et donnent ainsi une image apaisée du compartimentage idéologique du pays et de sa culture). Ce róle n'est pas davantage tenu par la plus grande revue de culture générale des Pays-Bas et de la Flandre belge: Ons Erfdeel (Notre patrimoine), qui est expressément pluraliste ou apolitique.
La disparition de Heibel n'est pas seulement due à la crise économique. Outre la désastreuse politique de rigueur du gouvernement, la course aux abonnés, visiblement gagnée par les revues plus jeunes, a été également décisive. Que s'est-il passé?
Sous la direction du romancier et critique Paul de Wispelaere, la
Nieuw Vlaams Tijdschrift (ou
N.V.T.), reprise après la faillite
La couverture du premier numéro de la revue ‘Nieuw Wereld Tijdschrift’, paru en avril 1984.
de la maison d'édition Ontwikkeling en 1978 par l'éditeur Manteau, faisait fonction de laboratoire de littérature moderne. Cette revue n'était cependant pas rentable sous cette forme, et l'éditeur en cessa la publication. A la place il créa une sorte de magazine d'allure moderne, dirigée avec professionnalisme par le poètejournaliste Herman de Coninck et le journaliste Piet Piryns, rédacteur de l'hebdomadaire néerlandais
Vrij Nederland. Paul de Wispelaere passa dans la rédaction du nouveau magazine qui - avec un clin d'oeil à Willem Elsschot, dont le roman
Lijmen (L'arnaque, 1924) avait pour sujet l'édition de
La Revue Mondiale - prit pour titre la
Nieuw Wereld Tijdschrift (Nouvelle revue mondiale). Les autres rédacteurs furent congédiés. Mais avant même que ne parût la
Nieuw Wereld Tijdschrift (avril 1984), six de ceux-ci lancèrent une revue littéraire traditionnelle:
Diogenes (janvier 1984).
Diogenes était le titre que le critique, écrivain et historien d'art flamand August Vermeylen avait à l'origine prévu pour la
Nieuw Vlaams Tijdschrift (que sa mort, survenue en janvier 1945, l'empêcha d'éditer lui-même). Mais les rédacteurs de
Diogenes ne revendiquent aucunement le titre d'‘héritiers
La couverture du premier numéro de la revue ‘Diogenes’, paru en janvier 1984.
de la
N.V.T.’, et estiment d'ailleurs que la
N.W.T. n'est pas davantage en position d'y prétendre. Dans la première livraison de
Diogenes cependant, le romancier et critique Hubert Lampo évoqua ses activités en tant que membre de la rédaction de
N.V.T. Ces nouvelles venues furent l'occasion d'une bruyante agitation incluant même une véritabe plaquette éditée à part:
De dood van het N.V.T. (La mort de la N.V.T.), de la main de Georges Adé, rédacteur de
Diogenes et ancien de la
N.V.T.
Cette offre nouvelle: Diogenes, revue littéraire traditionnelle; la Nieuw Wereld Tijdschrift, sans apport bouleversant mais avec une présentation jeune, attirante et avec une ouverture sur la littérature (également étrangère, par exemple M. Kundera) et sur l'art, a sans aucun doute, jointe à d'autres revues récentes telles que Literatuur, Een oog in 't Zeil ou De brakke Hond, suscité une redistribution du public flamand.
Anne Marie Musschoot
(Tr. S. Macris)