Septentrion. Jaargang 11
(1982)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Aspects de l'expressionnisme en Belgique et aux Pays-Bas
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morose de l'instant devient ici fièvre d'exister et d'exprimer. C'est donc surtout en termes d'intensité expressive et de moyens mis en oeuvre pour l'obtenir que se mesurera la différence entre l'art de la génération expressionniste et celui de la précédente, bien qu'il faille tenir compte également de l'introduction de thèmes nouveaux et du développement de certains motifs jusqu'alors moins exploités, appartenant au monde de la techniquè, de la vie urbaine, des grandes collectivités. En tant que ‘programme’ éthique et littéraire, l'expressionnisme à tendance humanitaire, né en Allemagne vers 1910, s'est introduit d'abord en Belgique par le truchement de la guerre et de l'occupation allemande. C'est souvent par la lecture des Weissen Blätter, de Die Aktion et Der Sturm que les jeunes intellectuels flamands s'initièrent aux mouvements d'avant-garde européens. Les préoccupations sociales - y compris la lutte pour l'émancipation intellectuelle flamande - dont avaient fait preuve leurs aînés dans Van Nu en Straks se trouvèrent renforcées chez eux par l'engagement politique prôné par Die Aktion et par les tendances pacifistes, chrétiennes ou socialistes de poètes comme Werfel, Becher, Rubiner, etc. Van Ostaijen montra l'exemple en Flandre dans ses articles du Goedendag et surtout dans Het Sienjaal (Le Signal), paru en 1918, large hymne d'amour au monde et à l'humanité, où était évoquée, non sans une certaine influence de l'‘unanimisme’ français (Romains, Duhamel, etc.), la vie des grandes cités, en longs vers libres. Van Gogh, Ensor, Else Lasker-Schüler, Marcel Schwob et Withman y étaient chantés comme précurseurs et comme modèles. Le christianisme y rejoignait l'Internationale dans une volonté syncrétique de révolution pacifique. Après la guerre, Moens, Mussche, Marnix Gijsen et d'autres emboîtèrent le pas - entre autres dans la revue Ruimte, souvent en accentuant l'aspect catholique du message, tandis que Van Ostaijen lui-même, émigré à Berlin, se livrait déjà à d'autres expériences, plus purement formelles, dans le voisinage du Sturm et de Dada. Les Pays-Bas, que le premier conflit mondial avait épargnés, ne s'ouvrirent à l'expressionnisme humanitaire qu'après la guerre, principalement par l'intermédiaire de leurs voisins du Sud: Wies Moens et ses amis collaborèrent à plusieurs revues hollandaises telles que Roeping, De Stem et De Gemeenschap. Ce furent essentiellement les catholiques, Groenevelt, Permys et les frères Bruning, qui se firent ici les défenseurs en poésie des nouvelles idées. Toutefois, en dehors de toute influence allemande ou flamande, s'était manifestée aux Pays-Bas une forme d'expressionnisme vitaliste et cosmique, moins ‘collectiviste’ il est vrai, dans le recueil De Boog (l'Arc) de Herman Van den Bergh, paru dès 1917. Dans une forme encore relativement traditionnelle, celui-ci chantait l'ivresse de la communion du moi souverain et de la nature, que reprendrait bientôt à son compte en la portant à son point culminant le vitalisme de Marsman, au début des années 20Ga naar eind(2). Qu'ils aient ou non échappé à la mode ‘humanitaire’, tous ces poètes ont eu en commun le sens d'une grandeur cosmique inhérente à la vie humaine. Le monde devient pour Marsman le paradis retrouvé (Paradise regained, 1927):
het schip van den wind ligt gereed voor de reis,
de zon en de maan zijn sneeuwwitte rozen,
de morgen en nacht twee blauwe matrozen -
wij gaan terug naar 't Paradijs
(Le navire du vent est prêt pour le voyage,
le soleil et la lune sont des roses blanches comme la neige
le matin et la nuit sont deux matelots bleus
nous retournons au Paradis)
Van Ostaijen évoque l'âme de la ville où se joue l'énorme symphonie du destin et termine son Sienjaal (1918) en apostrophant son prochain comme son frère de soleil, son enfant de soleil: | |
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Als mijn broeder mij ontmoeten zal, wij zullen elkaar zeggen:
‘Mijn zonnebroer, mijn zonnekind’ (...)
Wij hebben de Aarde lief. De ronde, vruchtbare aarde.
(Quand mon frère me rencontrera, nous nous dirons:
‘mon frère de soleil, mon enfant de soleil’ (...)
Nous aimons la Terre. La terre ronde et fertile.)
L'aspect unanimiste de cette poésie et sa prédilection pour les villes, les ports, les paysages industriels, les rassemblements de foules - qui apparaissaient déjà chez le précurseur que fut Verhaeren, par exemple dans Les Villes tentaculaires - n'ont guère suscité d'échos dans la peinture expressionniste flamande et hollandaise, malgré l'exemple d'un Laermans. Un des seuls à représenter la vie urbaine est Masereel, notamment dans ses gravures sur bois des années 20, à résonance souvent religieuse, voire apocalyptique. Joostens donne aux villes d'Anvers ou de Furnes un aspect fantomatique, Floris Jespers insère dans son oeuvre des souveniers portuaires, mais il n'y a là rien de comparable à la vision citadine d'expressionnistes allemands comme Kirchner ou Meidner. Par contre, la communion avec la nature, le culte des choses simples où se projette le moi de l'artiste, l'amour des humbles qu'expriment dans leurs poèmes Van Ostaijen, Moens, Mussche, Henri Bruning, etc., étaient prefigurés dans les nombreuses scènes de la vie rurale et les portraits de paysans pour lesquels les premiers peintres de Laethem-St.-Martin affichaient une prédilection dès le début du siècle, Gustave Van de Woestijne en particulier. Ces thèmes sont encore amplifiés et accentués par une présence humaine plus monumentale dans les oeuvres de la deuxième génération laethemoise (les expressionnistes Permeke, De Smet,
Gustave van de Woestijne, ‘Deeske’, 1901, Laethem-St.-Martin, Coll. part.
H.J. Kruyder, ‘Le cavalier’, huile sur toile, 1933, Amsterdam, Stedelijk Museum.
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Frits van den Berghe) et du groupe hollandais de Bergen (Sluyters, Gestel, Kruyder et, dans un stade provisoire de leur évolution, Jan Toorop et sa fille). En peinture, la nouveauté ne semble pas résider essentiellement dans les motifs traités mais bien dans une vision, une attitude vis-à-vis du monde et de l'art, une technique. Et, à tout prendre, on peut dire que ces facteurs sont également prépondérants dans le domaine de la poésie expressionniste. L'espace pictural statique du réalisme, ‘vaporisé’ par l'impressionnisme, s'était transformé en champ magnétique dans la vision préexpressionniste de Van Gogh, puis chez Thorn-Prikker et Jan Toorop. Ces peintres, comme les symbolistes, dont ce dernier se rapproche, tendent à refléter dans les données extérieures du réel les tensions, le dynamisme d'un paysage intérieur tout en les maintenant en général dans le ‘cadre’ préétabli des perspectives anciennes. Mais l'impression du dehors prime encore, même si elle est filtrée par une subjectivité. C'est également le cas chez Kees van Dongen qui apprend à Paris la leçon des Fauves et traduit en tonalités vives et contours simplifiés la vie des ports et des filles de joie - avant de se laisser séduire par un public plus sophistiqué. Parmi les peintres de Laethem, Servaes va plus loin dans la déformation expressive du monde extérieur lorsqu'en 1905, déjà, il préfigure la gaucherie voulue par laquelle les expressionnistes accentueront la rusticité de la présence humaine, et confine sa palette dans des tonalités de boue et de nuit: la Nuit sainte, au symbolisme diffus, est parfois considérée comme le premier tableau réellement expressionniste en Flandre. La même densité d'expression et une plus grande lourdeur encore caractérisent ses Ramasseurs de pommes de terre de 1909. A l'inverse, le fauvisme brabançon de Rik Wouters se grise de lumière et de couleurs d'autant plus gaies qu'y transparaît le blanc de la toile et du papier. Le saut vers une esthétique résolument expressionniste ne se fait, dans la peinture et la littérature de nos régions, que vers la fin de la guerre. A ce moment la forme refuse de se plier encore aux exigences traditionnelles alors qu'il
A. Servaes, ‘Les planteurs de pommes de terre’, huile sur toile, 1909, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts.
s'agit d'exprimer la profondeur subjective. Les peintres rejettent la mimesis, l'imitation du réel perçu, l'idéalisation conditionnée par des canons anciens, et la représentation selon les lois de la perspective et de la vraisemblance. Les poètes renoncent à la description, à la confession, à l'ordre logique ou chronologique, et au discours traditionnel construit selon les conventions de la prosodie et de la syntaxe courantes. L'exemple de l'étranger a servi de tremplin. J'ai évoqué plus haut le rôle qu'ont joué les revues d'avant-garde allemandes dans la prise de conscience de l'expressionnisme littéraire. En ce qui concerne la peinture, l'interaction du cubisme français et de l'expressionnisme allemand a probablement constitué un facteur extérieur non négligeable. Le peintre français Le Fauconnier s'était fixé en Hollande pendant la guerre, alors qu'il évoluait d'un cubisme assez lâche vers un expressionnisme cubissant. Pour bref qu'il ait été, ce stade de sa carrière semble avoir influencé - à côté de la présence de l'expressionniste allemand Campendonck - le langage formel du groupe de Bergen déjà cité. Pendant ce temps, à Groningue, l'équipe du ‘Ploeg’ (la charrue), comprenant entre autres Werkman et Wiegers, se rapprochait provisoirement de l'esthétique de la ‘Brücke’. Au contact de cette avant-garde hollandaise, deux des principaux Laethemois, réfugiés à Amsterdam dans le même atelier, Gustave | |
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L. Gestel, ‘Oliveraie’, 1914, Otterlo, Musée Kröller-Müller.
De Smet et Frits van den Berghe, développèrent chacun un style expressionniste propre, présentant des réminiscences cubistes. Mais alors que les Hollandais, Gestel par exemple, empruntaient au cubisme la fragmentation de l'espace en plans colorés, il semble que les Flamands y cherchaient surtout une construction plus ferme, une monumentalité synthétique, comme si le fait d'être coupés de leur terre natale - et mettons l'accent sur la terre, pour laquelle ils avaient fui la ville à Laethem - avait approfondi leur besoin de solidité, de densité plastique. Ce besoin apparaît même chez le symboliste Gustave van de Woestijne, de la première génération de Laethem, qui, réfugié en Angleterre, ancre davantage son art dans la matière et se rapproche quelque peu dans la Flandre en exil, de l'expressionnisme naissant de ses compatriotes. La première toile expressionniste de Permeke, peinte en 1916 à Chardstock, répond au même souci de simplification robuste, mais celle-ci est poussée beaucoup
Constant Permeke, ‘L'étranger’, huile sur toile, 1916, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts.
plus loin dans l'anonymat des visages et la quasi monochromie de l'ensemble. Cette oeuvre s'intitule L'étranger... Sans doute le drame de la guerre - Permeke avait été blessé au siège d'Anvers avant d'être évacué en Angleterre - et la solitude de l'exil ont-ils été, pour tous ces artistes émigrés, les véritables catalyseurs qui déterminèrent l'approfondissement et l'intensification de leurs moyens d'expression. Volonté de monumentalité, tension intérieure, dynamisme des formes: voilà également ce qui distingue les poèmes proprement expressionnistes de Van Ostaijen et de Van den Bergh, qui voient le jour eux aussi pendant la guerre. Van Ostaijen chante surtout les entités ‘unanimes’ de la ville et du port (Het Sienjaal, 1918). Van den Bergh (De Boog, 1917) préfère la nature et un vitalisme cosmique. L'un et l'autre se portent d'un mouvement passionné à la rencontre du monde qu'ils saisissent et recréent dans une simultanéité d'impressions | |
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vertigineuses. Si tous deux affectionnent les larges fresques hymniques (comme Avondlied - chanson du soir - du premier ou De Vlam. Een symfonie -La Flamme, une symphonie - du second), Van Ostaijen rompt les schémas prosodiques traditionnels, au profit d'un vers libre long et souple qui épouse ce qu'il appelle la ‘dynamique’ du poème. Celle-ci réside essentiellement d'une part dans le principe d'association et de la concaténation d'images qui se développent indépendamment de tout souci logique ou ‘descriptif’Ga naar eind(3) et d'autre part dans l'utilisation du contraste et de l'effet de choc. Pour être portés par un élan lyrique, les poèmes du Sienjaal n'en obéissent pas moins à une solide construction d'ensemble: l'architecture qui soustend toute l'oeuvre culmine en crescendo dans la fanfare finale, porteuse du message. L'évolution de la poésie de Van Ostaijen pointera dans le sens d'une concentration de plus en plus grande, et d'une simplification expressive de la syntaxe et du vocabulaire, réduit à ses éléments les plus musicaux. On constate, également après la guerre, chez le Marsman de la période vitaliste, chez De Vries, chez Moens et la plupart des autres poètes expressionnistes, des synthèses analogues entre l'élan centrifuge des métaphores et le frein des tendances constructives. Lorsque les forces centripètes sont exceptionnellement absentes, l'oeuvre ne convainc guère: c'est le cas de l'interminable Litanie à la louange de St François d'Assise de Marnix Gijsen, ou du Dwaze Rondschouw (panorama stupide) de Brunclair. Mais quelle force concentrée dans un poème comme Vlam de Marsman! Vlam
Schuimende morgen
en mijn vuren lach
drinkt uit ontzaggelijke schalen
van lucht en aarde
den opalen dag
Flamme
Ecume du matin
et mon rire de feu
boit à d'énormes coupes
de ciel et de terre
le jour d'opale
Constant Permeke, ‘Femme de pêcheur’, dessin, 1921, fragment, New-York, Coll. part.
Qu'ils soient chrétiens comme Moens et Gijsen ou païens comme Marsman, que leur vision soit d'ordre cosmique comme celle de Marsman et Brunclair ou plutôt terrienne comme chez Van den Bergh et Moens, tous ces poètes ont en commun, dans le premier stade de leur expressionnisme, une ivresse d'expression - contrôlée - et une passion possessive. De même que Permeke, Gestel et leurs amis, ils embrassent le monde avec une fièvre qu'ils lui communiquent, ils veulent pénétrer l'essence de l'objet - paysage ou portrait -, non en schématisant celui-ci à outrance, comme les cubistes, mais en le connaissant intuitivement du dedans, en communiant avec lui, en le violant parfois pour en extraire un maximum de force expressive. Le résultat est parfois d'ailleurs une saisie du moi à travers l'objet, plus qu'une évocation de l'objet lui-même: voyez les vers fulgurants que Marsman consacre aux villes d'Allemagne et de Hollande. Dans ces rencontres entre la subjectivité et le monde, les dosages de l'une par rapport à | |
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l'autre peuvent être différents. Chez quelquesuns, la joie de la conquête basculera, à la suite d'une évolution personnelle, vers la projection d'un moi écorché ou écartelé dans un chaos qui le reflète: crise nihiliste de Van Ostaijen, ‘mortalisme’ de Marsman, invasions progressives du cauchemar chez le poète De Vries ou chez le peintre Van den Berghe dont les formes, solides au départ, deviennent spongieuses, comme atteintes d'une gangrène. Que l'expérience soit positive ou douloureuse, les termes pour la traduire obéissent à des procédés analogues. Pris séparément, ceuxci peuvent se rencontrer dans d'autres démarches artistiques, mais leur réunion caractérise généralement le corps à corps de l'expressionniste avec son matériau plastique ou littéraireGa naar eind(4). Finies les courbes lisses du symbolisme ou les touches en pointillés des néo-impressionnistes: le peintre aime le coup de brosse large ou fébrile, le sculpteur la forme ample ou primitive, (Oscar Jespers), l'écrivain le cri ou l'envoûtement. Finis les comparaisons compassées et les subtils néologismes: les associations d'images se ruent à l'assaut du sens, à moins que les mots isolés ne rayonnent dans leur pureté absolue sur la page blanche, ou ne s'entrechoquent avec dissonances et fracas. La perception déforme les choses. L'horizon danse entre les mâts de tel port de Permeke et le ciel, pour Marsman, se disloque et s'agence en un escalier hélicoïdal. Parfois l'espace de l'oeuvre est littéralement saturé. Des faisceaux de forces s'arc-boutent dans des cadres qui les compriment: intérieurs trop étroits de Permeke où se ramassent les formes, brefs poèmes concentrés et explosifs de Marsman ou de Van Ostaijen. Ou bien il arrive qu'un détail prenne une importance exagérée, disproportionnée: les
Constant Permeke, ‘Le port d'Ostende’, 1921, Tervueren, Coll. part.
Constant Permeke, ‘La famille au chat’, 1928, Ypres, Musée provincial d'art moderne.
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Gustave de Smet, ‘Méditation’ ou ‘Jeune femme à l'horloge’, 1931, Bruges, Patrimoine de la Province de Flandre Occidentale.
Floris Jespers, ‘Le baiser’, 1923.
mains s'agrandissent chez Kruyder, Servaes, Permeke ou De Smet et se multiplient de façon hallucinante chez Van Ostaijen. Tout comme des peintures de Permeke, De Smet ou M. Wiegman rapprochent en close-up une scène ou un objet au point de ne laisser de place à rien d'autre dans la conscience du spectateur, ainsi certains poèmes de Van Ostaijen, Burssens ou Marsman s'articulent autour d'une image en gros plan, une pomme au petit matin, les yeux d'une femme, un shako dans la boue d'un fort. D'autres procédés encore visent à intensifier le contact entre l'espace de l'oeuvre et le spectateur. La ligne d'horizon se relève très haut dans le tableau, de sorte que les formes se déversent impétueusement vers vous. Des typographies particulières vous jettent à la figure les mots ou des lettres séparées, sous l'influence sans doute de l'art de l'affiche. Souvent, en vue d'un effet accru de tension ou d'harmonie, les contours se simplifient et les couleurs s'étalent en aplats contrastés, de même que la syntaxe, la prosodie et le vocabulaire tendent à retrouver - artificiellement, faut-il le dire - une spontanéité sauvage. C'est peut-être au niveau du montage que les différences individuelles s'affirment le plus, par la souveraineté du ‘moi’ créateur agençant en un nouvel ordre les éléments de la réalité perçue. Le futurisme et le cubisme ont une prédilection pour cette forme de présentation, puisque leur démarche analytique procède volontiers à la déconstruction de l'objet - qu'il s'agisse de reproduire les stades d'un mouvement ou de regrouper mentalement différents aspects fragmentaires des choses. L'expressionnisme préférant une saisie plus globale et plus intuitive, le montage y est moins systématiquement pratiqué et s'écarte peu de la disposition naturelle des phénomènes dans le temps et l'espace, même lorsqu'il se rapproche de la ‘géométrisation’ cubiste, comme parfois dans la peinture de Jespers ou de Kruyder. L'essentiel de ce qui distingue l'expressionnisme anversois (P. Joostens, Fl. Jespers) de celui de Laethem ou d'isolés comme Brusselmans, Tytgat ou Malfait, réside dans une émancipation plus poussée vis-à-vis de la mimesis. | |
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Constant Permeke, ‘La roulotte’, huile sur toile, 1928, Bruxelles, Coll. part.
H.J. Kruyder, ‘Le tueur de cochons’, huile sur toile, 1925, Eindhoven, Stedelijk Van Abbemuseum.
Au nom de leurs théories esthétiques, les poètes et les critiques qui firent connaître les uns ou les autres attachèrent initialement plus d'importance à cette différence qu'aux nombreux points communs par lesquels cette avantgarde expressionniste nous semble, à présent, constituer un ensemble relativement cohérentGa naar eind(5). De façon analogue, le caractère plus ou moins subjectif ou arbitraire du montage opposa deux ‘clans’ de poètes. Van Ostaijen, Burssens, Brunclair et, dans une moindre mesure, MarsmanGa naar eind(6), furent les champions de l'autonomie du mot et de l'image - encore que le réel vécu ne perdît en fait jamais ses droits dans leurs poèmes, - tandis que la plupart des autres expressionnistes mettaient au service de l'idée humanitaire un langage resté forcément plus discursif et plus tributaire de l'usage courant. Dans ses poèmes basés plus spécialement sur des manipulations sonores de la langue, Van Ostaijen s'est parfois rapproché de la poésie ‘constructiviste’ du Néerlandais Van Doesburg (alias Bonset), qui visait davantage à l'onomatopée musicale, qu'à l'expression subjective. Van Doesburg était, en tant que peintre, disciple de Mondrian, avec lequel il collaborait au Stijl fondé dès 1917. Ici, la construction plastique s'émancipait totalement de la représentation du réel: avec le néo-plasticisme de Mondrian, et, dans le Sud, les compositions abstraites de Peeters, Servranckx, Vantongerloo, l'expressionnisme fut dès son épanouissement en Belgique et aux Pays-Bas, contrebalancé par un art géométrique non-figuratifGa naar eind(7). Pour conclure, on peut se demander en quoi, dans les années '20 et '30, l'expressionnisme de nos régions diffère en gros des formes d'art et de littérature qui lui sont les plus proches et qui ont pu avoir une incidence sur son développement: l'expressionnisme allemand, d'une part, le cubisme français d'autre part. L'expressionnisme allemand (et autrichien) présente souvent des structures plus éclatées, des formes plus ouvertes, des lignes plus tordues, des contenus plus pathétiques ou plus visionnaires. Il semble que dans l'expressionnisme flamand et néerlandais, les forces centripètes l'emportent généralement, les conflits sont plus intériorisés, les couleurs moins fréquemment criardes, les formes plus refermées sur ellesmêmes, et la vision - toute déformée qu'elle soit - plus proche de la réalité quotidienne. Le cubisme et la poésie qu'on en a parfois rapprochée - Apollinaire, Cendrars, Reverdy - font, eux aussi, une large place à l'expérience du monde sensoriel, mais celle-ci n'est le plus souvent que le point de départ d'une opération de déstructuration et de recomposition, | |
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d'analyse et de synthèse s'exerçant de préférence, pour ce qui est de la peinture, sur une nature morte ou un paysage cristallin. L'oeuvre cubiste est généralement plus harmonieuse, plus équilibrée, plus froide aussi. Elle se livre moins directement. Une alliance entre l'expressionnisme ‘débridé’ et le cubisme ‘construit’ fut réalisée par certains artistes du ‘blaue Reiter’, tels Marc et Macke: aérien, ensoleillé, leur art idéalise le réel à travers un prisme de couleurs gaies. Le mélange qu'offre à son tour le ‘plat pays’ se ressent davantage du limon et des nuages qui viennent de la mer. Le rêve y est palpable, prend forme de femme ou de bateau. Le délire ou la tempête sont en général maîtrisés, endigués: tantôt violence contenue, tantôt rêveuse lenteur, la subjectivité y épouse le poids du concretGa naar eind(8).
PAUL HADERMANN Professeur ordinaire à l'‘Université Libre de Bruxelles’ et professeur extraordinaire à la ‘Vrije Universiteit Brussel’.
Constant Permeke ‘Mer verte’, huile sur toile, 1935, Anvers, Musée Royal des Beaux-Arts.
Gustave de Smet, ‘L'été ou le pêcheur à la ligne’, gouache sur papier, 1926, Bruxelles, Coll. part.
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