Septentrion. Jaargang 11
(1982)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
[pagina 2]
| |
[Nummer 2]Erasme et les Pays-BasLes villes adorent se glorifier d'avoir engendré tel ou tel homme célèbre. Au dix-septième siècle - le siècle d'or des Pays-Bas-, Gouda et Rotterdam se disputaient l'honneur d'avoir abrité le berceau d'Erasme. Les défenseurs de Gouda ne pouvaient guère avancer d'arguments convaincants. Un certain Bernardus Costerus trouva un expédient. Erasme était bel et bien né à Rotterdam, affirmait-il, mais il pouvait difficilement passer pour citoyen de cette ville. Les parents d'Erasme auraient été domiciliés à Gouda. Pour éviter le scandale - le père étant prêtre -, sa mère se serait rendue à Rotterdam pour y donner naissance à son enfant. Or, des juristes réputés estiment que celui qui naît fortuitement hors du domicile permanent de ses parents n'est pas citoyen de son lieu de naissance. A ce propos, Costerus soulignait que Jésus, bien que né à Bethlehem, était dit Jésus le Nazaréen, argumentation qui n'eût pas manqué d'exciter l'esprit moqueur d'Erasme. Rotterdam l'a emporté, bien sûr: Erasme se présentait lui-même comme Desiderius Erasmus Roterodamus. C'est ce nom que ses contemporains lisaient au frontispice des nombreuses rééditions de ses écrits publiés à l'époque. Les habitants des Pays-Bas étaient fiers d'Erasme. L'étaient-ils tous? Les catholiques se montraient méfiants: ils n'avaient pas encore oublié que vers 1520, les traditionnalistes, et plus particulièrement les Dominicains, l'avaient beaucoup combattu. Une partie de son oeuvre était reléguée parmi les lectures interdites. En revanche, les remontrants le vénéraient beaucoup. Ce groupe restreint mais intellectuellement influent avait été exclu de l'Eglise réformée par le synode de Dordrecht en 1619, parce qu'il s'écartait de la doctrine calviniste sur la prédestination. Les remontrants reconnaissaient
Moine franciscain qui, au nom des principes, ne touche pas à l'argent, mais ne peut s'empêcher de peloter une femme. Dessin à la plume de Hans Holbein le Jeune en marge d'un exemplaire unique de l'édition bâloise de l'‘Eloge de la folie’ de 1515 (édition facsimilé par H.A. Schmidt, Bâle, 1931).
à l'homme une certaine part de libre arbitre. Leur position s'apparentait à celle d'Erasme, qui, en 1524, dans son Essai sur le libre arbitre, s'était distancié sur ce point des conceptions luthériennes. Initialement, le nom d'Erasme ne joua guère de rôle dans la polémique qui opposa les remontrants à l'Eglise officielle, mais la situation évolua rapidement. Le célèbre juriste Hugo de Groot (Grotius), l'un des fondateurs du droit international public, expliquait la sympathie que recueillait la position des remontrants notamment par l'influence des écrits d'Erasme. Dans son Historie der Reformatie (1671-1704 - Histoire de la Réforme, en quatre tomes), le remontrant Geeraert Brandt | |
[pagina 3]
| |
Idem. Gravure de Kaspar Merian d'après Holbein. ‘Eloge de la folie’, Bâle, 1676. C'est grâce à cette édition que le public a connu les dessins de Holbein.
présente Erasme comme un réformateur important, un champion de la liberté et de la tolérance. Tout cela, bien sûr, n'était guère favorable à la réputation d'Erasme au sein même de l'Eglise réformée. Toutefois, bien qu'ils aient rejeté les conceptions érasmiennes sur le libre arbitre, les réformés rigoureux lui doivent beaucoup à d'autres égards. Ils lisaient entre autres Zwingli, Bucer et Melanchton, trois réformateurs dotés de cette formation humaniste qui faisait défaut à Luther. Selon ses propres dires, Zwingli devait sa conversion à un christianisme plus évangélique à la lecture d'un poème d'Erasme! Calvin inaugura sa carrière d'écrivain par un commentaire du De clementia
Idem, mais ‘censuré’ (anonyme). Contrairement à ce que veut suggérer le texte, le moine n'hésite plus à manier l'argent. ‘Eloge de la folie’ dans ‘Opera omnia’ (édition Clericus), tome IV, Leyde, 1703.
(traité de la clémence) à partir de l'édition de Sénèque due à Erasme. Nombreux furent ceux qui, déçus par Erasme théologien et lui reprochant de ne pas s'être rallié à la Réforme, continuèrent néanmoins à admirer en lui le philologue, l'exégète, le moraliste ou le pédagogue. Tous ceux qui désiraient approfondir leur connaissance des auteurs classiques, du Nouveau Testament ou des pères de l'Eglise, trouvaient Erasme sur leur chemin et avaient recours à ses éditions de textes. Pour l'étude du Nouveau Testament, on utilisait le texte grec tel qu'il l'avait établi (première édition en 1516) et on consultait la traduction latine et les annotations dont il l'avait pourvue. Nombreux sont ceux qui puisaient dans la sagesse des classiques par | |
[pagina 4]
| |
Erasme par Albert Dürer. Bruxelles, 1520. Dessin au crayon noir.
l'intermédiaire des Adages d'Erasme, une collection toujours augmentée de proverbes antiques assortis de commentaires qui, de huit cent dix-huit en 1500, en comptait plus de quatre mille en 1533. En matière de sagesse pratique, même les calvinistes orthodoxes respectaient l'autorité d'Erasme. Ils affectionnaient beaucoup le poème didactique sur le mariage, dû à Jacob Cats (1577-1660), qui s'était inspiré pour une large part de l'Institution du mariage chrétien (1526) d'Erasme. Et pour ce qui était de l'exégèse biblique, malgré les objections dogmatiques que put inspirer Erasme, tous recouraient aux méthodes philologiques de l'humanisme avec son respect des langues de base de la Bible qu'étaient le grec et l'hébreu. Cela valait pour les remontrants, mais tout autant pour les prédicateurs orthodoxes rotterdamois qui, vers 1621, protestaient contre l'érection d'une nouvelle statue d'Erasme en cuivre. De son vivant déjà - il mourut en 1536 à Bâle -, l'influence directe et indirecte d'Erasme fut considérable. Elle atteignit un point culminant au cours de ce dix-septième siècle, qui vit publier aux Pays-Bas la moitié environ des plus de sept cents éditions d'Erasme. La moitié en étaient des traductions néerlandaises. Dès lors il ne faut pas s'étonner que la grande édition des oeuvres complètes d'Erasme, établie par le remontrant Jean Leclerc (Clericus), d'origine suisse, ait paru en dix tomes in folio à Leyde de 1703 à 1706. L'oeuvre d'Erasme est à la fois volumineuse et très diverse. Dans le sillage d'humanistes italiens tels que Valla, Ficino et Pico, Erasme aspirait à un renouveau sur le plan littéraire et religieux. La pratique des belles lettres devait aboutir au renouveau moral, celle de la théologie à l'imitation du Christ. Qui s'abreuvait aux | |
[pagina 5]
| |
Erasme. Gravure sur cuivre par Hendrick Bary dans G. Brandt: ‘Historie der Reformatie’ (Histoire de la Réforme), tome Ier, 2e édition, 1677 (souvent l'encadrement fait défaut).
| |
[pagina 6]
| |
Erasme à cheval. Gravure sur cuivre par Daniel Chodowiecky dans ‘Lob der Narrheit’, Berlin-Leipzig, 1781.
sources pures de l'Antiquité classique et chrétienne deviendrait, du moins Erasme l'espéraitil, un homme meilleur et un meilleur chrétien. Aux yeux d'Erasme, le latin médiéval qu'écrivaient les théologiens scolastiques, au jargon souvent abstrait et compliqué, était une langue barbare. Ayant étudié la théologie à Paris, il savait de quoi il parlait. Il préférait le latin élégant et coulant de Cicéron. A l'intention de son ami anglais Colet, il composa un manuel, De copia (première édition en 1512), où il énumérait notamment plus de cent cinquante variantes pour dire en latin: ‘Votre lettre m'a beaucoup réjoui’. Les Colloques, que l'on lisait plus encore que l'Eloge de la folie dans les siècles antérieurs, s'assignaient initialement un objectif limité: apprendre aux enfants à parler le latin comme en jouant, par le biais de dialogues très simples. Par ailleurs, leur utilité demeure incontestée: aux Pays-Bas deux de ces dialogues figurent encore dans un manuel de latin contemporain (1971). Toutefois, pour ce qui est des langues non plus, Erasme n'aimait pas les positions extrêmes. Dans son Ciceronianus (1528), il s'opposait aux humanistes qui considéraient le moindre écart par rapport à Cicéron comme une hérésie linguistique. Erasme manie le latin comme une langue vivante; ce qu'il écrit ne laisse jamais une impression artificielle. Il maîtrisait aussi très bien le grec, qu'il n'étudia pourtant qu'à un âge assez avancé. Toutefois, il ne répondait pas entièrement à l'idéal humaniste de l'homo trilinguis, connaisseur des trois langues anciennes (à l'instar du docteur de l'Eglise Saint-Jérôme), car sa connaissance de l'hébreu était limitée. Toutefois, c'est notamment grâce à son influence que fut créé en 1517, à Louvain, le Collège des trois langues, qui a considérablement contribué à la promotion de l'humanisme aussi bien aux Pays-Bas que par-delà leurs frontières. Dans son Antibarbari (première édition en 1520, mais sa rédaction s'était échelonnée sur vingt-cinq ans), Erasme affirme que l'étude des classiques ne constitue pas un danger pour la foi. Au contraire. Erudit, l'homme saura mieux comprendre la Bible. De plus, les écrits des anciens représentent en eux-mêmes une haute valeur éthique. Socrate et d'autres sages antiques enseignaient des principes de vie en quelque sorte des prolégomènes à la doctrine du Christ, le philosophe par excellence. La ‘philosophie du Christ’ ou ‘philosophie chrétienne’ prônée par Erasme n'est pas un système abstrait mais une philosophie pratique. Elle s'oppose à tout ce qu'Erasme ressentait comme formaliste: la pensée ‘labyrinthique’ de la scolastique et une religion demeurée empêtrée dans les lois et les cérémonies. Aussi, dans son Enchiridion (première édition en 1503), il plaide en faveur d'un christianisme qui relativise les formes extérieures sans pour autant les dénigrer. Dans ses nombreuses polémiques, il se défend de rejeter les lois et coutumes ecclésiales en tant que telles comme le lui reprochent les traditionnalistes. Il s'offusquait | |
[pagina 7]
| |
aussi en constatant que certains théologiens réformateurs suisses puisaient dans son oeuvre des citations qu'ils utilisaient dans le conflit qui les opposait à Luther sur le thème de la Cène. C'est qu'ils donnaient à croire qu'Erasme partageait entièrement leur conception spiritualiste. De semblables expériences amenèrent Erasme à mettre de plus en plus l'accent sur la tradition de l'Eglise. Ses critiques parfois virulentes avaient toujours eu pour cible les abus, jamais l'essentiel. Ayant reçu la prêtrise en 1492, il s'est toujours efforcé de rester bon catholique. Il a toujours considéré comme profondément déplorable la scission au sein de la chrétienté. Paix, unité et consensus sont des mots-clés dans son oeuvre. Très tôt, il décela dans la Réforme des aspirations contraires à ces idéaux. De plus, il reprochait aux partisans de la Réforme que leurs activités n'eussent mené ni à l'essor des belles lettres ni au relèvement du niveau moral, reproches typiques de l'humaniste qu'il était. Erasme ne se limitait pas à des plaidoyers en faveur de la paix au sein de l'Eglise. Il combattait la guerre partout où il le pouvait. Pour prévenir les destructions et les misères qu'entraînent les guerres, le roi doit, au besoin, faire de sérieuses concessions. Par-dessus tout, Erasme déplorait profondément des guerres où s'affrontaient des chrétiens: le baptême ne les unit-il pas au Christ et entre eux? Dans sa Plainte de la paix (1517), la Paix personnifiée se plaint d'être chassée partout, bien qu'elle soit ‘...la source, la mère, la conservatrice et la protectrice de toutes les bonnes choses que possèdent le ciel et la terre...’Ga naar eind(1). Champion de paix et d'unité, Erasme n'était pas aveugle aux différences entre les nations. Il partageait dans une très large mesure les préjugés de ses contemporains sur le caractère spécifique qu'on prêtait à chaque peuple. Toutefois, à ses yeux, les différences ne revêtaient qu'une importance secondaire. L'humanité constituait une unité du fait de sa nature raisonnable; dans le Christ, elle pouvait tendre vers une unité d'un ordre supérieur. Dans son dernier grand livre, l'Ecclesiastes (1535 - Le Prédicateur), consacré à l'art de prêcher, Erasme parle quelque part de la ‘légèreté innée’ des Français et qualifie les habitants de la Guelre de malins, les Hollandais de naturellement naïfs (les Pays-Bas, à ce moment-là, ne formaient encore ni une unité politique, ni même une unité culturelle). Ce qui importe aux yeux d'Erasme, c'est que chaque peuple puisse surmonter ses défauts en se tournant vers l'évangile. Le vrai philosophe ne connaît qu'une seule patrie commune. Cela vaut plus encore pour l'adepte de la ‘philosophie du Christ’. Un adversaire espagnol ayant traité Erasme de ‘Batave’ - ce terme avait la connotation de ‘stupide’ - s'attira la réplique que la nationalité importe peu. ‘Tous ceux qui servent la gloire de Dieu sont membres d'un seul peuple, sont frères, et même plus que cela’. A une autre occasion, Erasme avait déclaré qu'il se voulait ‘citoyen du monde’. Il n'empêche que, bien qu'ayant passé la plus grande partie de sa vie en dehors des Pays-Bas, il était fier d'être originaire du comté de Hollande. On y trouve, dit-il dans l'un de ses Adages, relativement plus de villes que partout ailleurs, la vie publique y est d'un niveau élevé, et on ne rencontre nulle part plus de gens d'un bon niveau d'érudition. Erasme y détaille pour ainsi dire les conditions nécessaires à l'apparition de la culture bourgeoise qui caractérisera les Pays-Bas jusqu'à nos jours. ‘N'avez-vous pas trop accentué l'importance d'Erasme pour la vie religieuse?’, | |
[pagina 8]
| |
L'édition par Erasme du Nouveau Testament, grec et latin, 1ère Edition, Bâle, 1516. Commencement de l'évangile selon Matthieu.
pourrait-on nous objecter. N'est-il pas avant tout l'auteur du satirique Eloge de la folie? La réponse est double: Erasme considérait personnellement comme sa raison de vivre de contribuer à la régénération du christianisme. Les lecteurs de l'Eloge - et ils sont moins nombreux qu'on ne le croit - savent que ce livre n'est pas uniquement une satire d'une multitude de stupidités humaines. Il traite aussi de formes salutaires de sottise sans lesquelles amour et poésie ne se conçoivent plus. La fin du livre est consacrée à la folie divine, la ‘folie de la croix’ prêchée par l'apôtre Paul (I Cor. 1:18). Erasme a dit de cet ouvrage (première édition en 1511; il l'avait écrit en 1509 en une bonne semaine) que son objectif était le même que celui de l'Enchiridion. Mais dans l'Eloge, conformément au conseil donné par Horace, il avait dit la vérité ‘en riant’. Les esprits dogmatiques, à l'époque et de nos jours, ne lui en ont pas su gré. En l'occurrence, la forme revêt une importance essentielle: une vérité qui supporte d'être émise sur le ton ironique jamais ne saura satisfaire les adeptes de thèses intégristes. Au dix-septième siècle, les protestants se divisaient en deux camps: celui des rekkelijken, des tolérants, et celui des preciezen, des rigoureux. Ces dernières années, la presse néerlandaise recourt fréquemment à ces termes pour désigner les courants qui s'affrontent au sein du catholicisme néerlandais actuel. Comme on peut s'y attendre, l'affinité avec Erasme est la plus prononcée chez les chrétiens à l'esprit plus ouvert. Toutefois, il convient de rappeler l'ambiguïté de leur modèle. Dans les milieux catholiques conservateurs, on se plaît à souligner la fidélité d'Erasme à l'Eglise traditionnelle, à son respect du sacerdoce et des sacrements. En 1969, à l'occasion de la commémoration du cinq centième anniversaire de la nais- | |
[pagina 9]
| |
sance d'Erasme, a paru à Amsterdam le premier tome de la nouvelle édition critique et annotée de ses oeuvres complètes. Cet événement ne put faire oublier que les Pays-Bas connaissent toujours leurs tolérants et leurs rigoureux, non seulement sur le plan religieux, mais aussi dans la vie politique. Dans l'après-mai '68, la modération érasmienne n'était pas également appréciée partout. Dans l'opéra Reconstructie (1969 - Reconstruction), inspiré de la révolution cubaine, Erasme apparaît sur scène comme le prototype du personnage ‘qui refusait de choisir lorsqu'il fallait choisir’. Avant d'accepter d'en rédiger le livret, Hugo Claus et Harry Mulisch, avaient refusé la commande d'une pièce consacrée à Erasme. On pourrait néanmoins avancer que les Néerlandais, même quand ils se tournent vers des modes de pensée à caractère idéologique prononcé, se montrent finalement assez hésitants devant l'extrémisme. En 1979, dans une allocation prononcée à l'occasion de son quatre-vingtième anniversaire, le publiciste de gauche Anton Constandse a été salué comme ‘un esprit véritablement néerlandais, un esprit érasmien’Ga naar eind(2). Dans ce contexte, précisait l'orateur, le terme érasmien n'évoquait pas ‘les tergiversations’ qui caractérisent aussi Erasme, mais s'appliquait à ‘l'équilibre imperturbable’ des convictions anarchistes auxquelles adhère Constandse. Le fait que l'orateur en question fût Harry Mulisch en personne ne fait qu'ajouter une pointe d'ironie à ces propos. JOHANNES TRAPMAN
Hans Holbein le Jeune: Etudes d'après les mains d'Erasme, 1523.
Mes remerciements tout particuliers vont à madame J.J.M. van de Roer-Meyers de la Bibliothèque municipale de Rotterdam, qui m'a été d'une aide précieuse dans la recherche des photos. |