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René Descartes d'après Frans Van Schooten (1644).
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Descartes et les Pays-Bas
L'on saurait difficilement surestimer l'influence qu'exerca le philosophe français René Descartes (1596-1650) sur la philosophie, les mathématiques, les sciences et la médecine de son temps. L'on sait aussi à quel point il s'associa étroitement à la vie intellectuelle des Pays-Bas où il vécut et travailla pendant vingt ans, y rédigeant d'ailleurs la plupart de ses ouvrages. Son premier séjour dans la République ne dura guère plus d'un an. Au début de 1618, après ses études chez les Jésuites au Collège Royal de la Flèche (1606-1614) et ses études de droit à Poitiers (1614-1616), il alla servir, comme bon nombre de jeunes nobles français de l'époque, sous les ordres du prince Maurice de Nassau. Deux régiments français faisaient alors partie de l'armée des mercenaires au service de la République. C'est dans l'un de ceux-là, caserné à Breda, que Descartes s'enrôla, à ses propres frais d'ailleurs.
Lors de son séjour à Breda, Descartes fait la connaissance du naturaliste hollandais Isaac Beeckman (1588-1637) qui, le 10 novembre 1618, mentionne pour la première fois le nom du jeune Français dans son journal. Les deux savants se rencontrent dans la rue, plus précisément devant un panneau qui soumet aux passants un problème de géométrie. Descartes demande à l'assistance de lui traduire le texte en latin ou en français. Quelqu'un s'en charge tout en lui faisant remarquer qu'il incombe à présent à lui, Descartes, d'apporter la solution. Le lendemain, celui-ci est déjà en mesure de la présenter à son interprète qui n'est autre qu'Isaac Beeckman.
Il n'importe guère de savoir si l'anecdote est vraie ou fausse. En revanche, il faut souligner que cette rencontre entre le jeune soldatphilosophe et le Hollandais, de huit ans son aîné, donnera naissance à une solide amitié fondée sur une commune passion pour la science. Dans la suite, les deux amis entretiendront une correspondance très suivie et lorsque Descartes quittera la Hollande, en avril 1619, il se rendra d'abord à Middelburg afin d'y prendre congé de son ami. C'est de 1618 que date, établie par Beeckman, la déduction dynamique de la loi de la chute des corps, de 14 ans antérieure à la déduction cinématique, présentée par Galilée, déduction qui, au niveau de la formulation mathématique, s'appuie sur les travaux de Descartes. Au cours des années 1619-1628, on retrouve Descartes dans de nombreuses villes européennes. Vers la fin de 1628, dix ans après son premier passage, il se fixe de nouveau en Hollande où il séjournera cette fois-ci presque sans discontinuité jusqu'en 1649.
Invité à maintes reprises par la reine Christine de Suède, il part, en septembre 1649, pour Stockholm où il mourra l'année suivante.
En s'installant en Hollande, Descartes cherchait avant tout à fuir les dissipations et les contraintes de la vie mondaine parisienne. Il reprend contact avec Beeckman qu'il retrouve, le 8 octobre 1628, à Dordrecht, ville où ce dernier avait été promu recteur de l'Ecole Illustre. Toutefois, comme Beeckman ne manque pas de se faire gloire de la part qu'il a eue dans la formation de Descartes, précisément au moment où celui-ci commence à connaître le succès, c'est bientôt la brouille entre les deux amis. Descartes qui le 1er janvier 1619 avait offert à Beeckman le manuscrit de son Musicae compendium tout en lui faisant promettre de ne pas le publier, le lui réclame. Beeckman s'exécute, le 18 décembre 1629 (Le manuscrit ne sera publié qu'après la mort de Descartes, en 1650). Plus tard, les deux amis se réconcilieront et se rencontreront plusieurs fois encore à Dordrecht et à Amsterdam.
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En Hollande Descartes fait la connaissance d'un grand nombre de savants renommés. En 1629 il rencontre à Amsterdam Henricus Renerius (1593-1639), originaire de Huy, ville située dans la principauté de Liège. Ce dernier avait fait des études de philosophie à Louvain et, après un bref séjour au séminaire de Liège, s'était joint au mouvement de la Réforme, après quoi il était allé étudier la théologie à Leyde où il essayait alors de pourvoir à ses besoins en donnant des cours particuliers.
Le 16 avril 1629, Descartes se fait inscrire comme étudiant à l'université de Franeker où il suivra, pendant un semestre, les cours d'Adriaan Metius (1571-1635), originaire d'Alkmaar et professeur de mathématiques. Toutefois, les cours de Metius ne constituent pas le mobile premier de sa venue à Franeker. Descartes entend y trouver la tranquille retraite qui lui permettra de se consacrer entièrement à l'élaboration de sa nouvelle philosophie. Ceci ne l'empêchera pas pour autant d'essayer d'entrer en contact, par l'intermédiaire de Metius, avec le frère de ce dernier, Jacob (ca. 1580-1628), un de ceux auxquels on attribue l'invention du télescope. Bien que Jacob ne fût nullement l'inventeur de cet important instrument astronomique, son frère Adriaan réussit à convaincre Descartes du contraire comme ce dernier devait d'ailleurs le relater lui-même dans son célèbre ouvrage La Dioptrique (1637). Après un séjour effectué à Amsterdam (de la fin de juillet 1629 jusqu'à la fin de mai 1630) Descartes se fit inscrire, le 27 juin 1630, à l'université de Leyde. Il y suivit les cours de mathématiques donnés par Jacob Golius (1596-1667) avec qui il se lia d'amitié. Il y fit aussi la connaissance du médecin catholique Cornelis van Hogelande (ca. 1590-1662) qui dans la suite allait devenir un de ses plus fidèles amis.
On retrouve Descartes à Amsterdam dès octobre 1630. Ce qui est frappant, c'est qu'il y change fréquemment de résidence. Cherchant avant tout à mener une vie aussi discrète que possible, il ne néglige pas pour autant ses contacts avec les milieux intellectuels, notamment par le biais d'une correspondance très abondante centrée tant sur des problèmes scientifiques que sur des questions philosophiques.
Frontispice de la traduction néerlandaise des ‘Principia philosophiae’ par René Descartes (1690).
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En 1632 il se rend à Deventer où il retrouve Renerius enseignant la philosophie à l'Ecole Illustre. La même année, il rencontre chez Golius, Constantin Huygens (1596-1687), secrétaire du stathouder Frédéric-Henri, avec qui il restera en étroite relation épistolaire et chez qui il trouvera, de diverses manières, aide et assistance. A la même époque, il prépare Le Monde, achevé en juillet 1633. Toutefois, ayant appris la condamnation de Galilée par l'Inquisition, il n'ose le publier.
De 1635 à 1636, Descartes séjourne à Utrecht où Renerius avait été nommé professeur de philosophie en 1634. Il y achève La Dioptrique. Enfin, en juin 1637, paraît le Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. Plus la Dioptrique, les Météores et la Géométrie, qui sont des essais de cette méthode. Le Discours doit donc être considéré comme une illustration de la méthode élaborée par Descartes. Selon celui-ci, le premier précepte à observer, c'est ‘de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle: c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation
Page de titre de la traduction néerlandaise des ‘Principia philosophiae’ par René Descartes (1690).
et la prévention; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute’. La pierre angulaire du système cartésien, c'est donc l'évidence, engendrée rationnellement par la pratique méthodique du doute. ‘Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité: je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie, que je cherchais’.
Par l'entremise de Renerius, des exemplaires du Discours furent diffusés dans la République et envoyés à Libertus Fromondus (1587-1653) et Vopiscus Fortunatus Plempius (1601-1671), professeurs à Louvain. Dans la suite, le second devait se révéler un des adversaires les plus acharnés de la philosophie cartésienne.
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Dans un premier temps, le Discours ne bénéficia que d'une audience somme toute assez réduite. Chose assez curieuse si l'on songe que, bien avant la parution de l'ouvrage, bon nombre de Hollandais avaient eu l'occasion, de par leurs rencontres ou échanges de lettres avec le philosophe, de s'initier aux idées et travaux de celui-ci (notamment à ses expériences et études relatives à la réfraction de la lumière), idées et travaux auxquels beaucoup d'entre eux avaient d'ailleurs réservé un accueil très favorable.
Renerius fut le premier à exposer ces nouvelles idées dans ses cours, assez prudemment toutefois, afin de ne choquer personne. En appliquant dans ses cours de physique la méthode du libre examen préconisée par Descartes, il donna en quelque sorte le feu vert à la philosophie cartésienne, faisant d'Utrecht la première université où furent enseignées les idées du philosophe français. Celles-ci furent également défendues dans cette même université par Henricus Regius (1598-1679), collègue de Renerius et, depuis 1638, professeur de médecine théorique et de botanique. Disciple et ami de Descartes depuis toujours, celui-ci ne se contenta pas de fonder ses cours de médecine sur les principes cartésiens. Il alla jusqu'à organiser à plusieurs reprises des disputes où furent soutenues, sous son contrôle, des thèses de physique antiaristotéliciennes et procartésiennes. Ce faisant, il entra bien vite en conflit avec Gisbertus Voetius (1589-1676), depuis 1634 professeur de théologie et plus tard (1641) recteur de l'université. La controverse éclata au grand jour lorsque Florentius Schuyl (1619-1669), patronné par Arnold Senguerd (1610-1668), philosophe aristotélicien, fut promu docteur en philosophie. Au cours de la soutenance, Schuyl fut violemment attaqué par un tenant du cartésianisme, présent dans le public. Senguerd le défendit mais fut à son tour pris à partie par Regius.
L'opposition de Voetius se déchaîna pour de bon après la publication, en 1641, des Meditationes de Prima Philosophiae in qua Dei existentia et animae immortalitas demonstratur, ouvrage composé de six méditations au cours desquelles Descartes reprend et approfondit les théories du Discours. Voetius, et avec lui un certain nombre d'autres théologiens, estimaient que la méthode de Descartes, fondée sur
Le système planétaire conçu par Descartes (‘Principia philosophiae’, 1690, p. 136).
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le doute systématique, était de nature à ébranler les convictions religieuses des croyants non avertis et à porter préjudice à l'église tout entière. Ils décelaient chez Descartes l'intention de soumettre au doute méthodique jusqu'à l'existence même de Dieu et d'accorder à la seule raison le privilège de trancher souverainement en la matière. Dans leur opposition farouche à la philosophie cartésienne, les théologiens, et, à leur tête, Voetius lui-même, en vinrent tout naturellement à s'en prendre, de façon parfois extrêmement virulente, à la personne même du philosophe et cherchèrent à tout prix à endiguer ‘les blasphèmes’ de ce dernier. Le conflit opposant Regius à Voetius déboucha sur l'interdiction pure et simple du cartésianisme à l'université d'Utrecht. Les ‘Leges et Statuta’ de 1643 interdisaient aux professeurs de philosophie de s'écarter de l'aristotélisme tant dans leurs leçons publiques que dans leurs cours particuliers. La polémique amère dans laquelle s'étaient lancés partisans et adversaires du philosophe français et l'interdiction officielle qui s'en était suivie n'aboutirent qu'à l'effet contraire: la controverse autour de la doctrine cartésienne se
Constantin Huygens, fils de Christian. Gravure de Willem Jansz. Delff d'après un tableau de Michiel Jansz. van Mierevelt.
poursuivit, plus âpre que jamais, sans que pour autant le nom de Descartes fût explicitement mentionné. Toutefois, Regius lui-même finit par s'éloigner de son maître, surtout après la publication des Fundamenta physices (1646), ouvrage qui, sur des points essentiels, s'écartait nettement de la philosophie cartésienne. Regius ne croyait pas aux idées innées, chères à Descartes, n'acceptait pas la preuve de l'existence de Dieu qu'avait formulée le philosophe et, contrairement à ce dernier, admettait la dualité du corps et de l'esprit. Ce ne fut qu'à partir de 1652 qu'un nommé J. de Bruyn (1620-1675) se vit enfin autorisé à enseigner ouvertement à Utrecht les idées cartésiennes.
A l'université de Leyde, le cartésianisme, propagé là-bas par François de Ban (1592-1643) et Adriaan Heereboord (1614-1661), fut, comme à Utrecht, frappé d'interdit dès 1647. Descartes y avait ses partisans, tels les mathématiciens Frans van Schooten père (ca. 1581-1646) et fils (1615-1660), le professeur de médecine Adolphe Vorstius (1597-1663), le théologien Abraham Heidanus (1597-1678), Golius et Van Hogelande. En revanche, il y était
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violemment combattu par Jacob Triglandus (1583-1654), le ‘Voetius de Leyde’, et par le poète Jacobus Revius (1586-1658). Tout comme à l'université d'Utrecht, l'interdiction n'eut guère d'effet. La controverse autour de Descartes ne s'apaisa pas. Entretemps, ce dernier avait achevé les Principia philosophiae (1644), synthèse de sa pensée métaphysique et de ses travaux de physique. En 1646 parut le Traité des passions de l'âme, écrit à l'intention de la princesse Elisabeth de Bohême avec qui il entretenait une correspondance amicale.
A la suite des conflits déclenchés par des théologiens orthodoxes, le passage de l'aristotélisme au cartésianisme fut plutôt lent à s'accomplir au sein des universités de la Hollande septentrionale. Toutefois, au fur et à mesure que progressera et s'intensifiera la recherche scientifique, la nécessité du libre examen, de l'observation systématique et de l'expérimentation originale s'avérera de plus en plus impérieuse. La physique, science empirique et expérimentale par excellence, connaîtra un nouvel essor, fondé cette fois-ci sur les principes mécanistes énoncés par Descartes. Partant ‘d'idées claires et distinctes’, on cherchera à expliquer les phénomènes par déduction. L'observation et l'expérience ne seront plus que d'importance secondaire. Toute explication se fera en fonction des mouvements, pressions et collisions provoqués par trois espèces de particules remplissant à elles seules l'espace tout entier et y engendrant des tourbillons (vortices). Christiaan Huygens (1629-1695), un des principaux physiciens du 17 e siècle, dans sa jeunesse profondément influencé par la physique de Descartes, devait écrire bien plus tard, en 1693, que ‘Monsieur Descartes avoit trouvé la manière de faire prendre ses conjectures et fictions pour des vérités’. En étudiant les lois régissant le heurt de deux corps, Huygens en vint à douter du bien-fondé de la physique cartésienne. Ces lois, sept au total d'après Descartes, constituaient le fondement de sa physique. Or, six d'entre elles se révélaient inexactes. Huygens réussit, en 1667, à formuler les lois exactes de la parfaite percussion
élastique. Lorsqu'en 1693 il continue à affirmer: ‘je ne trouve presque rien que je puisse approuver comme vray dans toute la physique’, il est évident
Henricus Regius. Gravure d'après un tableau de Hendrik Bloemaert.
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qu'il se trompe. En fait, tout au long de sa vie, Huygens étudia la nature en cartésien orthodoxe. Tout en critiquant sévèrement la méthode de Descartes, il finit par élaborer lui-même une science strictement mécaniste.
Bien que le cartésianisme dût son rayonnement aux universités où, au terme d'âpres luttes et polémiques, il avait fini par s'imposer, il faut reconnaître toutefois qu'au même moment, en dehors de ces cercles philosophiques et théologiques, il avait été accueilli par une foule de gens plus ou moins instruits. Parmi ceux-ci on peut citer, à côté de Huygens dont il vient d'être question, le modeste cordonnier Dirk Rembrandsz. van Nierop (1610-1682). Celui-ci rencontra Descartes en 1645 et devint par la suite un de ses admirateurs les plus fidèles. Par ailleurs, de nombreux médecins se référaient à la théorie des particules. Theodorus Craanen (1620-1690), Cornelis Bontekoe (ca. 1647-1685), Steven Blankaart (1650-1704) et d'autres encore empruntaient leurs conceptions médicales au cartésianisme.
Comme on peut s'en douter, la lutte pour ou contre Descartes a donné naissance dans la
Gisbertus Voetius. Gravure de Jonas Suyderhoef.
République de Hollande à une très abondante littérature prenant les formes les plus diverses. ‘Les publications des presses de la Hollande en faveur de Descartes sont innombrables. Apologies, commentaires, thèses, dissertations, discours, leçons, pamphlets, leur variété, comme leur nombre, est infinie’, écrit François Bouillier dans son Histoire de la philosophie cartésienne (1854). Dès 1656, les oeuvres de Descartes furent traduites en néerlandais par l'Amstellodamois Jan Hendrik Glazemaker (ca. 1619-1682) qui les rendit ainsi accessibles à ses contemporains néerlandophones. Signalons enfin, à l'intention de quiconque souhaiterait se familiariser avec les innombrables cartésiens qu'a connus la Hollande au 17ième siècle, l'ouvrage classique de Cornelia Louise Thijssen-Schoute, Nederlands Cartesianisme (Cartésianisme néerlandais) paru en 1954, livre absolument indispensable.
h.a.m. snelders
Professeur à l'Institut de l'histoire des sciences naturelles de l'université de l'Etat d'Utrecht.
Adresse: Kruisbeklaan 18, NL-3722 TH Bilthoven.
Traduit du néerlandais par Urbain Dewaele.
Domicile de Descartes à Amsterdam (Westerkerkstraat, actuellement Westermarkt).
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