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L'amour d'Alexander Cohen pour la France
Portrait d'Alexander Cohen par Kees van Dongen (1912).
La relation avec la France d'Alexander Cohen, né hollandais en 1864 à Leeuwarden, mort français en 1961 à Toulon, n'est que la longue aventure d'amour d'un homme rebelle de nature, méridional de tempérament. Socialiste à ses débuts dans les lettres, il devient promptement anarchiste pour terminer son existence comme monarchiste (français) convaincu. Renvoyé de l'école, il est d'abord apprentitanneur en Allemagne; réexpédié à Leeuwarden, il s'engage comme commis aux écritures dans l'armée indo-néerlandaise. Nouvelle erreur, soldée par une longue détention et le retour aux Pays-Bas. De commis aux écritures, le voici journaliste indépendant. Il le restera jusqu'à la fin de sa carrière mouvementée.
Ses premiers articles paraissent dans Groninger Weekblad, Morgenrood et Recht voor allen (L'Hebdomadaire de Groningue, Matin rouge, Droit pour tous), ce dernier dirigé par Domela Nieuwenhuis, père du mouvement socialiste à cette époque. Ses derniers articles aux Pays-Bas sont publiés dans les quotidiens De Telegraaf (Le Télégraphe) de 1906 aux années vingt et, de 1955 à 1957, dans Het Parool (La Parole). Ceci est cependant loin de représenter la somme de ses collaborations aux journaux et périodiques hollandais, et nous ne parlons pas des articles parus dans les feuilles anarchistes françaises, de ce qu'il écrivit dans Le Matin, Le Figaro, Le Temps et Le Mercure de France. Enfin, durant une période anglaise, entre 1893 et 1896, il collabora notamment à The torch of anarchy (Le flambeau de l'anarchie).
Jeune homme, une condamnation pour crime de lèse-majesté le fit s'expatrier en Belgique, d'où on l'expulsa en France, d'où on l'expulsa en Grande-Bretagne, après l'avoir condamné par défaut à vingt ans de travaux forcés. D'Angleterre il dut réintégrer les Pays-Bas, pour y purger les six mois de détention qu'il avait fuis et, lorsque l'ennui le chassa de son pays natal, il retourna clandestinement à Paris d'où il fut de nouveau expulsé, après un mois de prison - mais acquitté donc de travaux forcés. A peine rentré à Londres, il retourna de nouveau clandestinement à Paris où il reçut enfin le permis de séjour tant convoité.
Bien qu'il n'eût pas achevé ses études, il maîtrisait plusieurs langues: outre le néerlandais et le frison, le malais acquis aux Indes néerlandaises, le français, l'anglais, et même l'allemand du voisin abhorré. Aussi traduisit-il aussi bien Gerhardt Hauptmann et Frédéric Nietzsche en
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Alexander Cohen en uniforme de l'infanterie française en 1914.
français que Zola en néerlandais. Et c'est également lui qui fit connaître son compatriote Multatuli aux lecteurs de sa nouvelle patrie.
Sans doute cet amour pour la France est-il d'abord de nature romantique. Le 12 mai 1888, à cinq heures du matin, il descend pour la première fois du train à Paris: ‘j'y étais enfin, à Paris, le Paris de Napoléon, celui dont je rêvais depuis ma prime jeunesse’, écrit-il dans la première partie de son autobiographie In opstand (En révolte) et: ‘Paris! France! J'aurais voulu baiser la terre, et je l'aurais sans doute fait si la chose n'avait été impossible en pleine gare du Nord’. La critique de la France, de la république, de sa politique, de ses politiciens, de sa police ne tardera pas, mais, pour impitoyable et cruelle qu'elle sera, l'amour, lui, va demeurer, il ne fera d'ailleurs que grandir.
Tout jeune déjà, Cohen est un rebelle, il le restera toujours. ‘Mon père était un homme dur, bourré de principes et de théories’, raconte-t-il dans In opstand. Ce père, un commerçant juif de Leeuwarden, est la première figure autoritaire à laquelle il se heurte, et l'autorité n'est pas pour lui. Même pas alors. Il se révolte contre ce père et contre sa religion. Il ne prie plus que forcé par son père ou il fait semblant, dissimulant le livre pieux alors sous un volume profane de mêmes dimensions. C'est de cette manière qu'il fait connaissance avec Max Havelaar, roman anti-colonialiste qui marque le renouveau de la prose néerlandaise. Il s'enfuit, est rattrapé sur un bateau à Harlingen, est mis en pension chez des parents à Rotterdam, se retrouve apprenti-tanneur en Allemagne d'où on le renvoie. De retour à Leeuwarden, il s'échappe encore, cette fois pour Anvers, d'où la police lui fait réintégrer le toit paternel. C'est alors qu'il s'engage dans l'armée coloniale. Après une période d'instruction à Harderwijk, il s'embarque le 16 septembre 1882 pour les Indes néerlandaises. Il n'a pas 18 ans.
Si l'épisode allemand a déjà mobilisé sa répulsion innée pour toute personne ou tout système autoritaire, ce qu'il va vivre comme soldat ne fera qu'envenimer les choses. Il ne supporte évidemment pas la supériorité obtuse de ses chefs, fait fi de tous les règlements, accumule les querelles et les punitions, ce qui le mène à deux ans et demi de détention en cellule, après quoi il lui faut quitter l'armée où on le juge ‘complètement inadaptable’. En février 1887, le voici à Rotterdam. C'est alors que s'ouvre sa carrière littéraire. Après une série d'articles dans le Groninger Weekblad - (enfin réédités, après voilà bientôt cent ans, avec un choix de ses collaborations au Recht voor allen dans Alexander Cohen, uiterst links, journalistiek werk 1887-1896, (Alexander Cohen, l'extrême-gauche, pages de journalisme) rassemblés et introduits par Ronald Spoor, De Engelbewaarder 1980, ouvrage dont une suite sortira cette année, chez le même éditeur, avec des articles allant de 1906 à 1920, par les soins de l'auteur de ce texte-après ces débuts, donc, il travaille à La Haye pour Recht voor allen, feuille encore plus extrémiste dont le rédacteur, Domela Nieuwenhuis, se
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trouve en prison. Quelques semaines plus tard, tandis que le roi Guillaume III traverse La Haye en carrosse, Cohen crie ‘Dehors, le gorille!’, ce qui lui vaut six mois de prison pour crime de lèsemajesté. La menace d'une autre poursuite, à la suite d'un article paru en mars 1888 dans Recht voor allen lui fait craindre une condamnation tellement plus lourde que les six mois précédemment infligés, et si peu attrayante, après les deux ans et demi de détention qu'il a connus aux Indes (‘Çela ne me plaisait vraiment pas’) qu'il prend ses jambes à son cou en direction de Gand. Grâce à Domela Nieuwenhuis, il y obtient aussitôt la possibilité d'être rédacteur à la feuille socialiste Vooruit (En avant), mais, à la demande des autorités néerlandaises, on l'expulse de Belgique au bout de quelques semaines. C'est alors qu'il se rend à Paris.
Quand, le 12 mai 1888, il met pour la première fois le pied sur le sol français, il n'est pas seulement un rebelle professionnel, sans foi ni loi, mais il s'est déjà détaché du socialisme: ‘je fus (...) impétueusement conquis par l'anarchie, conception bien plus accordée à mon tempérament que les théories collectivistes ou communistes qui ne me paraissaient élever que des troupeaux serviles’. Après avoir loué une chambre - 18 F par mois - il commence à rédiger, pour Recht voor allen des articles qu'il signe Souvarine - le nihiliste de Germinal. Et il rend visite à Zola pour obtenir l'autorisation de traduire Au bonheur des dames qui doit paraître en feuilleton dans le journal gantois Vooruit. Avec les cachets de Recht voor allen, ces travaux de traduction assurent momentanément sa subsistance. Sans doute souffre-t-il parfois de la faim, sans doute doit-il parfois emprunter: n'importe, il est heureux d'être à Paris. Il déteste Thiers, fossoyeur de la Commune, ‘nain hideux, assoiffé de sang’, il vénère Louise Michel, l'anarchiste: ‘De sa bouche sortait l'esprit même de la révolution’ et encore ‘Au moyen-âge elle aurait été une sainte’ (In opstand). Après quelques années, il travaille pour Le Matin, tout en collaborant à des feuilles anarchistes telles que l'En dehors, le Père peinard, la Revue anarchiste, ce qui ne l'empêche pas de signer, dans Le Figaro, un premier article où il ridiculise la social-démocratie allemande. ‘De l'eau au moulin des
conservateurs du Figaro, mon article? Ça m'est égal, peu m'importe où j'écris pourvu que je puisse dire ce que je veux. C'est d'ailleurs moi qui, dans le même journal, allais publier, quelques mois plus tard, un papier dont la couleur anarchiste serait évidente’. Salué par Cohen, l'attentat à la bombe d'Auguste Vaillant au Palais Bourbon, le 9 décembre 1893, valut au journaliste d'être arrêté dès le lendemain, en même temps que quelques autres anarchistes. Deux semaines après cet attentat, le proscrit Cohen arrive à Londres.
Depuis août 1893, écrit-il, il n'est plus seul. On trouve dans In opstand quelques lignes consacrées à la femme qui partagea presque toute sa longue existence (elle mourut en 1959). Nous savons qu'elle était couturière dans un atelier de modes, qu'elle se nommait Elsa Germaine Batut et qu'on l'appelait Kaya. Ils vécurent ensemble à partir de 1893 et se marièrent 25 ans plus tard. Quelques jours après l'arrivée de Cohen à Londres, Kaya l'y rejoint. Dans la capitale anglaise, il met la même constance à poursuivre son activité politique, mais la nostalgie de la France le ramène tout de même clandestinement à Paris, où il fait opposition au jugement qui le condamne par défaut à vingt ans de travaux forcés. Avec succès: il se voit acquitter. Pour être aussitôt banni. Il retourne donc à Londres, après avoir subi un mois de cellule. Mais, à nouveau, il n'y tient plus et en 1896 part avec Kaya en Hol- | |
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lande, où un emprisonnement de six mois pour crime de lèse-majesté attend le futur monarchiste. Il purge sa peine, fonde un journal appelé De paradox (Le paradoxe), mais de nouveau il n'y tient plus: ‘Tout me ramenait irrésistiblement en France, à Paris, où je descendis du train le 14 juillet 1899, cette fois pour moi aussi un jour de fête. (Van anarchist tot monarchist - De l'anarchiste au monarchiste). A grand-peine, il parvient à annuler son bannissement; il entreprend même, en 1904, un voyage aux Indes néerlandaises et en Indochine pour le compte du gouvernement français, écrit une rubrique pour le Mercure de France (Lettres néerlandaises), devient rédacteur au Figaro
et, en 1906, correspondant du Telegraaf, qui paraît à Amsterdam. Il le restera environ seize ans, laps de temps pendant lequel s'accomplit la conversion politique qui le fait passer de l'anarchie au monarchisme. ‘Virage qui ne vint pas brusquement et dont les signes avant-coureurs étaient nettement perceptibles dans De paradox’. De l'homme libre-selon cette définition de Baudelaire qu'il avait reprise pour sienne - à l'enthousiaste soldat français de 1914, voici comment, à la fin de son autobiographie, il finit par exprimer sa conception de la société: ‘Bref, quand je fus arrivé à cette conviction que l'existence d'une France forte, saine, puissante - et, soit dit au passage, ceci vaut aussi pour le reste de l'Europe menacée par le raz de marée germanique, - quand je fus convaincu que cette France-là était incompatible avec le maintien de la République, je me détournai définitivement d'un régime où seule respire encore la mort’ et ‘En ce qui concerne cette France que j'aime, je suis devenu partisan de la monarchie, considérant froidement, objectivement, que c'est le seul régime capable de préserver ce pays du déclin. Ni fascisme, ni national-socialisme, ni communisme! La monarchie! La monarchie héréditaire!’
Alexander Cohen dans sa fonction de correspondant spécial du ‘Temps’ à Rotterdam (décembre 1918).
Alexander Cohen et sa femme, Elsa Germaine Batut, appelée Kaya, en 1935.
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Alexander Cohen et Kaya dans le jardin du Clos du Hérisson à Toulon où ils passaient les dernières années de leur vie.
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En 1889, dans Recht voor allen, il avait pris le parti de la République contre le ‘césarisme’ du général Boulanger, qui menaçait alors de l'emporter aux élections présidentielles. Quarante-cinq ans plus tard, le voici lui-même arrivé à prôner ce ‘césarisme’. Il aspire à ‘une monarchie disposant de plus d'autorité que le semblant de pouvoir accordé dans la plupart des pays constitutionnels, capable notamment de réprimer les insupportables excès d'un capitalisme chaotique, qui se meurt dans sa forme actuelle, capable donc de tenir fermement les rênes des puissances d'argent tant nationales qu'internationales’.
L'homme qui avait rejeté toutes les formes d'autorité appelait maintenant une monarchie autoritaire. Il chercha même à rejoindre l'Action Française, pourtant entachée d'anti-sémitisme. Est-ce la fin - plutôt décevante - d'une si brillante carrière d'écrivain? Toujours est-il qu'à partir de 1935 ce polémiste qui ne redoute rien ni personne et qui, toute sa vie, a défendu les opprimés et les malchanceux ne donne plus rien qui renouvelle ou dépasse sa production antérieure. Mais il est resté lui-même, aussi dans l'intransigeance de sa dernière prise de position politique, de ses dernières convictions philosophiques. Son Van anarchist tot monarchist n'est-il pas dédicacé: ‘A tous les esprits indépendants qui ne sont pas des tyrans!’
Pour cette indépendance d'esprit, l'individualiste de race qu'était Alexandre Cohen a tout enduré: la misère, la prison, l'exil. Son amour pour la France, ses liens avec elle sont aussi à trouver là. Et c'est ce qui donne à son oeuvre un attrait particulier qui la rend si chère à tous les ‘esprits indépendants’. A l'époque où il vivait, la République française répondait mieux que tout autre pays à ses tendances d'anarchiste, à son tempérament de polémiste. Ecrivain à la langue pleine de vie, critique aigu, observateur acerbe, juge impitoyable, Cohen était un homme d'une exceptionnelle intégrité. Comme elle devait le rapprocher de cette société française dont Kaya semble le symbole! Dans le long roman d'amour de Cohen pour la France, la culture latine devait nécessairement retenir captif ce jeune Juif frison, ce septentrional fasciné par le Sud. C'est pourquoi, dans ses écrits, les Pays-Bas ont intégré un peu de la terre française.
MAX NORD
Adresse: Banstraat 26, NL-1071 KA Amsterdam.
Traduit du néerlandais par Liliane Wouters. |
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