| |
| |
| |
Jan Hendrik Leopold (1865-1925).
| |
| |
| |
Jan Hendrik Leopold, poète de l'individualisme ‘monumental’
Willy Spillebeen
Né à Westrozebeke (Flandre occidentale), le 30 décembre 1932. Professeur de néerlandais. Poète, romancier et critique littéraire. Auteur de: De Spiraal (1959 - La Spirale), Naar dieper water (1962 - Vers les eaux plus profondes), Groeipijn (1966 - Mal de croissance), Ontwerp van een landschap (1977 - Projet d'un paysage), poésie; De maanvis (1966 - Le poisson-lune), De Krabben (1967 - Les crabes), De sphinx op de belt (1968 - Le sphinx sur le dépotoir), Steen des aanstoots 1971 - Pierre d'achoppement), De vossejacht (1977 - La chasse au renard), romans; 3 × Drempelvrees (1974), nouvelles; Emmanuel Looten, de Franse Vlaming (1963 - Emmanuel Looten, Flamand de France), Jos de Haes (1966), Een zevengesternte (1968 - Une pléiade), Hubert van Herreweghen (1973), André Demedts (1974), Martinus Nijhoff (1977), essais; traductions en langue néerlandaise d'Emmanuel Looten, de Pablo Neruda et de Roman Gary.
Adresse:
Sluizenkaai 47, 8600 Menen (Belgique).
Jan Hendrik Leopold (1865-1925) est considéré par beaucoup comme l'un des poètes les plus importants et par certains comme le poète le plus important des lettres néerlandaises du vingtième siècle. On constate pourtant - et cela est assez paradoxal - que son oeuvre n'est guère étudiée. Malgré l'influence considérable qu'elle a exercée, pratiquement, sur tous les poètes appartenant à la génération qui succéda immédiatement à la sienne propre, elle a été pendant des années sous-estimée par la critique littéraire. Il se peut qu'il soit effectivement un ‘poète pour les poètes’. Il y a le caractère clos et solitaire, il y a la musicalité de son langage qui, surtout à ses débuts, aboutissait à une ‘poésie pure’ extrêmement ‘sensitive’, fleurie et sensible. Par la suite, cette poésie devait évoluer vers un impressionnant individualisme à base philosophique. Toutefois, le contenu en était d'emblée tragique, et cet aspect tragique pèserait de plus en plus lourd, jusque dans la vie même du poète, qui aspirait à être ‘plus solitaire que le solitaire’. Aussi est-il parvenu - à son propre détriment, du moins de son vivant - à ‘(s)abriter dans (s)es propres paroles’. Celui qui veut connaître l'homme et le poète Leopold doit pénétrer à l'intérieur de son monde à lui et se laisser absorber par l'individualisme hypersensible, délicat et souffrant qui le caractérisait au début et qu'il a, par la suite, su dépasser dans une altière et fière conscience philosophique de sa solitude. Il importe
dès lors de distinguer dans son oeuvre les poèmes plutôt courts, ceux surtout de sa première période, des poèmes plus longs qui - c'est souvent le cas chez des poètes pratiquant les deux genres - sont nettement supérieurs et plus riches. Il faut savoir, en outre, que Leopold n'a pas publié grand-chose de son vivant: en 1910 une édition privée du long poème Oinou hena stalagmon (Une goutte de vin); en 1912 un recueil de Verzen (Vers)
| |
| |
sélectionnés par son contemporain P.C. Boutens, qui y avait réuni les poèmes de Leopold parus dans la revue De Nieuwe Gids (Le nouveau guide) en les faisant précéder d'une introduction de sa main - on sait que Leopold n'était pas très satisfait de cette publication; en 1913 un recueil plus volumineux de Verzen (Vers) sélectionnés par le poète lui-même; en 1915 une édition réservée et en 1916 une édition ordinaire du long poème Cheops (Chéops), que beaucoup considèrent comme son chef-d'oeuvre; enfin, en 1922, le recueil Oostersch (A l'orientale), des vers d'après des poètes persans et arabes - plus spécialement Omar Khayyam -, dont certains avaient déjà paru dans De Nieuwe Gids.
Leopold était célibataire. Il passa toute sa vie à Rotterdam à enseigner le grec et le latin. Quelque aimé et apprécié qu'il fût comme professeur, il était et restait un homme solitaire et hypersensible. En 1924, il dut abandonner sa profession à cause d'une surdité toujours croissante, dont il a souffert durant toute sa vie. Il mourut en 1925. La même année, un membre de sa famille publia encore un volume de Verzen (Vers) que la critique dénigra en général comme une édition faite par un amateur, peu fiable et peu soignée. Il fallut attendre l'année 1935 pour que l'on pût disposer d'une édition convenable des vers de Leopold, grâce au travail effectué par le poète et critique P.N. van Eyck, qui avait été chargé de mettre de l'ordre dans le vaste héritage littéraire du poète. Les oeuvres complètes de Leopold parurent en 1951 et 1952, un quart de siècle après sa mort. Le premier tome nous présente Verzen en fragmenten (Vers et fragments): les poésies achevées, dont un nombre considérable n'avaient jamais été publiées dans des revues ou sous la forme de recueil, et la masse des poésies inachevées, Verzen uit de nalatenschap (Vers de l'héritage) (pp. 235-571). Le second tome, Proza (Prose), comporte une série de Vroege gedichten (Premiers poèmes), les traductions que fit Leopold de fragments d'Homère et des tragiques grecs, sa traduction de la pièce de théâtre indienne Vasantasena, ses traductions d'écrits philosophiques de Spinoza, de Marc-Aurèle et d'Epicure, quelques essais critiques sur la musique et la
littérature, notamment une étude approfondie sur Honoré de Balzac, et, enfin, un Reisdagboek 1890 (Journal de voyage 1890).
Jan Hendrik Leopold débuta dans le climat littéraire du mouvement de Quatre-Vingts. Les jeunes auteurs de l'époque, Willem Kloos, Frederik van Eeden, Albert Verwey, Lodewijk van Deyssel, qui débutèrent autour de 1880, contribueraient avec leur revue De Nieuwe Gids à bouleverser et à modifier profondément les lettres néerlandaises. Ils étaient surtout influencés par le romantisme anglais et français (Chateaubriand et Hugo), le naturalisme (Zola et Maupassant), l'impressionnisme, le symbolisme et le courant de ‘l'art pour l'art’. A partir de 1893, Leopold publia assez régulièrement des séries de poèmes ou de longs poèmes dans De Nieuwe Gids. Les Zes Christusverzen (Six vers du Christ) furent sa première contribution en 1893; sa dernière fut le long poème Cheops (Chéops) en 1915. Les théories de Kloos sur l'unicité de l'art, ses plaidoyers en faveur de métaphores plus pures et plus sensuelles et d'un rythme personnel ainsi que son goût de ‘l'art pour l'art’ ont beaucoup influencé Leopold. Toutefois, il fut d'emblée marqué profondément par la poésie ‘sensitive’ de Herman Gorter. Leopold était d'autre part dès l'origine un individualiste, au début, comme le voulait l'époque, élégant et fleuri; plus tard, lorsque la solitude s'avéra inéluctable, animé d'un sentiment tragique de l'existence et porteur d'une démesure qui laissait loin derrière lui la plupart des poètes du mouvement
| |
| |
de Quatre-Vingts. Il ne parvenait pas à dépasser les tensions entre l'individu et la communauté en un art communautaire, comme réussirent à le faire Herman Gorter et Henriëtte Roland Holst-Van der Schalk. Ces tensions, il ne pouvait que les constater et s'efforcer de leur conférer une base théorique et philosophique. Lorsque, plus tard, dans Oinou hena stalagmon, dans Cheops, mais déjà partiellement dans Kinderpartij (Fête enfantine), il parvint à doter son individualisme de cette structure ‘monumentale’, il dépassait en fait son impuissance à entrer en contact avec la communauté.
En 1893 parurent dans De Nieuwe Gids les Zes Christusgedichten (Six poèmes du Christ), suivis en 1894 de Scherzo.
La figure du Christ est un alibi pour le poète lui-même, plus spécialement pour sa propre souffrance, procédé assez connu chez les poètes de Quatre-Vingts. Le chagrin trouve sa source dans la mort d'un être bien-aimé, symbolisant probablement les autres êtres devenus inaccessibles. Dans les vers de jeunesse et par la suite encore, ce motif de la bien aimée perdue - ou morte? - revient fréquemment. C'est là une première cause fondamentale de sa solitude. Il s'agit sans doute aussi d'un trauma personnel. Leopold se dissimule sous la figure du Christ, s'identifie avec celle-ci, qui est déjà monumentale en elle-même. Initialement, le décor est le jardin de Gethsémani, où le Christ se trouve sous l'empire de la mort - comme Leopold lui-même, qui meurt, non pas directement, mais indirectement, par la mort de la bien-aimée interposée. Suit l'élégie pour le défunt, qui est à la fois une lamentation sur le Christ et un cri sur soi-même. P.N. van Eyck, le meilleur critique de Leopold, trouve ces vers chargés d'un ‘excès de sensibilité’. Ensuite est exprimée la douleur des apôtres, nouvel alibi pour l'angoisse de Leopold, qui a perdu le contact avec la bien-aimée mais aussi avec les hommes. Cette série se termine par un Kerstliedje (Chant de Noël) et un poème sur Pâques. Cela exprime, à mon sens, la volonté consciente du poète d'affronter la vie avec la ‘pensée naissante’ du nouveau-né, c'est-à-dire de recommencer. Mais dans le poème sur Pâques, le Christ-Leopold a conscience d'‘être loin en soi-même / d'être l'homme fleuri souffrant, languissant, solitaire’,
c'est-à-dire l'homme de la solitude et de l'introversion, du sentiment de la vie qui dépérit, sort inéluctable.
Scherzo ne comporte en apparence que des chansons primesautières, où la bienaimée défunte se trouve une fois de plus idéalisée. Le ton de certains de ces poèmes est élégiaque, le sens de la vie sentimental et d'une délicatesse quasi féminine, le langage sensitif. Heureusement, les épanchements directs du coeur sont plutôt rares: Leopold transpose, dissimule. Ainsi y a-t-il la jolie berceuse Laat de luiken gesloten zijn (Laissez les persiennes closes), destinée à une morte, mais sa mort a pour ainsi dire fermé au monde extérieur les persiennes de la maison du poète. La série se termine par un impressionnant dialogue entre le poète et la bien-aimée: Gij, eersteling, hebt neergezien (Toi, premier-né, tu as regardé). Il s'agit en fait d'un autoportrait à peine voilé. Le poète appelle son âme ‘une existence secrète et dense’. La bienaimée la qualifie de ‘douloureux renoncement / (qui meurt), comme derrière l'apparence, / abandon, lutte hautaine, solitaire / plus encor que le solitaire’. Le poète parle encore du ‘langage de (s)es pensées’, que la bien-aimée appelle des ‘mots d'orgueil, / tantôt des cris de révolte, de répulsion, / le soi placé très haut, tantôt le soi tombé très bas, / le désespoir, le fiasco de la banque du hasard’. Enfin, le poète exprime sa préoccupation essentielle: ‘l'attente, l'imparue au souf- | |
| |
fle suspendu’. Dès le début, Leopold exprime son individualisme tragique et fier, une défense contre ce qui est fondamental dans son être: une bien-aimée morte - ou perdue -,
par l'intermédiaire de laquelle il est lui-même mort pour les autres. Comme il ressortira principalement de Kinderpartij (Fête enfantine), toute l'oeuvre de Leopold exprime une forte disposition à se donner, à s'abandonner à autrui, mais une fatalité plus forte que lui l'en empêche.
Verzen 1895 (Vers 1895) et In gedempten toon (En sourdine) restent dans la lignée des premiers vers: des phrases sinueuses sensitivistes, très imagées et voilées. Il y a par exemple le désir de la mort dans O, als ik dood zal zijn, dood zal zijn (Oh, quand je serai mort, serai mort). Dans les deux poèmes intitulés Verlaine, qui sont par ailleurs des in memoriam, Leopold esquisse un autoportrait intériorisé. Il est plus intimiste, plus couleur pastel que Toi, premier-né, tu as regardé. Léopold voit en Verlaine ‘un homme devant soi menant / sans bruit ses matins détachés, / un pauvre, mais tendre, émouvant’. Le sens se trouve dans ‘cette vérité / l'unique de notre existence / qu'il nous faut demeurer cachés, / perdus en sainte patience’. Leopold y affirme de manière quasi absolue que ‘Les vaines préoccupations / des hommes en lui n'ont plus cours.’ La fatalité de l'isolement y est, mais la fierté et l'orgueil de Toi, premier-né,... y font défaut.
Dans Verzen 1897 (Vers 1897), le ton général est plus élégiaque, plus langoureux et tendre, mais le langage se fait plus clair et les contours des vers sont moins flous. Om mijn oud woonhuis peppels staan (Autour de ma demeure de vieux peupliers) et Staren door het raam (Par la fenêtre), à nouveau deux autoportraits, en sont indubitablement les vers les plus importants. Le refrain toujours répété ‘ma bien-aimée, ma bien-aimée, où es-tu restée?’ rappelle la chanson moyen-néerlandaise Egidius, waer bestu bleven? (Egidius où y a-t-il compagnie?: la même solitude, la même plainte sombre, adressée en l'occurrence à une bien-aimée morte, non pas à un ami mort. Le poète entre dans sa maison ou dans sa vie solitaire, ‘les yeux vides / et qui ne trouve paix ni repos’. Plus caractéristique encore du Leopold sensitif, quasi silencieux - la qualification de ‘quasi-silence’ que donna P.C. Boutens à la poésie de Leopold dans son introduction aux Verzen de 1912 est devenue célèbre -, est le poème Staren door het raam (Par la fenêtre). Il n'y a que le léger mouvement de quelques branches contre la fenêtre, un début de mouvement - le début (‘pensée naissante’) a toujours fasciné Leopold; il renvoie en effet au renouveau -, une ombre de pensée naissante et, plus abstraitement encore, ‘une angoissante réflexion’. Ce début, toutefois, porte aussi en lui son inertie, son impuissance (ou son fatum?). Les choses ‘voudraient avoir, - avoir - lors que tenus / se dressent morts les arbres nus, dans l'air’. Même l'air est
‘vide’ et ‘privé d'âme’. Leopold exprime ici sans aucun pathos son impuissance, le fond de sa faiblesse et de sa sensibilité: il est comme les branches des arbres, comme les arbres mêmes, comme l'air vide, privé d'âme. Le vent, le vent de l'élan vital, du goût de vivre, a ‘dégringolé’ de sa vie. Dans la même série, nous trouvons le Kerstliedje (Chant de Noël) médiéval, apparemment simple, petit chef-d'oeuvre où s'exprime le naïf, l'enfantin, renvoyant toujours à la ‘pensée naissante’ dans l'être de Leopold. Cela ressemble à une tentative d'évasion vers le naïf, l'idyllique, mais c'est plus qu'une évasion. Par ailleurs, des images du monde enfantin - ‘petits doigts’, ‘petits pieds trottants’, etc. - se retrouvent dans de nombreux poèmes. Le cycle Morgen (Aube) est aussi axé sur le début du jour,
| |
| |
la pensée naissante. L'exemple le plus remarquable en est sûrement le long poème Kinderpartij.
Albumblad (Page d'album) comprend quelques traductions de rondeaux de Charles d'Orléans où nous retrouvons le problème de Leopold: le début et la conjuration de ‘l'angoisse, du poids et de la tristesse des sens’. Il y a aussi la traduction d'une ballade de Christine de Pisan, fière affirmation de solitude. Dans De molen (Le moulin), Leopold qualifie à juste titre sa poésie de ‘réflexion rêveuse’. Le poème le plus important de la série est Regen (Pluie), qui résume en fait de longs poèmes tels qu'Oinou hena stalagmon et Chéops. Il nous présente une analyse décrivant d'une manière plastique l'état d'âme de Leopold. L'ondée a fui au loin, la turbulence et l'impétuosité de la jeunesse sont passées, mais ce qui reste est ‘le bleu frileux’, la sérénité qui, plus tard, fera de lui un stoïcien. Toutefois, la goutte de pluie accrochée à la fenêtre - symbole du poète, ou en tout cas de l'individu - ‘reste encore à trembler / dans la fraîcheur qui luit’ qu'est devenue sa vie. La vie renouvelée et renaissante après l'averse se remet en mouvement dans ‘ce cristal tremblant’ de l'individu. Le macrocosme se mire dans le microcosme. L'impuissance de l'individu se trouve accentuée.
Le poème Pluie renvoie presque directement aux longs poèmes de Leopold, où son individualisme monumental limité se trouve élargi et d'où la sensibilité de Claghen (Plaintes), par exemple, est totalement absente. Leopold a voulu dépasser de cette manière la limitation du moi, ce vers quoi il tendait déjà dans les Six poèmes du Christ. L'étude des philosophes Spinoza, Marc-Aurèle et Epicure et des poètes orientaux n'est certes pas étrangère à cette orientation. Le long poème Zult gij begrijpen kunnen, verstaan (Pourrez-vous comprendre) dans Voor 5 december (1899 - Pour le 5 décembre) présente une fois de plus un autoportrait du poète, celui du ‘Génie recroquevillé / (...) dont on a rongé les ailes / fragiles, auquel on a brisé les membres’, qui s'unifie dans une harmonie finale avec la femme, se rendant compte ‘que ceci était la terre promise’. Toutefois, cela demeure un rêve, une vision de ‘l'attente, l'imparue au souffle suspect’, comme Leopold l'exprimait déjà dans Scherzo (1894).
Kinderpartij (Fête enfantine) a pour sujet la fête d'anniversaire d'une fillette de dix ans. Au début, la description semble impressionniste et pointilliste. Mais au milieu de ses petits camarades, la petite fille trouve ‘la porte vers la contemplation’, ‘des vues de l'âme’, ‘dans un ordre curieux / et apparentées entre elles’, ‘les choses innombrables’ et aussi quelque chose de plus profond: ‘l'unique indubitable / la sensation du propre moi, / l'intimité, ce moment, se pensant et se contemplant’. Elle trouve aussi ‘la silencieuse unité de tous ceux-ci’. Leopold décrit effectivement ‘un enfant songeur, qui s'amuse / dans des ombres de profondeur’. La ‘pensée naissante’ du Chant de Noël dans les Six vers du Christ. Le cortège des enfants devient ensuite la vision d'un cortège des Heures, des Saisons, et enfin d'un cortège de Déesses. Finalement il se dissout, s'évapore, se volatilise. Dans cette ‘fête enfantine’ Leopold a vu ‘un autre sens plus profond’, et c'était ‘comme si cela représentait quelque chose’. L'élément du jeu demeure jusqu'à la fin, mais la fête enfantine, avec ses mouvements de cercles concentriques de plus en plus larges, se dissipe et finalement il ne reste plus rien. Chéops, plus tard, refusera cette fusion de l'individu avec le cosmos, qui est en fait une perte de soi.
Oinou hena stalagmon (Une goutte de vin) est aussi une tentative de fuite de la pri- | |
| |
son que l'on est soi-même. On se souviendra que le poète n'y a pas réussi par la voie de l'amour pour la bien-aimée, qui est morte ou qui n'a pas paru, ni par la voie de la ‘pensée naissante’. Cette fois-ci, il se laisse moins guider par le sentiment, mais il recourt à la philosophie. Voici le contenu du poème: une goutte de vin versée en offrande sur le gaillard d'avant d'un navire pénètre toutes les eaux. La ‘tension’ devient ‘universelle’ jusqu'à ce que naisse une ‘similitude retournée en elle-même’. Deuxième image: la pomme tombant d'une branche perturbe l'équilibre de l'univers, mais celuici retrouve son repos dès que le Tout a repris sa place modifiée. De la même manière, il existe une relation entre l'individu et la société; une relation de don (la goutte de vin) et d'accueil (l'univers qui reçoit la pomme), mais à mon sens, les deux mouvements sont interchangeables. Toutefois, l'individualisme ne sera pas vaincu, car le poète refuse de se laisser absorber par l'océan et par le Tout. La coïncidence du macrocosme (monde extérieur, univers, société) et du microcosme (monde intérieur, psychè, individu) est présentée comme une sorte de loi, comme ce fut déjà le cas dans Pluie, mais le poète refuse de se perdre dans un ensemble plus vaste. Il demeure un individu, fût-il agrandi à l'échelle cosmique. Symbolisant les pensées de l'individu, la goutte de vin réussit à ‘se fondre, étalée’ dans l'océan de la foule et dépasse ainsi ses propres limites,
de sorte que d'autres ‘vies d'âme’ lui sont ouvertes. Et la pomme, que recueille bel et bien l'univers, doit surmonter les tensions à l'intérieur d'elle-même. Ainsi, ‘dans la plénitude des temps’, l'individu grandit et devient un dominateur des peuples. Ce poème, qui exprime l'échange entre l'individu et la société, est une fière confession de l'individualisme monumental que veut être aussi Chéops. Au lieu d'une fusion entre l'individu et la société, il y aura ‘une curieuse domination’ et l'individu prend place sur ‘le trône des peuples’. Cela souligne le caractère exceptionnel, mais aussi l'isolement et la solitude de Leopold.
Enfin il y a Cheops (Chéops), généralement reconnu comme un sommet de la poésie néerlandaise, plus grandiose et plus accessible que la Fête enfantine par trop intimiste et qu'Oinou hena stalagmon par trop philosophique. Après sa mort, le pharaon égyptien, faisant partie d'un cortège de défunts, effectue le voyage impressionnant à travers le cosmos. A l'approche de l'Egypte, toutefois, il se sépare des autres et retourne vers sa pyramide et son sarcophage, vers ‘les symboles d'autrefois’: ‘les caractères sacrés, les anciennes / salutations, les termes solennels / des rapports de force (...) / (...) les interminables / louanges et la série marmonnée de noms riches et de gloires élevées / des fils des dieux’. Leopold exprime ici définitivement son fatum: ayant suivi sa pensée jusqu'au bout, le pharaon désire rester à jamais solitaire mais pleinement lui-même et ne pas se fondre dans un ensemble plus vaste. L'individu dépasse largement le groupe.
En 1904 déjà, Leopold avait fait la connaissance de la poésie d'Omar Khayyam; en 1906, il consacra un article au poète persan; en 1912, il publia dans De Nieuwe Gids une première série Oostersch (A l'orientale), publiée sous forme de recueil et augmentée en 1922; Van Eyck trouva encore deux séries de poèmes orientaux parmi l'héritage. Leopold semble donc avoir vécu, pendant les vingt dernières années de sa vie, en contact étroit avec cette poésie orientale. Il y a incontestablement trouvé une synthèse du stoïcisme et de l'épicurisme: la sensualité et le plaisir de vivre y sont alliés à une grande chaleur intérieure, à une conscience omniprésente de la contingence et à une
| |
| |
sagesse à la fois profonde et simple telle qu'elle est notamment exprimée dans le magnifique poème Jezus, die door de wereld ging (Jésus, qui alla par le monde) et dans plusieurs séries de Quatrains. Par la suite, Leopold est devenu un véritable maître du quatrain: une forme claire et bien délimitée, un système qui le protège pour ainsi dire contre sa propre sensibilité, qui s'exprimait formellement dans ses vers antérieurs, sensitifs, impressionnistes et même pointillistes. Toutefois, le vers est demeuré fluid, sensuel et plastique: ‘Les lèvres de l'eau, amoureuses, joyeuses, / s'étendent sur le cercle voûté / de toutes parts ouvert; furtivement elles arrivent / et s'imposent et s'étirent...’ ceci n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Il y a d'importantes différences entre la première série de poésies à l'orientale de 1912 et la deuxième de 1922. Dans les dernières années de sa vie, Leopold s'était aigri, il était quelquefois franchement misanthrope: ‘Mon arbre a des coings au lieu des fruits / brillants et doux comme le miel, / Le sommet est passé et le sentier / s'étend vers le bas devant mon pied’.
Les Verzen uit de nalatenschap (Vers de l'héritage) que P.N. van Eyck fait figurer dans la partie des Verzen en fragmenten (Vers et fragments) (pp. 235-571) des oeuvres complètes infirment la théorie selon laquelle le poète plus âgé se serait consumé et aigri dans la solitude et l'amertume. Les dernières années de sa vie, il semble au contraire avoir énormément écrit et il était aussi occupé à préparer tout cela en vue de la publication lorsqu'il mourut inopinément à l'âge de soixante ans. Van Eyck fait précéder ces poèmes du vers O rijkdom van het onvoltooide (O richesse de l'inachevé). Cette partie de son oeuvre est évidemment destinée à des spécialistes, mais jusqu'ici, ceux-ci semblent très rares, voire inexistants. Une thèse de doctorat, rédigée en allemand, de J.M. Jalink, qui publia également une Bijdrage tot een levensbeschrijving (Contribution à une biographie), et deux études circonstanciées de P.N. van Eyck sont les seules publications traitant également des ‘vers de l'héritage’.
Jan Hendrik Leopold, qui témoignait de lui-même qu'il était ‘O comme les roses, écarlates, / closes, recroquevillées, lasses et noires, / un noeud de meurtrissures, un coeur pourpre, / du sang coagulé présenté dans une paume vide’, était incontestablement un être hyperémotif, d'une sensibilité très riche et de ce fait condamné à une vie de souffrance. Sa surdité a contribué à l'isoler très tôt des autres, mais grâce à une fière affirmation de soi - qui était finalement une acceptation de soi -, il est parvenu à surmonter, à dépasser le néant, la vanité de l'homme et de lui-même. Dans ses longs poèmes surtout, il est allé au-delà de ce bégayement individualiste pour aboutir à un chant obscur, grandiose et objectivant, qui n'en gardait pas moins une attention jamais défaillante pour le détail musical et plastique. Grâce à ses longs poèmes, auxquels il convient cependant d'ajouter toute une série de poèmes courts et de quatrains, la poésie de Jan Hendrik Leopold constitue un sommet dans la poésie néerlandaise, et même dans la poésie européenne du vingtième siècle.
Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
|