Les oeuvres complètes d'lsabelle de Charrière.
Hollandaise et noble de naissance, Suisse par son mariage, Isabelle van Tuyll van Serooskerken (Belle de Zuylen) se sentait ‘du pays de tout le monde’. Née au château de Zuilen près d'Utrecht le 20 octobre 1740, cette aînée de 7 enfants, élevée par une gouvernante genevoise, fut tôt attirée par les charmes de la culture française.
Mariée sur le tard à un gentilhomme vaudois, le précepteur de ses frères, Charles Emmanuel de Charrière, en 1771, après avoir refusé plusieurs partis dont James Boswell, Isabelle vivra aux côtés de son mari dans le petit manoir du Pontet à Colombier (Neuchâtel) une existence très sobre dont la nature complexe a remarquablement été mise en lumière par Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe.
Un conte digne de Voltaire, Le Noble, marque en 1762 des débuts prometteurs dans la carrière des lettres. Toute sa vie sera empreinte de cette dévotion à la lecture, à la réflexion, aux lettres, à la musique, et par-dessus tout à l'amitié franche et sincère partagée surtout avec des jeunes gens, en particulier Benjamin Constant, et dont la jeunesse et les disponibilités compensaient un peu l'absence d'enfants qu'elle ne put jamais avoir.
La sobriété classique qu'elle fit sienne dès sa jeunesse marqua indélébilement son oeuvre: La Fontaine, Boileau, Molière, Racine seront ses guides préférés. Mais elle n'ignore pas les écrivains de son temps. Sans tout approuver chez Voltaire, qu'elle rencontra, elle est cependant voltairienne dans le meilleur sens du terme. Elle défendra Rousseau et sa pauvre compagne, Thérèse Levasseur, sans souscrire aux thèses et à la morale du Genevois. Montesquieu, Ramsay, Hume rejoignent Kant, Goethe et Cervantès. Elle pourra saluer les débuts prometteurs de Joseph de Maistre, critiquer Germaine de Staël, Chateaubriand, fréquenter Godwin, Huber et consulter Cagliostro sur sa santé. Aristocrate libérale et lucide, elle juge sans pitié la famille d'Orange et Louis XVI, salue 1789 mais exècre Mirabeau, Collot d'Herbois et Robespierre. Calviniste par tradition familiale, elle veut un moment épouser un officier catholique, puis évoluera vers ce type de religion dont convenait tout honnête homme au 18e siècle. Contre la tradition, sa famille et ses amis, elle ne voulut épouser que l'homme de son choix pour mener finalement une vie sentimentale qui ne fut pas sans orages.
Ce portrait esquissé à grands traits rappellera peutêtre le ‘chaos’ voltairien de Faguet. Cependant on ne distingue nulle contradiction, nul nihilisme chez elle, au contraire. Il faut le dire, et le répéter, Isabelle de Charrière n'occupe aujourd'hui dans l'histoire des lettres françaises ni dans celle des femmes la place qui lui revient de plein droit. On la connaît surtout pour quelques romans et contes, Le Noble, Caliste, les Lettres neuchateloises, Trois femmes plusieurs fois réédités, l'extraordinaire correspondance qu'elle adressa à Constant d'Hermenches, pour son amitié amoureuse à l'égard de Benjamin Constant. Seuls quelques rares curieux connaissaient l'existence d'une oeuvre considérable, inédite, variée, et quelquefois difficile d'accès. L'édition des OEuvres complètes, un événement marquant dans l'histoire des lettres françaises, change désormais toutes ces perspectives. Deux volumes ont paru à ce jour chez l'éditeur Van Oorschot d'Amsterdam, couvrant les années 1753-1766 de la correspondance et le théâtre, et deux autres sont sur le point de paraître, regroupant les lettres des années 1767 à 1783 et une première série de romans, nouvelles et contes. Dans l'ensemble, plusieurs milliers de lettres, inédites pour la plupart, des romans souvent inconnus tel l'extraordinaire Henriette et Richard tout empreint de kantisme, une oeuvre dramatique inconnue et de bonne facture qui rend hommage à Molière militant, d'acerbes pamphlets politiques sur la Révolution française, des essais notamment sur Rousseau, des réflexions critiques sur l'éducation, le travail, la poésie, des
oeuvres musicales, sont dorénavant présentés dans une édition qui se veut à la fois scientifique et lisible. Des commentaires et des notes pourront satisfaire les lecteurs les plus exigeants.
C'est donc une Isabelle de Charrière telle qu'enfin en elle-même la changent ses écrits qui se dégage de ces volumes. Ses réflexions sur le sort de la femme, l'abus des privilèges et de l'autorité, la quête de la liberté, le rôle de la culture, l'horreur