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L'enseignement du néerlandais en Wallonie et du français en Flandre
Omer Vandeputte
Né en 1933 à Marke (Flandre occidentale). Licencié en philologie germanique. Professeur à Kortrijk (Courtrai). A traduit en néerlandais Antigone de Bertholt Brecht. Collaborateur de la revue Ons Erfdeel.
Adresse:
Watervalstraat 14, 8510 Marke (Belgique).
Le mardi 7 décembre 1976, le Conseil culturel de la communauté culturelle française a adopté le décret Bourgeois. S'il devait être sanctionné par le roi - c'est-à-dire accepté par le gouvernement - il pourrait avoir des conséquences très importantes non seulement en ce qui concerne l'enseignement du néerlandais en Wallonie, auquel il a trait directement, mais aussi pour ce qui est des relations entre les communautés culturelles néerlandaise et française de Belgique.
Depuis la législation linguistique de 1932, le néerlandais occupe officiellement, dans l'enseignement en Wallonie, au même titre que le français dans l'enseignement en Flandre, une position privilégiée par rapport aux autres langues modernes - c'est-à-dire l'anglais et l'allemand - qui sont traditionnellement enseignées dans l'enseignement secondaire en Belgique. Le décret Bourgeois se propose de mettre fin à cette situation privilégiée dont bénéficie officiellement le néerlandais dans l'enseignement en Wallonie, où il est le pendant du français dans l'enseignement en Flandre. Cette attitude du Conseil culturel a suscité l'étonnement et une certaine irritation en Flandre.
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Un pays, une langue?
L'histoire de la Belgique, avant 1932, se caractérise par la liberté en matière d'enseignement et d'emploi des langues, telle que la garantit la Constitution. Sur le plan concret, cette situation revenait à une prédominance absolue du français dans l'ensemble du pays, y compris en Flandre. L'Etat belge reconnaissait la liberté de langue dans des matières privées, mais acceptait exclusivement le français en tant que langue administrative pour l'ensemble du pays. La majorité des Flamands étaient des ouvriers et des agriculteurs sans culture qui ne participaient d'aucune manière aux organismes locaux et nationaux et ignoraient le français. Sous le régime censitaire, les élec- | |
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teurs en Flandre appartenaient quasi exclusivement à la bourgeoisie francisée. De plus, il n'existait pas de langue flamande standardisée et généralisée pour la partie flamande du pays. Membre du Gouvernement provisoire au lendemain de la révolution de 1830, Alexandre Gendebien put déclarer à juste titre: ‘Il faudrait publier une traduction dans tous les dialectes flamands, et ces dialectes sont très nombreux.’
Et le néerlandais dans tout cela? Après la séparation des Provinces-Unies et des Pays-Bas espagnols, aux environs de 1600, un néerlandais standardisé et généralisé s'était développé dans les provinces de Hollande septentrionale et de Hollande méridionale, sous l'influence notamment des milliers de Flamands et de Brabançons qui avaient émigré du sud vers le nord pour des raisons d'ordre politique, économique ou religieux. Depuis, les provinces méridionales, c'est à dire la Flandre, ne connaissaient qu'une multitude de dialectes qui n'avaient pas beaucoup de liens entre eux et audelà desquels le français constituait le seul moyen de communication plus ou moins généralisé.
De 1815 à 1830, le néerlandais remplaça officiellement le français en Flandre, mais au lendemain de la révolution belge de 1830, le néerlandais - on disait expressément ‘le hollandais’ - était de nouveau suspect. La Belgique était en effet conçue comme un Etat de langue française. La loi de 1850 qui régissait l'enseignement de l'Etat prescrivait l'étude du français pour le pays entier, réservant celle du néerlandais et de l'allemand exclusivement ‘pour les parties du pays où ces langues sont en usage’. Bien que le législateur eût prévu l'étude approfondie du flamand en région flamande, toutes les matières - et souvent même jusqu'au cours de flamand! - y furent enseignées en français exclusivement. Dans l'enseignement libre, qui n'était pas régi par la loi, l'emploi du flamand par les élèves flamands lors des récréations et des heures de loisirs demeura encore longtemps interdit: ‘Les élèves qui parleraient le flamand, soit en récréation soit en promenade, iraient à l'encontre de notre volonté la plus formelle. Le flamand n'est employé qu'en classe pour l'enseignement du catéchisme et du flamand lui-même. Encore faut-il qu'on s'exprime en langue littéraires,’ écrivit l'évêque de Bruges, Monseigneur Faict, aux prêtres qui enseignaient dans les collèges épiscopaux.
En se servant du terme de flamand, on voulait se distancier délibérément de la langue qui se parlait aux Pays-Bas. Comme il n'existait pas de langue flamande généralisée, il faut entendre par les termes de flamand et de langue littéraire l'ensemble des dialectes néerlandais qui persistaient dans le nord de la Belgique, c'est-à-dire en Flandre, et qui, épurés par les gens de lettres des mots, des tournures et d'une prononciation par trop locaux, passaient pour autant de succédanés d'une langue parlée et écrite généralisée pour la Flandre dans son ensemble.
La position de faiblesse qui fut celle du flamand, langue de la majorité des Belges, au dix-neuvième siècle, transparaît aussi dans les différentes lois qui réglaient l'accès à l'université. Sous la rubrique de la connaissance des langues, les candidats pouvaient choisir entre une traduction du flamand, de l'allemand et de l'anglais pour ce qui touchait aux langues étrangères, mais tous les candidats devaient présenter une composition latine et une composition française, ce qui signifiait, en d'autres termes, que la connaissance du flamand n'était exigée de personne - même pas des Flamands! - mais que la connaissance du français était exigée de tous les candidats. Les lois de 1857, 1861 et 1890 ne changèrent en rien cet état de choses.
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Il est difficile de savoir exactement quel fut le sort de l'enseignement du flamand en Wallonie dans la jeune Belgique. Nous pouvons l'imaginer. Quel intérêt une langue qui, pour des raisons d'ordre social et politique, devait encore lutter pour son unité et acquérir quelque prestige pouvait-elle susciter ‘à l'étranger’? Le fait qu'en 1878 le nombre d'élèves à préférer le néerlandais en tant que cours à option au collège des Jésuites de Charleroi était supérieur à ceux qui choisirent l'anglais s'explique par la présence dans cette région de dizaines de milliers d'ouvriers flamands qui avaient fui la pauvreté de la Flandre après 1840 et émigré vers la Wallonie où ils trouvaient un modeste gagne-pain dans les houillères et les aciéries.
L'affaire Coucke et Goethals illustre à quels excès pouvait aboutir la liberté de langue garantie par la Constitution. Goethals et Coucke étaient deux ouvriers qui travaillaient dans la région de Charleroi et qui, en 1860, furent accusés de vol avec assassinat et mis à mort. Le procès se déroula en français, que l'un des accusés maîtrisait à peine alors que l'autre l'ignorait tout à fait. Un gendarme luxembourgeois qui ne connaissait pas trop bien le français ni non plus le néerlandais, leur servait d'interprète. Cette affaire suscita une vive émotion en Flandre. Le droit légal à la liberté semblait coïncider avec le droit du plus fort.
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Un pays, deux langues?
L'effondrement du Second Empire, les répercussions de la Commune de Paris et l'impuissance de la Troisième République affaiblirent considérablement l'autorité et le prestige politiques et militaires de la France; la langue et la culture françaises en subirent le contrecoup partout en Europe. Les francophiles belges doivent l'avoir ressenti aussi. Mais en dehors de ce facteur externe, c'est le dynamisme du peuple flamand, auquel le romantisme insuffla une inspiration nouvelle, qui donna le branle à une évolution en Belgique. En 1883, il y eut la loi De Vigne-Coremans, qui accordait une toute petite place au néerlandais dans l'enseignement officiel - en Flandre - pas encore dans l'enseignement libre, qui comptait une grande majorité d'élèves. En résumé, la loi en question prévoyait que les écoles d'application de l'Etat - où les futurs instituteurs flamands apprenaient leur métier - seraient flamandisées et que dans les sections d'enseignement secondaire des écoles normales et des athénées (écoles secondaires de l'Etat), les cours de flamand seraient donnés en flamand à partir de 1886. Cette mesure devait s'étendre à deux autres matières. Dans les Programmes belges de 1887, le flamand trouve sa place, en tant que cours commun, parmi les cours de religion, français, histoire, géographie, botanique, zoologie, gymnastique.
Après la révision de la Constitution de 1893, fut instauré le suffrage universel au vote plural, qui renforçait le poids électoral des Flamands. En 1898 fut obtenue la loi relative à l'emploi de la langue flamande dans les publications officielles: dorénavant, le flamand était reconnu, à côté du français, comme langue officielle de la Belgique. Les textes néerlandais et français des lois et arrêtés avaient désormais la même valeur juridique. Officiellement, c'était la fin de la Belgique unilingue. En Wallonie, le néerlandais se voyait accorder, officiellement du moins, une place privilégiée par rapport à l'anglais et à l'allemand.
Mais quels résultats pouvait-on espérer de cette promotion? En Flandre, le néerlandais était toujours un amalgame fondé sur la langue écrite archaïsante bourrée de gallicismes et de formes dialectales. Pour ce qui était de la connaissance du néerlandais du professeur plein de bonne volonté, généralement un Flamand qui
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n'avait pas reçu de formation pédagogique, ce n'était guère mieux. De plus, il fallut attendre 1910 pour que le néerlandais fût introduit comme langue d'enseignement dans les collèges catholiques en Flandre.
Il n'en reste pas moins qu'en Wallonie se manifestait quelque intérêt pour la langue que parlaient les Belges non francophones, qui constituaient en outre la majorité de la population, comme il ressort notamment du rapport des Congrès de 1905 de l'enseignement moyen: ‘Nous avons constaté et nous savions déjà, du reste, que l'étude de la langue flamande préoccupe de plus en plus les hommes d'enseignement du Hainaut. Un prêtre du diocèse de Bruges, M. Demeester, professeur de flamand à Bonne-Espérance, lut à la Ve section un rapport très bien fait sur le but de l'étude de la langue flamande dans les collèges wallons et sur les moyens dont on dispose pour faire fructifier cette étude.’ Il est exact que les directives émanant des évêques et adressées aux directeurs et professeurs des collèges, relatives à l'enseignement du néerlandais, publiées en août 1906, condamnent les principes fondamentaux du Mouvement flamand ainsi que les actions en faveur de la néerlandisation de l'enseignement universitaire en Flandre. En revanche, elles comportent aussi la reconnaissance du caractère bilingue officiel de la Belgique après la loi sur l'égalité. ‘Ne serait-il pas souhaitable que tout Belge instruit comprît les deux langues de la nation?’ se demandent les évêques. Ces mêmes instructions énumèrent en outre quelques mesures tendant à promouvoir l'enseignement du néerlandais (le flamand) en Wallonie. En effet, ‘Le temps n'est plus où, sous prétexte de glorifier l'âme belge, on commençait par en négliger et supprimer la bonne moitié. Cette période a pris fin dans notre pays...’
La loi Nolf de 1923 relative à l'université de langue française dans la ville flamande qu'était Gand fut une autre application et illustration de cette aspiration à une Belgique unitaire bilingue. La loi prévoyait que dans la section flamande, deux tiers des cours seraient donnés en néerlandais et un tiers en français; dans la section française, deux tiers des cours seraient donnés en français et un tiers en néerlandais. Du côté flamand, on semblait toujours disposé à accepter le bilinguisme généralisé.
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Un pays, deux peuples. Vers la réciprocité?
Rien ne permet d'affirmer que le bilinguisme généralisé ait jamais été, du côté wallon, quelque chose de plus qu'un vague désir que nourrissaient quelques Belges fervents patriotes, un ‘il serait souhaitable’ sans conséquences sur le plan pratique. Révélateur à cet égard est l'objectif que poursuivit Raymond Colleye, à savoir la séparation politique de la Flandre et de la Wallonie. En 1915, Colleye causa du scandale avec sa déclaration: ‘La Belgique sera latine ou elle ne sera pas.’ Jules Destrée, dans sa Lettre au roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre, traduisit immédiatement le progrès du néerlandais en Flandre comme une défaite enregistrée par le français: ‘Ils nous ont pris notre langue.’
La première guerre mondiale suscita de graves tensions au sein du camp flamingant. Les ‘passivistes’ entendaient préserver leur loyauté à l'égard de la patrie commune des Wallons et des Flamands et refusèrent de collaborer avec l'occupant en vue de la réalisation définitive des droits flamands. Les ‘activistes’, en revanche, estimèrent que la Flandre devait profiter de l'occasion qui lui était offerte et ils attendaient de la part de l'occupant l'application stricte de la législation linguistique, qui était souvent restée lettre morte. En 1916, l'Université de l'Etat de Gand fut néerlandisée et un certain nombre de départements ministériels - en pre- | |
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mier lieu le ministère des Arts et des Sciences - furent dédoublés en une section wallonne et une section flamande. C'est ainsi qu'aux yeux de nombreuses gens, et notamment de beaucoup de Flamands, le flamingantisme devint synonyme de trahison et de collaboration avec l'ennemi.
La défaite de l'Allemagne mit évidemment fin à cette Flamenpolitik. La répression antiflamande, qui avait déjà commencé pendant la guerre au sein de l'armée, frappa très fort. Toutefois, un retour pur et simple aux aspirations d'avant-guerre vers un bilinguisme étendu à l'ensemble du pays n'était plus possible. Le programme minimaliste élaboré vers 1919-1920 par les chefs de file flamands des partis traditionnels catholique, socialiste et libéral, plaidait en faveur de l'unilinguisme des régions, position qu'avaient adoptée de nombreux Wallons dès avant la première guerre mondiale. Aux yeux de ceuxci, les francophones de Flandre devaient, au besoin, être sacrifiés à la néerlandisation de la Flandre, si cela pouvait permettre d'éviter la naissance, en Wallonie, d'îlots linguistiques flamands qui résulteraient de la présence de dizaines de milliers d'ouvriers et de cultivateurs flamands à Charleroi, Verviers, Mons, Liège, Seraing, Jumet, Gilly, Tournai...
La néerlandisation complète de l'Université de l'Etat de Gand, par la loi de 1930, fut un moment capital dans l'évolution de la législation en matière d'emploi des langues et d'enseignement. Cette loi résultait en partie d'une réaction flamande à la véhémente répression antiflamande qui sévissait au lendemain de la première guerre mondiale, réaction qui s'exprima encore à d'autres moments, notamment lors de l'élection, en 1929 à Anvers, d'August Borms. Celui-ci était un activiste condamné à mort et se trouvait en prison; avancé comme candidat par le Frontpartij (Parti du front), il obtint presque le double des suffrages portés sur son adversaire libéral.
La néerlandisation de l'Université de Gand ne pouvait demeurer sans conséquences pour l'enseignement primaire et secondaire. La loi de 1932 en fut la preuve immédiate. La langue régionale, c'est-à-dire le français en Wallonie et le néerlandais en Flandre, devint la langue de l'enseignement aussi bien dans l'enseignement de l'Etat, l'enseignement provincial et l'enseignement communal que dans l'enseignement libre qui, au nom de la liberté d'enseignement, s'était toujours refusé à appliquer la loi. La nouvelle loi constituait un pas définitif dans le sens d'un équilibre linguistique sain et viable en Belgique: la création d'une Flandre unilingue. L'élaboration de la loi fut longue et pénible, mais finalement le principe selon lequel ‘langue régionale = langue d'enseignement’ fut admis parce qu'il se trouvait dans la ligne du Compromis des Belges de 1929, dont le Wallon Jules Destrée et le Flamand Camille Huysmans furent les inspirateurs.
La loi de 1932 prévoyait aussi que dans chaque année de l'enseignement secondaire, quatre heures de cours par semaine seraient consacrées à l'enseignement d'une ‘seconde langue’, c'est-à-dire d'une première langue étrangère. Dans la pratique, cela voulait dire généralement le néerlandais pour la Wallonie, à l'exception de la région de langue allemande, et quasi exclusivement le français pour la Flandre. Il ne faut pas perdre de vue, toutefois, que l'intérêt que l'on portait au néerlandais et la qualité de l'enseignement de cette langue en Wallonie étaient de loin inférieurs à ce qui était le cas dans l'enseignement du français en Flandre. En Flandre, le français restait toujours, pour la très grande majorité, l'‘autre’ langue nationale, pour ne pas dire la langue nationale par excellence, dont ne pouvait se passer le Flamand, qui souhai- | |
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tait faire carrière en Belgique, ce qui ne fut jamais le cas, pour ce qui concerne le néerlandais, de l'autre côté de la frontière linguistique.
La seconde guerre mondiale fut plus qu'un intermède. Elle marqua profondément l'époque d'après-guerre, notamment par l'influence anglo-saxonne croissante et par un rebondissement des tensions communautaires. De nombreux Flamands furent de nouveau victimes d'une vague de répression, mais celle-ci contribua à réveiller et à renforcer la conscience flamande. Un fait surtout devait particulièrement marquer les Flamands. Lors du référendum de 1950 sur le retour au pays du roi Léopold III, il apparut que le souverain était appuyé par 57% de tous les Belges et par 71% des Flamands. Il n'en fut pas moins contraint à abdiquer, parce que la majorité des Wallons, presque 58%, s'était opposée à son retour. Ce qui est le plus remarquable dans ces événements, c'est que le résultat du référendum fut interprété non pas dans la perspective d'une Belgique unitaire, mais en tenant compte de l'existence de deux communautés distinctes en Belgique!
Dix ans plus tard, il y eut de nouvelles tensions entre les néerlandophones et les francophones. Le recensement linguistique annoncé pour 1960, qui rappelait le mauvais souvenir du recensement de 1947, - recensement truqué aux yeux des Flamands -, la situation linguistique très défavorable aux Flamands dans Bruxelles-capitale et les facilités exigées par les professeurs francophones de la ville universitaire flamande qu'est Louvain donnèrent lieu à d'impressionnantes marches de protestation. Ces manifestations aboutirent enfin à la loi de 1963, qui confirmait le principe de la territorialité de la loi de 1932, ‘langue régionale = langue d'enseignement’. Mais l'opinion publique ne se contentait plus de mesures prudentes. La dualité belge ne pouvait plus être niée. Aux élections législatives de 1961, les partis régionalistes conquirent 13 des 212 sièges que compte la Chambre des représentants; en 1965, ce chiffre serait porté à 23, en 1968 à 37.
En 1968, le nouveau gouvernement, coalition de socialistes et de démocrates chrétiens dirigée par le démocrate chrétien Gaston Eyskens, s'attela à la réforme de l'Etat belge. Le transfert contraint de la section française de l'Université catholique de Louvain de la ville flamande qu'est Louvain en Wallonie, où elle serait enfin implantée dans la région de langue française, avait beaucoup heurté les francophones et provoqué des élections anticipées. Tout le monde semblait se rendre compte que de nouvelles structures étaient souhaitables: la Belgique unitaire avait vécu.
Jusque-là, l'enseignement catholique, conformément aux lois linguistiques de 1932, avait prévu que dans l'enseignement secondaire, le français serait enseigné comme première langue étrangère en Flandre et le néerlandais en Wallonie. A la suite du changement des mentalités dans les relations communautaires et sous la pression des associations de parents, l'enseignement catholique introduisit progressivement le choix individuel à partir de 1969-1970. L'influence croissante de l'anglais devait logiquement affaiblir la position de l'autre langue nationale. En choisissant l'anglais comme première langue étrangère et en refoulant par là même la connaissance du néerlandais et du français respectivement en Wallonie et en Flandre, d'aucuns exprimèrent leur mécontentement, sinon leur mépris, à l'égard de l'autre communauté culturelle. Les Tables 1 et 2 donnent une idée de la situation actuelle en ce qui concerne le choix de la première langue étrangère. Il est frappant que les Flamands, beaucoup plus que leurs compatriotes wallons, continuent de choisir
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dans une perspective nettement plus belge.
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Première langue étrangère en Wallonie et en Flandre.
1. Régime français - Tous les pouvoirs organisateurs - y compris Bruxelles, où le néerlandais est obligatoire comme première langue étrangère pour les francophones.
Enseignement de formation générale, type traditionnel.
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Néerlandais |
Anglais |
Allemand |
1973-1974: |
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163.590 élèves |
70,55% |
25,78% |
3,66% |
1974-1975: |
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117.317 élèves |
74,19% |
22,40% |
3,39% |
1975-1976: |
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114.746 élèves |
73,10% |
23,46% |
3,43% |
Tous les types: enseignement traditionnel, technique, professionnel, rénové.
1976-1977: |
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254.702 élèves |
67,50% |
28,20% |
4,28% |
2. Régime néerlandais - Tous les pouvoirs organisateurs - y compris Bruxelles, où le français est obligatoire comme première langue étrangère pour les néerlandophones.
Enseignement de formation générale, type traditionnel.
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Français |
Anglais |
Allemand |
1973-1974: |
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211.149 élèves |
93,30% |
6,69% |
0,00% |
1974-1975: |
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215.943 élèves |
92,23% |
7,76% |
0,00% |
1975-1976: |
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224.074 élèves |
91,48% |
8,51% |
0,00% |
Tous les types: enseignement traditionnel, technique, rénové.
1976-1977: |
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434.200 élèves |
93,08% |
6,89% |
0,01% |
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Notes concernant les tables:
(1) Par le terme de ‘première langue’, on entend, en Belgique, le français en Wallonie, le néerlandais en Flandre et l'allemand en Belgique de l'Est, c'est-à-dire dans les cantons d'Eupen et de Saint-Vith.
(2) Bruxelles-capitale se compose de dix-neuf communes et est officiellement bilingue. Le choix de la ‘deuxième langue’, c'est-à-dire de la première langue étrangère, n'y est pas libre: c'est le français pour les néerlandophones et le néerlandais pour les francophones.
(3) Pour ce qui concerne l'enseignement secondaire, il y a quatre pouvoirs organisateurs: L'Etat, la province, la commune, et l'enseignement libre (presque exclusivement catholique).
(4) Les instructions ministérielles relatives au choix de la première langue étrangère en Wallonie et en Flandre prévoient des dispositions en faveur respectivement du néerlandais et du français. En effet, l'organisation d'un cours de néerlandais première langue étrangère en Wallonie et d'un cours de français première langue étrangère en Flandre n'est pas soumise à des conditions spéciales relativement au nombre de demandes. Cela signifie qu'au besoin, le cours doit être organisé pour un seul élève. Pour l'organisation d'un cours d'anglais et d'allemand première langue étrangère, en revanche, un minimum de huit élèves est requis.
(5) Pour ce qui concerne l'année scolaire 1970-1971, un cours de français première langue étrangère a été organisé dans tous les
établissements de l'enseignement catholique du régime néerlandais; de plus, un tiers de ceux-ci ont dû organiser un cours d'anglais première langue étrangère. Un cours de néerlandais première langue étrangère a été organisé dans tous les établissements de l'enseignement catholique du régime français, et un cours d'anglais et d'allemand première langue étrangère a été organisé, en outre, dans presque deux tiers des établissements.
(6) En Belgique, l'enseignement se trouve actuellement à un stade transitoire qui se caractérise par la coexistence de l'enseignement traditionnel et de l'enseignement rénové. L'école secondaire traditionnelle comporte deux cycles de trois ans; il y en a de trois sortes: les humanités, l'enseignement technique et artistique, l'enseignement professionnel. Ces trois catégories sont maintenues dans l'enseignement rénové, fût-ce avec des rapports plus souples entre elles.
Ce n'est pas sans crainte que l'enseignement catholique a accepté le principe du choix entre le français et l'anglais (ou l'allemand) comme première langue étrangère en Flandre et entre le néerlandais et l'anglais (ou l'allemand) en Wallonie. Il a même renforcé les cours de la deuxième langue étrangère, pour parer aux effets d'une régression éventuelle du néerlandais en Wallonie ou du français en Flandre. Dans ses communications aux parents, l'enseignement catholique ne dissimule aucunement sa prédilection pour l'autre langue nationale en tant que première langue étrangère. De plus, les instructions ministérielles s'appliquent à l'enseignement catholique comme à l'enseignement de l'Etat, l'enseignement provincial et l'enseignement communal. Elles prévoient des conditions spéciales pour ce qui touche au nombre de demandes: huit demandes sont requises pour l'organisation de cours d'anglais, une seule demande est suffisante pour l'organisation de cours de français ou de néerlandais. Officiellement le français et le néerlandais occupent donc toujours une position privilégiée l'un par rapport à l'autre.
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Jusqu'où va l'autonomie culturelle?
La révision de la Constitution de 1970-1971 a doté les deux grandes communautés linguistiques de la Belgique de compétences législatives en matière culturelle. La loi du 21 juillet 1971 créa le Conseil culturel de la communauté culturelle française pour la Wallonie et le Cultuurraad voor de Nederlandse cultuurraad (Conseil culturel de la communauté culturelle néerlandaise) pour la Flandre. Ces conseils règlent leurs affaires culturelles par la voie de décrets qui ont force de loi; les moyens financiers leur sont accordés par le Parlement national. En passant, nous attirons l'attention du lecteur sur le fait que ni le Conseil culturel ni le Cultuurraad ne sont compétents dans le domaine de la législation linguistique portant sur la capitale officiellement bilingue qu'est Bruxelles.
Le 21 janvier 1975, le Conseil culturel de la communauté culturelle française adopta un décret relatif à l'étude (facultative) de langues étrangères dans l'enseignement primaire en Wallonie; à côté du néerlandais, on peut aussi choisir dorénavant l'anglais ou l'allemand. Le décret a été sanctionné par le roi. Un autre décret, celui du 21 décembre 1976, tend à instaurer l'égalité du néerlandais avec l'anglais et l'allemand dans les écoles normales secondaires en Wallonie. Ce décret-là n'a pas encore été sanctionné par le roi.
Plus important que les deux décrets précités est le décret Bourgeois, décret modifiant la loi du 30 juillet 1963 concernant le régime linguistique dans l'enseignement, que nous avons pris comme point de départ du présent article. L'étude d'une langue étrangère dans l'enseignement primaire est en effet facultative en Belgique, sauf en ce qui concerne les dix-neuf communes de Bruxelles-capitale et les six communes périphériques ‘à facilités’, auxquelles s'applique une réglementation spéciale. Dans les écoles secondaires normales, l'étude de la première langue étrangère, le néerlandais, concerne forcément un nombre d'élèves restreint. Mais le décret Bourgeois a trait à l'enseignement secondaire, où tous les élèves sont obligés d'étudier une première langue étrangère. Depuis quelques années - depuis 1957 dans l'enseignement de l'Etat, 1969 dans l'enseignement catholique - on demande une déclaration écrite concernant le choix de la première langue étrangère. Comme il a déjà été dit plus haut, il est donné suite au choix du français première langue étrangère en Flandre ou du néerlandais première langue en Wallonie indépendamment du nombre d'élèves, alors qu'actuellement, l'organisation des cours d'anglais ou d'allemand première langue étrangère est soumise à des conditions spéciales: il faut huit demandes au moins. Le décret Bourgeois se propose de mettre fin à cette position privilégiée qu'occupe officiellement le néerlandais par rapport à l'anglais et à l'allemand. ‘Il s'agit
essentiellement d'établir un principe: la liberté de choix et une motivation réelle pour l'étude des langues modernes’ dit l'auteur du décret. Et il poursuit: ‘Je désire souligner à cet égard que la réforme proposée n'est pas inspirée par une hostilité quelconque à l'égard de la seconde langue nationale!’ Par cette ‘seconde langue nationale’, on entend évidemment, en l'occurrence, le néerlandais pour l'enseignement en Wallonie.
Pourtant, tout le monde ne semblait pas pour autant convaincu de ces bonnes intentions, on ne l'était pas du côté flamand, mais pas davantage du côté des francophones. ‘Politiquement, c'est une manifestation qui ressemble fort à du mépris vis-à-vis de la Flandre’ écrivit La Libre Belgique dans son édition du 9 décembre 1976. Le Peuple du 15 décembre 1976, dans son commentaire de la position des défenseurs du décret, parle de ‘langage stupide et à courte vue’. Il se
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réfère au Compromis des Belges signé en 1929 par Destrée et Huysmans et conclut ‘qu'il faut souhaiter que ce décret soit revu dans l'intérêt des deux communautés’.
On peut dire que le Conseil culturel agit parfaitement dans la ligne de l'autonomie culturelle décrétée depuis 1971, ce qui est exact. L'autonomie culturelle sans le droit d'examiner les rapports entre sa propre langue et les langues étrangères et de tirer de cet examen les conclusions adéquates ne serait qu'un leurre.
La situation linguistique de la communauté wallonne en Belgique est différente de celle de la communauté flamande, du moins si l'on regarde par-delà les frontières de l'Etat belge. Il est clair, même aux yeux des Flamands, que le francophone ira plus loin, en Europe et dans le monde, avec l'anglais et l'allemand qu'avec le néerlandais. Les Flamands, eux aussi, considèrent que le contexte européen ou mondial ouvre de nouvelles et de plus larges perspectives. Eux aussi ont suffisamment d'arguments pour préférer l'anglais en tant que première langue étrangère. La position prioritaire qu'occupe le français en Flandre est en fait un résultat direct de la forte tradition unitariste belge et de la prédominance d'une couche sociale supérieure francophone en Flandre. Au fur et à mesure que la Belgique évolue vers une plus grande autonomie des communautés linguistico-culturelles et que l'élite culturelle en Flandre s'intègre à la communauté flamande néerlandophone, la dualité que connaît la Belgique devient de plus en plus apparente.
L'autonomie culturelle des uns implique celle des autres. Faire appel à un contexte européen ou mondial plus large contribue à relativiser non seulement la signification du néerlandais pour la Wallonie, mais aussi - fût-ce dans une moindre mesure - celle du français pour la Flandre. En outre, cela souligne tout particulièrement l'importance de l'anglais aussi bien pour la Wallonie que pour la Flandre.
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Le décret Bourgeois.
Si le décret Bourgeois devait un jour avoir force de loi - il n'a toujours pas été sanctionné par le roi - et s'il devait en résulter que le néerlandais régresse en Wallonie, l'équilibre linguistique en Flandre et en Wallonie s'en trouverait sérieusement compromis. Le décret pourrait alors inaugurer une nouvelle phase dans les relations communautaires au sein de la Belgique: l'abandon de la position privilégiée qu'occupait dans l'enseignement, de part et d'autre, l'autre langue nationale, qui s'accompagnerait d'un affaiblissement de la conscience d'appartenir à l'Etat belge et, indirectement, un renforcement de l'anglais dans le contexte européen.
Si le décret demeure lettre morte, il n'en reste pas moins qu'il a été adopté par le Conseil culturel à une forte majorité: 72 oui, 36 non et 2 abstentions. Cette attitude constitue pour le moins une incitation pressante pour les Wallons et les Flamands, à se concerter et à soumettre à un examen sérieux les relations culturelles à l'intérieur de l'Etat belge dans ses nouvelles structures (provisoires). Mais ni le contexte européen ni le contexte mondial ne changeront rien au fait que Wallons et Flamands sont et demeureront des voisins.
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Bibliographie.
Conseil culturel de la communauté culturelle française, 6, rue de la Loi, 1000 Bruxelles. |
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Cultuurraad voor de Nederlandse Cultuurgemeenschap, Paleis der Natie, Natieplein 2, 1000 Brussel. |
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Rat der deutschen Kulturgemeinschaft, Kaperberg 8, 4700 Eupen. |
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Compte rendu intégral du Conseil culturel de la communauté culturelle française. |
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Dirk Wilmars: De psychologie van de Franstalige in Vlaanderen. De achtergrond van de taalstrijd. Met een inleiding van Théo Lefèvre. Antwerpen, Standaard-Boekhandel, 1966. Edition française: Le problème belge. La minorité francophone en Flandre. Préface par Théo Lefèvre. Traduit du
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néerlandais et adapté par Edmond Knaeps. Bruxelles, Editions Erasme, 1968. |
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Karel van Isacker: Herderlijke brieven over politiek 1830- 1966. (Lettres épiscopales sur la politique 1830-1966), Antwerpen, Nederlandsche Boekhandel, 1969. |
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Jean-Pierre du Ry: L'enseignement du néerlandais en Wallonie, dans Septentrion, 2e année, no. 1, avril 1973, pp. 65-70. |
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Max Lamberty: De Vlaamse opstanding (La renaissance flamande), Leuven, Davidsfonds, vol. 1, 1971, vol. 2, 1973. |
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Encyclopedie van de Vlaamse Beweging (Encyclopédie du Mouvement flamand), vol. 1, Tielt-Utrecht, Lannoo, 1973, vol. 2, Tielt-Amsterdam, Lannoo, 1975. |
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Revue pratique de l'enseignement à l'usage des établissements d'éducation du diocèse de Bruges (1896-1929). |
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Manu Ruys: De Vlamingen. Een volk in beweging. Een natie in wording. Tielt-Utrecht, Lannoo, 1972. Paru en traduction française: Les Flamands. Un peuple en mouvement. Une nation en devenir. Tielt-Utrecht, Lannoo/Louvain-Bruxelles-Paris, 1973. |
Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
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