Septentrion. Jaargang 8
(1979)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Voltaire et les Provinces-UniesJeroom VercruysseNé en 1936 à Uccle (aujourd'hui commune de l'agglomération bruxelloise). Etudes de philologie romane à l'Université libre de Bruxelles. Actuellement professeur et directeur du Centre d'études du siècle des lumières à la Vrije Universiteit Brussel. Président du Groupe de travail du 18e siècle belgo-néerlandais et secrétaire général de l'International society of eighteenth century studies. Publications sur Voltaire, Isabelle de Charrière, Holbach, Diderot et Vauvenargues, sur le livre, les éditions clandestines et les journaux au dixhuitième siècle ainsi que sur la textologie. Le sujet n'est que paradoxal en apparence. Croire et affirmer qu'il n'existe au 18e siècle aucun lien entre la France et les Provinces-Unies, du moins sur le plan intellectuel, est un raisonnement simpliste ou qui relève de l'ignorance. Bien qu'une étude satisfaisante sur cette question n'ait pas encore vu le jour, il est permis d'avancer que la méconnaissance de la langue par exemple, ne constitue pas un empêchement. Les récits de voyage, les livres et les articles de périodiques concernant la Hollande sont particulièrement nombreux au 18e siècle, et même sans quitter sa maison, un Français de l'époque pouvait par la seule lecture se faire une idée assez juste du pays, de son histoire, de sa politique, de son économie, de sa culture, de ses habitants.
Voltaire a, pour sa part, joui d'une double information. Il s'est rendu plusieurs fois en Hollande et dans sa riche bibliothèque il possédait assez d'ouvrages pour parfaire ses connaissances immédiates. Ce savoir médiatisé se fond du reste très harmonieusement dans l'autre.
Voltaire s'est rendu cinq fois dans les Provinces-Unies. Son premier voyage remonte à 1713. Le jeune François-Marie Arouet, âgé de 19 ans, est attaché à l'ambassade française de La Haye. Il s'y éprend d'une ‘réfugiée’, Olympe du Noyer. La mère, journaliste à scandales, menace et le jeune homme est renvoyé à Paris. Quoique ses confidences sur le pays et ses habitants soient rares, il a beaucoup vu, entendu et retenu.
Neuf ans plus tard il revient dans la capitale pour préparer une édition de La Henriade qui avortera. Cette fois, ses impressions se précisent. La lettre qu'il adresse le 7 octobre 1722 à madame de Bernières est un magnifique éloge des Provinces-Unies, pays où tout le monde travaille, où tout le monde, modeste dans sa mise, l'est aussi dans ses habitudes et ses pensées. C'est le pays de la tolérance et du | |
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‘Masque de Voltaire’ par Maurice Quentin de la Tour (avant 1738).
travail: ‘Je m'accoutume tout à fait à me passer de Paris’ conclut-il. Il revient en 1737, mais en toute hâte, fuyant le scandale du Mondain. Leyde sera son port d'attache, où il fréquentera Goerhaave, 's Gravesande, Musschenbroek, Allamand. Cest là qu'il parfait ses connaissances de physique, en particulier de Newton découvert à Londres quelques années plus tôt, et qu'il prépare l'édition des Eléments de la physique de Newton, l'un des premiers ouvrages à révéler le grand physicien à la France. Trois ans plus tard, en 1740, on retrouve Voltaire à La Haye venant de Bruxelles, pour y surveiller l'édition de l'Anti-Machiavel de son élève royal, le jeune Frédéric Il de Prusse. Mais les rapports avec l'éditeur Van Duren se détériorent, se rompent. Voltaire se souviendra de lui sous les traits du capitaine Vanderdendur dans Candide.
Enfin, Voltaire fera un ultime séjour en Hollande au cours de l'année 1743. Chargé d'une mission diplomatique officieuse à Berlin, il s'arrête quelque temps à La Haye et Amsterdam, noue de précieux contacts avec les politiciens, en particulier Willem van Haren, recueille de précieuses informations qu'il transmet à Versailles. Ses observations politiques y sont bien accueillies.
On s'imagine bien qu'au cours de ses séjours Voltaire a enregistré directement une foule d'impressions les plus diverses. L'exemple de la lettre de 1722 pourrait être multiplié par dix ou vingt. Cette information privilégiée ne s'arrêtera pas car par la suite Voltaire entretiendra bien des correspondances avec des Hollandais, et en recevra plus d'une à Ferney. Des quelques 4000 livres que comptait sa bibliothèque, aujourd'hui conservée à Leningrad (Catherine II l'avait achetée en 1778...), 133 concernent plus ou moins directement les Provinces-Unies et en particulier leur histoire. La plupart de ces volumes sont enrichis de nombreuses annotations encore inédites en grande partie, preuves d'une lecture attentive.
La conjonction harmonieuse de ces connaissances directes et médiates a développé chez Voltaire une certaine idée de la Hollande, idée qui dans son univers intellectuel occupe une place de faveur à côté de l'Angeterre, et a constitué, à coup sûr, une des matrices qu'il utilisera le plus au cours de la longue carrière d'homme de lettres, philosophe, juriste, financier, diplomate, industriel.
Cette image hollandaise n'a rien de touristique. Voltaire n'est jamais venu en Hollande pour le plaisir d'y voyager, d'y voir du pays, d'y rencontrer des gens. Il | |
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Eléments de la philosophie de Newton, mis à la portée de tout le monde par Voltaire.
a vu, entendu, noté des impressions parce qu'il résidait dans ce pays pour des raisons plus ou moins contraignantes. On ne s'étonnera pas dès lors de constater l'absence de tout ce pittoresque urbain ou rural, presque folklorique, qui constitue l'essentiel de l'image hollandaise de bien des visiteurs, déjà au 18e siècle. Ce regard particulier se porte plus volontiers sur les problèmes politiques, économiques, l'histoire, les idées, bref tout ce qui l'intéresse partout, que ce soit à Londres, à Bruxelles ou à Berlin.
Les Provinces-Unies constituent en quelque sorte un miracle permanent. Ce petit pays, victorieux de la mer et de la domination étrangère s'est en un siècle d'existence affirmé comme l'arbitre des couronnes, le magasin de l'univers. Voltaire ne cesse de proclamer son étonnement, son admiration, comme plus d'un de ses contemporains. Pays peu fertile, au climat peu agréable, couvert de villes riches et puissantes telles qu'Amsterdam. N'est-ce pas un symbole de la puissance conjuguée de la liberté et du travail? ‘Un citoyen d'Amsterdam est un homme, un citoyen à quelques degrés de longitude par delà est un animal de service’ proclamat-il dans ses Pensées sur le gouvernement. La Hollande travaille, commerce et est fière de ses libertés. Sans doute les habitants sont-ils quelque peu rudes, froids, sévères, taciturnes. Mais ce contrastes avec son propre tempérament ne le heurte que très peu. Il saura lier amitié avec plus d'un écrivain, plus d'un politicien, plus d'un savant. Il dédie à Willem van Haren des Stances qui connaîtront un grand succès et qui caractérisent assez bien l'attitude de Voltaire face aux réalités hollandaises:
Démosthène au conseil, et Pindare au Parnasse
L'auguste liberté marche devant tes pas;
Tyrtée a dans ton sein répandu son audace,
Et tu tiens sa trompette, organe des combats.
Je ne t'imite point; mais j'aime ton courage.
Né pour la liberté, tu penses en héros:
Mais qui naquit sujet ne peut penser qu'en sage,
Et vivre obscurément s'il veut vivre en repos.
Notre esprit est conforme aux lieux qui l'ont vu naître:
Tout Etat a ses moeurs et tout homme a son lien.
Ta gloire, ta vertu est de vivre sans maître
Et mon premier devoir est de chérir le mien.
Les appréciations littéraires, intellectuelles, ne font point défaut. Il connaît bien les travaux du groupe des penseurs juifs (Spinoza, Orobio, Acosta, Pinto), cite à l'occasion Reeland, Perizonis, Vossius dont il a lu les ouvrages. Pour Bekker il n'a que des paroles élogieuses. Comment pouvait-il en être autrement pour l'auteur du Monde enchanté qui avait voulu ‘anéantir’ le diable? Il approuve également la théologie naturelle d'un Nieuwentijt qu'il a lu, la plume à la main, sans accepter les formes | |
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de ses démonstrations. Il reconnaît et salue en Erasme un prestigieux devancier. Les hardiesses d'un Van Dale sont saluées avec enthousiasme: ‘philosophe humain, savant très profond, citoyen plein de charité’. Il est tout aussi critique par contre vis-à-vis d'un Grotius, dont il déplore le sort mais réfute les théories qu'il juge contradictoires ou peu réalistes. ‘Boerhaave utilior Hippocrate’ note Voltaire. Il l'a rencontré, consulté à Leyde. Il le lira des années durant et ne tarira pas d'éloges. Et même si Leeuwenhoek, Hartsoeker, Huygens ont pu commettre quelques erreurs, ‘il faut pardonner et jouir de leurs découvertes’. ‘'s Gravesande’, dira Voltaire, ‘c'est mon pain quotidien’. Il assiste à ses expériences et lecons, abandonne quelques-unes de ses théories au vu des démonstrations du savant. Il cherche même à le placer à Berlin, en vain.
Bref, en ce qui concerne les lettres et les sciences, pour ne point parler des arts, les louanges de Voltaire l'emportent largement sur ses critiques. Il en va de même lorsqu'il nous fait part de ses réflexions sur le pays lui-même.
Voltaire a raconté de manière ironique dans le Pot-Pourri les expériences de Roginante et Sacrito, deux sujets du pape, en visite à Amsterdam. La multiplicité des Eglises et sectes leur fait craindre le pire à l'heure de la bourse. Mais au lieu du massacre redouté, on brassa autant de millions qu'il y avait de dénominations présentes ‘et le Ferrarais retourna dans son pays, où il trouva plus d'agnus dei que de lettres de change’.
Le commerce est donc à la base de l'aisance des citoyens, de la force de l'Etat. Sans doute le commerce colonial n'est-il pas irréprochable. On se souvient des tableaux du Surinam dans Candide, du prix payé pour ‘manger du sucre en Europe’: Voltaire n'approuve pas ces honteuses mesures et les dénonce avec force. Les Provinces-Unies pratiquent également un autre type de commerce qui tient une grande place dans la vie de Voltaire, la librairie. Ses relations avec les libraires hollandais ne furent jamais très heureuses. Il a eu pour eux des propos très durs sans doute, mais à étudier leurs pratiques de près, on le comprend sans l'excuser toujours. Marc-Michel Rey d'Amsterdam seul échappe à ces condamnations sans appel. Imprimeur de Diderot, d'Holbach et de maint ouvrage philosophique, il fait figure d'allié secret, de combattant, mais il n'occupera jamais la place privilégiée des Cramer dans le coeur du philosophe.
Le présent est intimement lié au passé. Voltaire trouve dans l'histoire de la république autant de sujets d'admiration et de critique. ‘Quel grand homme que ce Guillaume d'Orange! Il trouva des esclaves et il en fit des hommes libres’ proclame-t-il dans ses Questions sur l'Encyclopédie. Mais il évoque avec horreur la querelle des gomaristes et arminiens, la mort d'Oldenbarneveld, des frères de Witt. Le fanatisme règne partout sans doute, mais en Hollande il a pratiquement cessé de vivre à une époque où l'on assassine Calas, Sirven, La Barre, Lally et tant d'autres. Certes son Traité sur la tolérance et d'autres ouvrages sont-ils condamnés et brûlés même en Hollande mais ces usages qui ne touchent plus les auteurs constituent le prix des libertés: ‘J'aime encore mieux l'abus que l'on fait ici de la liberté d'imprimer ses pensées, écrit-il à Argenson en 1743, que cet esclavage dans lequel on veut chez vous mettre l'esprit humain’. Il n'existe point de liberté sans limites et les prérogatives des rois ont les leurs. ‘Je vous conseille, dit-il au lecteur des Questions, d'aller examiner cette question dans l'hôtel de ville d'Amsterdam à tête reposée’. La république confédérative disparaîtra en 1747 devant le stathoudérat héréditaire. Une page est désormais tournée: heureusement Voltai- | |
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re ne verra-t-il pas les excès de 1787 en Hollande et qui préfigurent ceux qui éclateront bientôt en France. Voltaire insiste particulièrement sur tout ce qui lui parle, qui correspond à l'idée qu'il se fait de telle institution, de telle fonction, idée qui elle-même résulte d'un dosage subtil de tenants et d'aboutissants, et où les premiers rejoignent les seconds. Justice de paix, pensionnaires des villes et autres magistrats exemplaires, liberté des opinions et des expressions, simplicité et sobriété, travail et dignité, histoire-modèle se rejoignent en une seule image qui quelquefois ne correspond plus exactement aux réalités mouvantes de l'actualité. Mais nous ne sommes pas confrontés avec un mythe, pas plus qu'avec une collection désordonnée d'impressions et de connaissances. L'image voltairienne des Provinces-Unies est basée, répétons-le, pour une bonne part sur un vécu personnel qui l'a escorté pendant cinquante ans et plus, un vécu qui s'est étoffé par le savoir médiat, des contacts divers, qui sans doute s'est affiné, ordonné aussi en un tout qui s'intègre parfaitement dans le microcosme intellectuel voltairien. Très souvent l'acquis hollandais servira-t-il de référence lorsque Voltaire devra évoquer tel problème politique, telle question économique ou telle donnée de l'histoire. Il existe un modèle de la réalité plus qu'un mirage et qui plus d'une fois se mue en Anti-France, ou plutôt en une France selon le coeur du philosophe. Malgré tout Voltaire est lié étroitement au système, mais en même temps, il le sape en plus d'un endroit et propose de nouvelles constructions. Ce grand bourgeois enrichi par le commerce et les spéculations heureuses a vu comment ses semblables avaient opéré en Hollande. La liberté de penser et d'écrire passait sans doute par l'indépendance des soucis matériels, plus encore qu'aujourd'hui. A la fois auteur et hommes d'affaires, bourgeois libéral qui se pare volontiers de quelques plumes d'un féodalisme à l'agonie, Voltaire ne ressemble-t-il pas comme un frère ou un cousin à quelque grand patricien d'Amsterdam? Et comme lui, ou mieux d'après lui, il a combiné dès 1722 un art ‘de vivre à la hollandaise’ et à la française. Citons une dernière fois une phrase de cette lettre: ‘J'y passe ma vie entre le travail et le plaisir et je vis ainsi à la hollandaise et à la française’. Il avait 28 ans, il tiendra parole jusqu'à son dernier souffle: l'activité et l'agrément. La leçon hollandaise n'a jamais été oubliée, même si d'autres exemples vinrent s'accumuler par la suite et sécréter à leur tour des injonctions, des orientations.Ga naar eind(*) | |
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