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L'art graphique contemporain en Flandre
Gaby Gyselen
Né en 1923 à Veurne (Furnes, province de Flandre occidentale). Etudes de philosophie. Depuis 1946 fonctionnaire à l'administration provinciale de la Flandre occidentale. En 1955, la députation permanente de la province de Flandre occidentale le chargea de la création et de l'organisation du Service provincial de la culture, dont il est toujours le directeur. A publié dans plusieurs revues néerlandaises et flamandes nombre d'articles sur les arts plastiques et sur des sujets culturels généraux.
Adresse:
Kan. van Hoonackerstraat 37, 8000 Brugge (Belgique).
L'art graphique en Flandre est particulièrement florissant. Il s'agit là d'un phénomène assez complexe que n'expliquent pas la seule diversité de l'offre ou la seule qualité de la formation. D'autres facteurs interviennent, notamment artistiques, techniques, commerciaux et même pédagogiques. Les éditeurs, organisateurs d'expositions et associations de musée nourrissent une certaine prédilection pour l'ars multiplicata. Dans le cadre de l'évolution des arts plastiques, celle-ci se présente comme un phénomène à part qui va de pair avec leur popularisation. Le succès de la sérigraphie sous toutes ses formes est connu. Face à la pièce unique, elle présente une alternative qui permet de rendre heureux un nombre considérable d'amateurs moins opulents. Des tirages limités numérotés et signés se présentent en dignes pendants d'éditions bibliophiliques. Des organismes tels que le Rijksmuseum Frans Masereel à Kasterlee jouent un rôle important. A l'instar du Druckwerkstatt Wamel de l'Aldegrever-Gesellschaft, le centre est ouvert à tous ceux qui pratiquent les arts graphiques et leur vient en aide en organisant des cours et des expositions et en mettant un atelier à leur disposition. Il y a aussi une amicale qui produit ses propres éditions.
Cette promotion ne simplifie pas l'image de l'art graphique contemporain en Flandre. Jusqu'où faut-il remonter si l'on veut s'en tenir au qualificatif d'actuel? Le point de vue du critique littéraire Hugo Brems: ‘Il y a à peine six ans et cela fait déjà partie de l'histoire’ peut-il s'appliquer aussi au domaine de l'art graphique?
Un bref retour en arrière s'impose. Le survol de l'évolution telle qu'elle s'est déroulée depuis un siècle environ part des eaux-fortes de James Ensor (1860-1949) et de Jules De Bruycker (1870-1945), passe par les planches intimistes de Jakob Smits (1885-1928) et l'érotisme ricaneur et espiègle d'Edgard Tytgat (1879-1957) pour
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Maurits Verbist: ‘Mouvement’, lithographie, 1961.
aboutir à l'oeuvre des ‘cinq grands’, c'est-à-dire au groupe remarquable de graveurs qui ont introduit en Flandre l'expressionnisme dans la gravure sur bois. Leurs noms sont connus: Jan Frans Cantré (1886-1931), Jozef Cantré (1890-1957), Frans Masereel (1889-1972), Joris Minne (1897) et Henri Van Straten (1892-1944). Les dates montrent qu'il s'agit d'une période révolue.
Un peintre nous racontait récemment qu'il avait réussi à mettre la main sur la presse à bras originale de Jules De Bruycker. Ce Gantois passionné ouvrirait de grands yeux s'il pouvait comparer le langage des formes du nouveau propriétaire, avec celui de ses grotesques à lui. Les frères Cantré, qui s'imposèrent après 1918 comme les grands rénovateurs de la gravure sur bois seraient tout aussi déconcertés devant l'oeuvre de leur excellent contemporain Joris Minne. Mais leur époque est déjà si lointaine...
Les ‘cinq grands’ occupent un chapitre important du grand mouvement expressionniste. Ils ont forcément marqué l'art graphique de leur époque, mais leur style plutôt âpre appartenait déjà à l'histoire. Ils n'ont pas non plus tout à fait éclipsé l'académisme classique. En 1952, l'éditeur de la collection Wereldbibliotheek (Bibliothèque mondiale), avec sa prédilection pour de bonnes illustrations de livres et pour l'art de l'ex-libris, associa trois graveurs sur bois flamands à un aperçu consacré au sujet. On est frappé de voir que l'auteur s'attarde seulement sur des artistes au style raffiné demeurés fidèles à la forme idéalisée. Tous trois sont nés à Anvers: Désiré Acket, sa femme Nelly Degouy, issue d'une famille française, et Luc De Jaegher, plus tard directeur de l'Académie des Beaux-Arts de Bruges. Leurs gravures aristocratiques, parfois un peu irréelles, témoignent d'une grande importance accordée à la maîtrise xylographique. Le Gantois Victor Stuyvaert, qui est de la même année que Joris Minne, s'est lui aussi montré plutôt réservé à l'égard de l'expressionnisme. Ce traditionalisme profondément ancré auquel la gravure, et plus spécialement la gravure sur bois, doit sa continuité s'est par la suite entièrement renouvelé et épanoui, notamment chez Gerard Gaudaen et Frank-Ivo Van Damme. Après 1950, de nouvelles tendances se manifestèrent clairement. Le dessinateur Jos Hendrickx (1906-1971), en des lithos sensibles, réussissait à transposer sur le plan abstrait la lumière et l'ombre de la forêt campinoise avec autant de tension que le
fait Lismonde dans sa thématique strictement limitée au jeu des lignes. Ainsi l'arsenal des formes de l'expressionnisme se trouva tout à fait dépassé. Remo Martini, Maurice Haccuria et Theo Humblet choisirent eux aussi de nouvelles orientations. Humblet surtout s'écarta résolument du chemin indiqué par les cinq. Ceux-ci avaient chassé la mollesse de la forme graphique; lui recourait à un constructivisme quasi étrusque pour exprimer son émotion poétique. C'est probablement chez Maurice Verbist que la distanciation par rapport à l'expressionnisme est la plus manifeste. Cet exubérant Brabançon, hautement tributaire des amis de Laethem-Saint-Martin, a imaginé d'élégantes arabesques pour les motifs anciens qui lui ont permis de s'éloigner d'un point de
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départ identique. L'excellent graveur sur linoléum Jean-Jacques de Grave, l'un des peu nombreux Flamands signataires du manifeste de Cobra, s'est rendu compte à temps de la froideur, de la dureté que l'on trouve dans la postérité des cinq et a su l'éviter grâce à un retour aux sources populaires de son art de conter.
En mentionnant Cobra, nous rappelons que les graphistes flamands consultaient plus attentivement qu'ils ne le faisaient par le passé les différentes directions qu'indique la rose des vents européenne, même si celle-ci semblait quelquefois sur le point de perdre le nord.
Toutefois, avant d'aborder ce chapitre-là, attardons-nous encore un instant sur un jeune contemporain des cinq grands, Victor Delhez qui, en marge des courants modernes, montra un profil extrêmement personnel. Delhez est né en 1902 au coeur de la ville d'Anvers. Une étrange dualité devait marquer la vie du futur ingénieur agronome. Jeune homme de seize ans, il avait déjà collaboré à une chemise de dix linos, Tien Vlaamse Koppen (Dix Flamands), pour laquelle Ferdinand Berckelaers, le futur Michel Seuphor, écrivit une préface. En 1925, ses gravures sur bois furent introduites par Jozef Muls. La même année, un drame familial devait changer profondément le cours de la vie de Delhez. Après que ses parents eurent trouvé la mort dans un accident de la circulation, il émigra vers l'Argentine, où il fit carrière en tant que graveur sur bois, d'abord avec beaucoup de difficultés, plus tard avec un succès grandissant. Les gravures de Delhez semblent en partie prendre racine dans l'imagination du dixneuvième siècle. Parfois, il semble tout proche des préraphaélites ou de la fabuleuse fantaisie de Jules Verne rencontrant à nouveau la virtuosité de Gustave Doré. Mais nombre de motifs se trouvent chargés aussi de l'angoisse contemporaine: les chevaux de l'Apocalypse galopent sur les plaines de Verdun, la cybernétique
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Theo Humblet, gravure, 1975.
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Victor Delhez, sculpture en bois, (copyright A.C.L., Bruxelles).
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René De Coninck, 1966.
fournit la matière d'une danse macabre. Le métier se manifeste dans la souplesse de la figuration, dans la perspective très osée, dans la construction et dans la gradation des plans, dans la réunion équilibrée de tous ces éléments en un tout, frisant quelquefois l'exubérance. Pour ce qui est des thèmes et de la forme, Delhez est resté fidèle aux schémas de pensée de l'Occident. Toutefois, son talent expressif s'en est distancié, ce qui a conféré plus d'universalité à son langage artistique.
Il est intéressant de rapprocher cette oeuvre de celle de René De Coninck, originaire de Bredene, près d'Ostende. De cinq ans le cadet de Delhez, il s'établit à Anvers à l'âge où le graveur fortement éprouvé quitta sa ville natale. Comparer les deux oeuvres suscite des difficultés. Du point de vue technique, les planches d'un graveur sur bois et celles d'un aquafortiste diffèrent considérablement. De plus, le style de Delhez témoigne d'un raffinement académique; celui de De Coninck, en revanche, est d'une grande simplicité et semble presque naïf. Son réalisme fantastique suit une ligne qui, pour ce qui est de l'art graphique, part de Bosch et de Bruegel et se poursuit jus- | |
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qu'à nos jours, en passant par Ensor et De Bruycker. L'homme se trouve constamment confronté à des éléments qui le dominent. Il attend la fin du monde, du moins de son monde à lui. La vie est menacée de décomposition, mais de temps à autre naît un nouvel espoir. C'est pourquoi, en dépit des différences stylistiques considérables, l'oeuvre de De Coninck, par son esprit, est assez proche de celle de Delhez. Tous deux se comportent en mages modernes, qui déconcertent le spectateur candide par leurs gestes énigmatiques.
Delhez et De Coninck occupaient une place plutôt isolée par rapport aux courants artistiques de l'époque auxquels adhéraient d'autres compatriotes, plus spécialement des peintres et des sculpteurs. Ce ne sont d'ailleurs pas en premier lieu des graphistes, mais des peintres et des sculpteurs qui, suivant en cela l'exemple des Américains et de Vasarely, se sont ralliés au succès que connaissait l' ars multiplicata. Des représentants des courants abstraits aussi bien que du pop art, du réalisme fantastique et de la figuration nouvelle ont signé d'excellentes gravures. Cet important travail de reproduction de gravures - répliques ou interprétations de compositions originalement peintes - constitue une nouvelle renaissance après tant d'autres d'une coutume italienne devenue courante dans le Nord vers le milieu du seizième siècle, grâce notamment à Frans Floris. Il faudrait, à ce propos, citer pratiquement tous les noms actuels importants. On est tenté de considérer cette partie de l'oeuvre d'un artiste comme de l'art dit improprement graphique parce qu'elle en constitue très souvent un prolongement réalisé à l'aide de moyens mécaniques. C'est là un point qui se discute. Impossible, cependant, de passer le phénomène sous silence, car c'est cette extension précisément qui a contribué à élargir l'éventail des possibilités d'expression du genre et à le promouvoir
Jean-Jacques de Grave: ‘De l'arbre’, linogravure, 1976.
considérablement. Le rôle de Rubens en tant qu'illustrateur ou la reproduction de ses oeuvres sous forme de gravure n'ont en aucune manière terni la réputation du grand peintre qu'il était. Dans le présent aperçu, nous accordons toutefois la priorité aux artistes qui sont avant tout des graveurs. Leur nombre étant grand, cette prédilection - forcément subjective - vaut a fortiori pour les générations qui succèdent à celle de Delhez et de De Coninck et avec lesquelles nous nous retrouvons en pleine actualité.
A la génération suivante appartiennent le graveur sur bois Gerard Gaudaen et le graveur de linos déjà nommé, Jean-Jacques de Grave. Les graveurs sont souvent chargés de l'illustration de livres. Ainsi Frans Masereel a-t-il illustré des ouvrages d'Achilles Mussche et de Stijn Streuvels. - Les peintres, eux aussi, sont parfois sollicités: Henri Victor Wolvens et Rik Slabbinck ont travaillé sur des poèmes d'Emile Verhaeren et il existe un volume énorme où Roger Raveel a illustré la Genesis de
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Gerard Gaudaen: ‘La violon celliste’, gravure sur bois, 1976.
Hugo Claus. - La plume de De Grave a réalisé des dessins extrêmement fins pour des poésies de Guido Gezelle, mais ce n'est pas là son premier mérite. La grande conquête de la peinture abstraite, a dit Marcel Brion, c'est d'avoir découvert la richesse plastique du noir. Cette expérience, De Grave l'a magistralement intégrée à son art. Ainsi, chez lui, la mise en page intimiste évoque-t-elle régulièrement des lignes architecturales, ce qui ne nuit aucunement au lyrisme épique de ses oeuvres cycliques.
L'un des principaux graveurs sur bois de cette génération est Gerard Gaudaen. Disciple de Victor Stuyvaert et de Marc Severin, il a évolué jusqu'à devenir un esthète réfléchi qui produit des gravures d'une extrême pureté. Piet Baudouin les dépeint comme le silence du rêve, la nostalgie qu'inspire ce qui est contingent ainsi que la souffrance humaine ,la joie interne de la beauté de l'homme et de la nature. La virtuosité dont témoigne cette oeuvre, ainsi que celle de certains graveurs plus jeunes, s'est trouvée quelque peu reléguée au second plan par les phénomènes d'émancipation dont nous avons parlé. Toutefois, on aime revenir vers une oeuvre si solide qui survivra à celle de beaucoup de contemporains mineurs sclérosés.
Si les oeuvres de De Grave et de Gaudaen sont parfaitement lisibles, l'oeuvre graphique du peintre Jan Cox l'est beaucoup moins. Même si dans Judith et Holopherne, il reprend, en tant que graveur, le thème biblique avec des épisodes facilement reconnaissables, son langage figuratif est voilé et extrêmement ambigu. Judith, que nous imaginons jolie, s'abrite derrière un pictogramme aux effets angoissants. Toute l'angoisse, tout le doute de l'art moderne semblent attaquer la plaque de l'aquafortiste. L'académisme solide de la grande époque de l'art graphique doit céder la place aux formes instables à peine maîtrisées. Les enfants de l'art expérimental peuplent leurs gravures de leurs incertitudes. L'art graphique, lui aussi subit l'érosion de la satisfaction. Individualisé au plus haut point, le contenu formel n'est plus soutenu par des conventions sociales au code fixe. Jan Cox s'affirme ainsi comme un artiste de premier plan qui oriente ses explorations dans les domaines graphiques vers l'ère de l'art actuel dans son ensemble. Réjouissonsnous que le métier y compte encore pour beaucoup, car pendant des années, l'antitechnique l'avait ridiculisé.
Il n'en demeure pas moins que l'ingéniosité doit primer sur le métier. L'artiste existait avant l'académie. C'est sur la base de cette primauté que l'artiste bruxellois Marcel Broodthaers est entré dans l'histoire comme le créateur du pot-auxmoules, de la coupe-aux-coquillesd'-oeuf-vides,
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Jan Cox: ‘Judith’, gravure, 1973 (copyright A.C.L., Bruxelles).
de l'armoire-de-cuisine-aucharbon. Vouloir juger ces pyramides de moules ou d'oeufs sur la base des critères appliqués pour La ronde de nuit relève du malentendu. Les représenter sur gravure n'a pas de sens non plus; cela ne nous vaut qu'une imitation purement académique ‘à la façon de Broodthaers’. Le jeu graphique ou cinématographique de cet homme incompris était conforme à sa conviction selon laquelle l'art est essentiellement un acte de confrontation axé sur la libération de l'imagination. Comme le fit le mouvement dada à l'époque, la façon d'être de Broodthaers a corrigé l'éclairage des arts plastiques.
D'ailleurs, l'art graphique ne suit pas une piste unique ni fixe. Il y a actuellement tant d'interaction entre les abstraits et les figuratifs qu'à quelques exceptions près, une rigoureuse division en groupes clairement distincts n'aurait guère de sens. L'évolution dont témoignent les jeunes graphistes en est d'autant plus passionnante à suivre. Elle s'étend d'un réalisme romantique très proche de la nature, en passant par un delta d'un fantastique parfois énigmatique plein d'aveux, jusqu'à un langage graphique qui, à travers de nouveaux symboles, répond promptement au climat d'ennui qui entoure les arts plastiques. Généralement, la discipline du métier ne permet pas d'expériences sauvages. Le processus à suivre est toujours le chemin séculaire qui mène de la matrice à la reproduction. Il arrive, rarement, que l'art graphique se trouve intégré à l'objet, mais ce sera toujours à titre d'élément décoratif secondaire. Mais à l'intérieur de ce champ de travail classique, le graveur se comporte avec beaucoup plus de liberté que ce n'était le cas dans le passé. Sinon, certains griffonnages ne parviendraient jamais jusqu'à la presse. Maintenant, ils passent pour des communications cryptiques, des ‘expressions essentiellement individuelles’. Le message de Broodthaers commence à percer.
L'art abstrait a incontestablement influencé un certain nombre de graveurs flamands. La page blanche, c'est comme une terre vierge qu'ils doivent défricher. Parallèlement aux recherches dans la peinture abstraite prime la construction de la forme graphique. Dans les aquatintes d'Anne Goris, il s'agit encore d'intégrer un thème à une construction de surface. Mais le défi revêt bientôt des formes plus extrêmes. L'opposition entre le papier vierge et le principe ordonnateur culmine dans l'oeuvre de Dan Van Severen. Ses eaux-fortes diffèrent à peine de ses tableaux. Le tonalisme de ses gris curieux habite une géométrie de surfaces d'une extrême simplicité et d'où se dégage une grande intensité d'expression. L'oeuvre de certains
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Dan van Severen, gravure, 1970.
constructivistes plus jeunes offre moins de perspectives. Ils se contentent de la feuille statique qu'ils divisent à l'aide de lignes et de bandes blanches. Cela leur permet d'atteindre quelquefois des effets spatiaux dans l'esprit de Mondriaan et d'Albers, mais les limitations des moyens graphiques ne fournissent que rarement le mouvement qu'ils recherchent.
L'hermétisme graphique d'Eric Verhal se caractérise par une synthèse de la maîtrise de la forme, de la division de la surface et du mouvement. Sa formation de graphiste en Italie, au Portugal et aux Etats-Unis lui a permis de se détourner des conventions régionales et a ravivé son intérêt pour de nouvelles méthodes d'impression. Connaissant, en tant qu'historien de l'art, les expériences faites par un Hercules Seghers, il déplore que le graphiste doive être figé dans le noir-et-blanc exclusif. C'est le coût de l'équipement qui veut qu'il en soit ainsi - comme il ressort du montant qu'a dû payer l'Académie des Beaux-Arts de Gand pour son unique installation d'offset pour lithographies. Chez Verhal, il y a un lien curieux entre des éléments apparemment figuratifs et une répartition asymétrique des surfaces. L'artiste semble subir la loi d'innombrables impressions visuelles qui envahissent la rétine. Il ne peut en fixer que des fragments. Ce matériel capricieux erre sur la feuille et prend des formes toujours nouvelles, comme le fait le mercure en liberté. L'oeuvre plutôt cérébrale de Verhal contraste assez fort avec celle d'un Frank Mahieu et d'un Ludo Lacroix, qui luttent avec une même abondance d'imagination. Mahieu se défend avec des symboles-clichés illustrant une boutade comme par un bon mot. Lacroix invente des combinaisons toujours nouvelles d'images disloquées. Ils ne peuvent se passer de la couleur l'un ni l'autre et on en revient ainsi à la remarque pertinente de Verhal.
Les conceptions abstraites ne sont évidemment pas traduites dans l'art graphique sous le seul angle formel. Un lyrisme enthousiaste apporte de nouvelles possibilités. La feuille ordonnée subit irrésistiblement les impulsions qui vivent dans le for intérieur de l'homme. A ce propos, l'oeuvre de Luc Hoenraet semble stigmatisé par l'après-guerre. Le caractère dramatique de ses gravures fait songer à un Dan Van Severen traumatisé par l'iconoclasie, un silence méditatif que déchirent des cris de révolte. Le critique Paul De Vree a qualifié l'Hommage à Eric Dolphy, par lequel Hoenraet a rendu hommage à un musicien mort jeune, de ‘code secret dont la signature torturée laisse des traces d'un lien existentiel entre la dualité et la libération’. Des graffiti illisibles défilent sur la feuille, témoins d'une souffrance inarticulée, quelquefois barrés d'une
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croix hâtive. Une oeuvre de ce genre nous fait remonter aux origines de l'écriture.
Face à ces signes impulsifs, les linotypies de Martin R. Baeyens, qui a deux ans de moins que Hoenraet, sont visiblement plus pondérés. Des impressions suggérées par une même thématique sont portées au niveau abstrait par le biais d'une architecture vaguement paysagiste où est ménagée une forme géométrique. Ce que Rolf Wedewer note au sujet de l'oeuvre graphique de Joseph Beuys s'applique aussi par analogie à celle-ci la fonction de la ligne est ambiguë. Elle est à la fois un moyen permettant de désigner la réalité et un signe d'indépendance par rapport à l'objet. Les champs de lignes ne sont qu'en partie reconnaissables. L'artiste cherche à libérer son art des formes qui ont servi de modèle, pour aboutir, grâce à ce qu'il en a retranché, à une synthèse.
D'autres graphistes de la même génération ont eux aussi été influencés par les tendances lyriques et géométriques de l'art abstrait. Le prix Forum de 1969 de Gand a permis d'en donner un très vaste aperçu, grâce notamment à des oeuvres graphiques d'un nombre considérable de peintres. Mais les limites techniques auxquelles est confronté l'art graphique sont une donnée réelle. Celui qui pense en couleurs ne peut se faire valoir ou s'exprimer que dans certaines branches. D'autre part, tout le monde ne peut pas manier le tonalisme gris que Van Severen maîtrise avec tant de virtuosité ou broder indéfiniment des variantes sur le verticalisme de Peire.
L'art graphique en Flandre témoigne, en outre, d'une importante modernisation de l'art de conter par le détail. Les thèmes traditionnels ne sont certes pas mis au rancart, mais un individualisme émancipé leur insuffle une nouvelle vie. Alors que Camille D'havé montre que Breugel est toujours au pays, Michel Bracke se réfère, avec sa gravure sur bois intitulée Hommage
Eric Verhal, dessin, 1973.
à Jules De Bruycker, à ses solides origines gantoises. Mais les motifs sont enrichis d'un deuxième plan. Les farouches silhouettes d'oiseaux sous la pointe sèche de l'éminent dessinateur qu'est Raf Coorevits se meuvent comme dans une incantation primitive. Dans les eaux-fortes de l'Anversois André Goezu, qui vit maintenant en France, la forme décorative se fait plus vague et acquiert quelquefois une dimension chimérique. La grande diversité des planches se profile sur un large courant sous-jacent de fantastique qui remonte manifestement aux anciennes traditions. Le détail pittoresque devient un instant le centre du monde.
Les jeunes se sentent plus à l'aise grâce à l'usage multiple auquel se prête l'image réaliste. L'influence de la nouvelle figuration et du surréalisme s'est avérée décisive. On ne doit pas se disputer éternellement sur le renouveau expérimental de l'image et perdre son temps avec des
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Luc Hoenraet: ‘Grey-grey-black’, litho, 1975.
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Martin R. Bayens: ‘Maze I’, lino, 1977.
phénomènes secondaires parfois amusants. Pourquoi ne pas retourner vers la nature, les cheveux flottant au vent, chercher des thèmes qui ont été négligés du point de vue visuel et les regarder d'un oeil attendri? L'Anversois Maurice Van den Dries et le Malinois Jozef Van Grieken représentent éminemment ce courant-là. Sans revenir aux schémas de pensée académique, ils se passionnent pour une nature morte dans une cuisine miteuse, les lignes de perspective des maisons, des toits et des cheminées, quelques chaises. Leur oeuvre illustre parfaitement l'évolution la plus récente d'un classicisme contemporain vers un ‘plein-air’ nouveau style où le romantisme peut, à coeur joie, s'adonner au pique-nique. Dans un climat très variable où il pleut des fanfaronnades cycloniques aux vernissages et dans les galeries, pareille vision candide témoigne d'une puissance poétique rafraîchissante. Il était grand temps, du reste, que nous apprenions de quel oeil les jeunes artistes regardent les parcelles du globe où ne sévissent encore ni autoroutes ni gratte-ciel ni derricks.
Cette opinion n'est pas toujours traduite avec autant de candeur. La forme plastique, et notamment graphique, existe par la grâce des associations. Le symbolisme et le surréalisme en ont fourni d'innombrables preuves, fût-ce dans leur expression hyperréaliste. Dans les lithos et les sérigraphies, l'art graphique ne se prête pas aussi facilement aux trouvailles macrophotographiques de l'hyperréalisme. D'excellents peintres tels que Hugo Duchateau, Jos Jans, Hélène Keil, ne nous fournissent pas, avec leurs reproductions, de gravures fondamentalement nouvelles. Mais ils préparent le chemin du renouveau thématique dont l'art graphique a besoin, fût-ce avec des objets utilitaires prosaïques tels que le papier peint, une lampe de bureau ou une corde tendue.
Nous pouvons encore considérer les paysages pointillistes d'Albertine Eylenbosch comme des eaux-fortes impressionnistes pour lesquelles l'art abstrait a fourni le canevas. Bert De Keyser, qui a été associé de plus près à la grande percée de l'art abstrait, témoigne encore plus directement de cette interaction. La gamme de
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Raf Coorevits, gravure, 1975 (copyright A.C.L., Bruxelles).
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Maurice Van den Dries: ‘Toits anversois’, gravure, 1975.
maisons et d'intérieurs bien construits en aquatinte de l'artiste plus jeune qu'est Wilfried Geerts rejoint Maurice Van den Dries. Mais la scène n'est toujours pas occupée dans son intégralité. De nouveaux personnages viennent s'ajouter. Ghislain Kuyle emprisonne son idylle sibylline dans un clair-obscur que soulignent des traits, des bandes et des surfaces. Le thème, quelquefois un portrait actuel, s'en trouve à la fois rapproché et éloigné. Comme chez Hoenraet, les signaux graphiques compromettent l'image centrale comme les empreintes digitales trahissent un suspect. Chez Kuyle, le verdict demeure suspendu tel un bizarre multiple choice qui ne cesse d'intriguer.
Chez Moniek Schotte, les tensions entre l'homme et son environnement aboutissent à des images encore plus complexes de contestation de la société. La ville qu'elle évoque dans ses belles eaux-fortes n'est pas un jardin féerique. Des obstacles barrent la route. L'imagination est déviée. Alice au pays des merveilles en prend pour son compte. Par le biais d'une figuration toute différente, Marc Vanderleenen en vient à des conclusions analogues. La confrontation avec la nature est troublée comme par des cauchemars. L'homme vit à certains moments dans un état d'apesanteur qui lui donne le vertige.
Les figures qui peuplent les gravures de Luc Piron ne sont pas elles non plus soumises à la pesanteur. En 1975, Piron a obtenu le Prix triennal de l'Etat pour la gravure, sur proposition d'un jury où notamment Pierre Alechinsky, Gerard Gaudaen et Roger Wittewrongel étaient garants de la solidité des critères. Son oeuvre surprend pour deux raisons principalement: d'une part par l'utilisation spécifiquement graphique des formes, d'autre part par le monde imaginaire ludique d'un dessinateur qui pourrait passer pour un frère spirituel d'Etienne Elias. Des personnages qui planent ou un lièvre habillé comme un monsieur évoluent au-dessus d'un terrain de sports où l'on retrouve un pieu d'amarrage ou un mur utilisé pour le dressage de chiens. Mais c'est un bonhomme qui doit sauter. Ce sont des scènes sur lesquelles les enfants posent encore des questions. C'est de nouveau possible et toléré, et on peut donner plusieurs réponses. Le monde ne doit pas nécessairement être terrifiant. De temps à autre, il est égayé par des souvenirs et laisse une place aux fantaisies d'autrui. Lors de la proclamation du prix, Willy Juwet parlait d'un artiste au pied léger qui parvient à faire oublier l'esthétique pesante. Message ô combien libérateur!
Nous connaissons une petite toile de 1886 de Vincent van Gogh: Vieux souliers aux
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1.
Ghislain Kuyle.
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Moniek Schotte: ‘Groupe’, gravure, 1976.
lacets. Il a repris plusieurs fois le même sujet, à Paris ainsi que dans le Midi de la France, comme s'il voulait nous montrer à quel point il attachait de l'importance aux objets usés de la vie quotidienne. En prenant la réalité comme motif de base, l'artiste peut montrer tout ce que l'homme sait de la vie. Nombre de graphistes eux aussi, vont chercher leur vérité trop loin. En peinture, les hyperréalistes ont de nouveau indiqué la mesure. Leur leçon n'a pas été vaine. On peut tourner sans fin autour de la problématique de l'homme et de la société et l'exprimer à travers des images compliquées que presque personne n'est à même d'élucider. Mais il y a moyen de faire plus simplement. Un graphiste tel qu'Emiel Hoorne l'a compris à temps. Sa signification réside dans l'égalité fondamentale de sa puissance d'évocation et l'expression ambivalente des objets inanimés qu'il choisit à cet effet. Ceux-ci se comportent presque en humains. Les images sont empruntées à l'arsenal de notre époque, y compris l'électronique et l'astronautique, mais il les métamorphose tout de suite. Son Burin automatique se comporte comme un engin spatial abîmé à la dérive. Les dimensions n'ont plus d'importance. Le sens des choses, pas plus grandes qu'une main parfois, devient du coup monumental. Dans la litho Elément mourant, Wouter Kotte voit ‘une représentation extrêmement dramatique d'une cellule de tournedisque couchée sur le dos et en train, croirait-on, de perdre tout son sang. Depuis Le Gaulois mourant jusqu'à l'oeuvre en question, l'art a
fait un long bout de chemin. Non seulement la vie semble passer par la mort, mais l'art aussi, qui selon d'aucuns dure plus longtemps que la courte vie.’ Dans le cadre de l'évolution de l'hyperréalisme, Emiel Hoorne a déjà, en toute clarté, fait le pas suivant.
Aujourd'hui, les possibilités de choix pour l'art graphique en Flandre sont donc multiples. Comme nous considérons pour
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1.
Luc Piron, élément de la série: ‘Pure nature’, gravure d'aquarelle, 1974.
2.
Emiel Hoorne: ‘Burin automatique’, lino, 1977.
l'instant un certain nombre d'artistes graphiques à titre d'exemple à l'intérieur du large éventail que présente cette évolution, nous les avons mentionnés dans cet aperçu dans l'ordre chronologique plutôt que de les grouper d'une manière plus systématique. Nous avons groupé le plus possible leurs oeuvres à l'intérieur des mouvements contemporains de forme et d'expression. Bien que l'emportant toujours de loin, le courant figuratif ne peut plus servir de dénominateur commun aux nombreuses variantes comportant quelque forme de réalisme. Une vie intime individuelle haute en couleurs peut aboutir à l'intégration d'éléments où s'amalgament le rêve et la réalité. Un nombre considérable de jeunes graphistes sont en route vers un style personnel, d'autres l'ont déjà acquis.
Nous avons signalé en passant que l'art graphique couvre un vaste champ qui, avec l'illustration du livre et la gravure de circonstance, se rapproche de l'imprimerie ou coïncide même avec celle-ci. Son rapport avec la photographie saute aussi régulièrement aux yeux. Certains ont d'ailleurs tiré profit de leurs expériences photographiques pour améliorer l'ordonnance de la forme. Dans certains cas, ils sont allés jusqu'à transformer et même jusqu'à intégrer des éléments photographiques. La relation entre l'art graphique et la publicité ainsi que le domaine tout à fait à part du cartoon n'entrent pas dans le cadre du présent article.
Une question pour conclure: L'art graphique en Flandre a-t-il encore prise sur les foules, sur la société? Contribue-t-il à en changer l'aspect? Constitue-t-il plus, à nos yeux, qu'un grain de beauté quelquefois intrigant? Pratiquer les arts plastiques n'est ni une activité paradisiaque ni un plaidoyer. Un graphiste est aussi solitaire dans son travail qu'un sculpteur ou un peintre. Il peut s'en tenir à un processus exclusivement formel, mais son oeuvre peut aussi porter les traces des incertitudes et des profondes mutations de notre époque. Ainsi se procure-t-il à lui-même comme aux autres un moyen de se reconnaître. Comme la musique de chambre, l'art graphique appartient à un genre assez intime. On apprend à le connaître au contact direct. Nombreux sont ceux qui ne l'apprécient qu'après s'être familiarisés avec la peinture ou la sculpture. Une compréhension plus approfondie peut nous apporter des mouvements de répit, de joie et de méditation.
Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
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