Septentrion. Jaargang 6
(1977)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Rik Slabbinck: ‘Portrait’.
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La peinture en Flandre après PermekeGaby GyselenNé en 1923 à Veurne (Furnes, province de Flandre occidentale). Etudes de philosophie. Depuis 1946 fonctionnaire à l'administration provinciale de la Flandre occidentale. En 1955, la députation permanente de la province de Flandre occidentale le chargea de la création et de l'organisation du Service provincial de la culture, dont il est toujours le directeur. A publié dans plusieurs revues néerlandaises et flamandes nombre d'articles sur les arts plastiques et sur des sujets culturels généraux. Le 4 janvier 1977, il y avait vingt-cinq ans que Constant Permeke est mort à Ostende. Ce quart de siècle doit permettre de vérifier si la mort de cet important artiste a marqué aussi la fin d'une époque. Toutefois, si l'on tente de le situer historiquement, cela ne permet pas de répondre à cette question de façon précise. Cela sera éventuellement utile lorsqu'il s'agira de faire l'historiographie des arts plastiques en Flandre, mais ne nous apportera, tout au plus, qu'un point de référence. Permeke était encore en pleine activité, en effet, lorsque s'annonçaient déjà autour de lui de nouveaux courants plus modernes.
Le fait que la personnalité de Permeke aurait tellement surpassé ses contemporains, et fasciné le monde de l'art, du moins le prétend-on, au point que celui-ci aurait omis de voir ce qui se passait ailleurs, a forcément suscité de l'amertume. D'importants collectionneurs de l'époque contestent cependant qu'il en ait été ainsi. On a aussi exagéré en accentuant et en dénonçant une prétendue orientation unilatérale. Aujourd'hui, après nombre d'expositions et de publications, l'équilibre dans les appréciations semble rétabliGa naar eind(1). D'aucuns sont allés jusqu'à contester sérieusement l'importance de Permeke ou l'ont du moins considérablement relativisée. Un peintre qui présenterait aujourd' hui au public des imitations de Permeke se ferait sûrement huer et risquerait pardessus le marché d'être poursuivi pour une contrefaçon trop bien réussie.
Alors que le maître de Jabbeke vivait encore, plusieurs artistes avaient déjà pris, de différentes manières, leurs distances à l'égard de ce que nous appelons, avec les réserves qui s'imposent, l'époque de Permeke. Certains lui ont même carrément tourné le dos. Examinons de plus près l'évolution de trois groupes d'artistes.
La réaction la plus authentique, qui devait influencer les intéressés jusqu'au tréfonds | |
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Maurits van Saene: ‘Marine’ (1976).
de leur âme, s'est produite chez deux artistes issus de l'atelier même de Permeke: Luc Peire et Rik Slabbinck. Ils avaient très bien connu leur maître et continuaient à entretenir d'étroites relations amicales avec lui. Ils étaient particulièrement conditionnés par sa façon de voir les choses, non pas comme elles étaient, mais comme lui croyait qu'elles étaient. Leurs oeuvres de jeunesse sont incontestablement marquées de cette empreinte, dont ils ont réussi à se libérer progressivement par l'épuration de la forme et par le refus de la tonalité mélancolique caractéristique de Permeke. Toutefois, ces deux jeunes peintres ne furent pas isolés dans leur processus d'émancipation. Ils appartenaient à une génération qui cherchait des issues dès avant 1940, qui devait ensuite essuyer des coups durs tant sur le plan mental que sur le plan physique et qui refusait de perpétuer le style parfois ampoulé qui avait été celui de ses prédécesseurs. Par ailleurs, Rik Slabbinck a cessé de suivre Permeke lorsque celuici voulut lui imposer, pour le dessin d'après nature, de transformer la figure. Par la suite, Peire et Slabbinck évoluèrent indépendamment l'un de l'autre jusqu'à devenir des représentants de deux courants | |
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Luc Peire: ‘Graphie 1129’ (30 × 45 cm).
opposés, à savoir l'abstrait et le figuratif.
Dans l'oeuvre de Slabbinck, la vision du monde est redevenue paisible, voire intimiste. Un coloris exubérant qui recrée les polders au nord de Bruges, par exemple, en un infini jaune citron, orange ou d'un blanc éclatant, domine la forme. Il y a aussi des variantes dans les tons obscurs. Jamais le peintre ne nie le caractère limité dû à l'aspect bidimensionnel de la toile. L'effet de perspective naît du traitement intense de la couche de peinture, même dans les natures mortes, les portraits et les études d'après nature. Dans la mesure où ce terme nous est encore de quelque utilité, l'expressionnisme y signifie en premier lieu, sinon exclusivement, l'utilisation de la couleur en tant que métaphore. Les thèmes, notamment les impressions de voyage de la Provence, sont des impressions stylisées par l'expérience, avec lesquelles Slabbinck se rapproche beaucoup des animistes tels qu'Henri Victor Wolvens et Jozef VinckGa naar eind(2). L'évolution fait songer à celle qui s'est déroulée à Paris où, pendant et après la guerre, les jeunes ne se contentaient pas d'une synthèse du fauvisme et du cubisme. En Flandre, cependant, plusieurs aspects de l'émancipation sont encore étroitement liés au pays. Les adeptes de l'abstrait, par exemple, en ont fait l'expérience.
Alors que Slabbinck prenait ses distances par rapport à une orientation de style imposée qui ne convenait pas à sa forme d'esprit, d'autres peintres s'efforcèrent de dépasser la tradition expressionniste telle que la perpétuait l'autorité dominante | |
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Marcel Notebaert.
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Jan Burssens: ‘Che’ (1967). en Flandre, du second groupe de Laethem-Saint-Martin. Eux aussi adoptèrent une position critique à l'égard de la forme et de l'esprit caractéristiques de l'oeuvre des expressionnistes flamands. Tous ne semblaient pas inconditionnellement impressionnés par l'énorme puissance lyrique de Permeke, dont ils s'efforçaient de relativiser l'importance. En même temps, ils appréciaient beaucoup les toiles intimistes de Gust De Smet, se passionnaient pour les fantasmagories hautes en couleurs de Frits Van den Berghe et acceptaient volontiers les leçons que leur prodiguait l'oeuvre solide de Jan Brusselmans. Plus d'un peintre important de cette première génération d'après Permeke est, aujourd'hui encore, tributaire du structuralisme de ce Brabançon, dont les paysages et les natures mortes à la composition remarquable constituent des modèles d'équilibre synthétique. Un peintre important comme Maurits Van Saene n'aurait sans doute jamais suivi le chemin rectiligne qui devait aboutir à la simplicité horizontale si caractéristique des marines scintillantes qu'il peint aujourd' hui, s'il n'avait pas été conquis, il y a trente ans, par la remarquable discipline de l'oeuvre de Brusselmans. Même un rénovateur comme Roger Raveel n'échappe pas à cette influence. Mais là, nous anticipons sur les faits. Il y eut aussi des peintres qui, initialement, demeurèrent des fidèles inconditionnels de Permeke. L'un d'entre eux, Marcel Notebaert, qui fut marqué pendant toute une période par les écrits de René HuygheGa naar eind(3), fait état d'un approfondissement de l'expressionnisme afin de l'ouvrir aux problèmes de son époque à lui. Là où c'était nécessaire, il recourut à l'action painting, à des idéogrammes et même à des bribes de collage d'actualités puisées dans le Paris Match. A l'instar de Peire et de Slabbinck, Notebaert a fait partie du groupe de la Jeune Peinture belgeGa naar eind(4), sur lequel nous reviendrons encore. Cette volonté de repenser | |
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Gilbert Swimberghe: ‘Balance’ (1974). (Photo J. De Meester.)
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Dan Van Severen: ‘Composition 4’. (Photo O. Scheire.) l'expressionnisme se fonde clairement sur un projet plus vaste: ce fut une opération de sauvetage instinctive, entrebrise par des peintres figuratifs qui s'étaient rendu compte que le langage des formes expressionniste de Permeke et d'autres avait conditionné unilatéralement leur façon de penser.
Nestor à peine connu de la génération expressionniste, mais ayant ailleurs ses idées insolites, Willem Van Hecke n'a percé dans des milieux plus larges qu'au cours des dernières années de sa vie et après sa mort. Plus qu'à celle de Permeke, son oeuvre récente s'apparente à celle de Frits Van den Berghe. Son coloris intense, qui fait songer aux céramiques, est surtout intéressant dans les tableaux de petit format, où les sombres habitants de son imagination se sentent plus chez eux, du reste. Sans qu'il y ait lieu de parler d'une influence directe - ce solitaire de Blankenberge ne sortait guère de chez lui -, on trouve parmi les jeunes des adeptes de sa peinture chargée de misanthropie et de critique de la société. Dans les années cinquante devint célèbre la brillante palette d'Octave Landuyt, qui sut personnifier avec beaucoup de virtuosité l'angoisse caractéristique de l'époque de la guerre froide dans la représentation d'hommes au regard figé de la folie. Ceuxci s'annoncèrent comme les précurseurs du réalisme fantastique, qui est le pendant du surréalisme des maîtres que sont Magritte et Delvaux. C'est dans ce climat que se déroulent, fût-ce par des techniques foncièrement différentes, les confrontations avec les événements du monde dans l'oeuvre de Marcel Notebaert. Une attitude analogue, allant de pair avec plusieurs expériences formelles, se retrouve chez Jan Burssens, dont les autoportraits et les références à des personnalités contestées, tels un Don Helder Camara, un Che Guevara, avec l'écriture passionnée, trahissent la forte émotion et | |
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Pol Mara: ‘Suburban Weekend’ (1970).
(Photo M. Platteeuw.) le désir de se livrer. Jan Cox, lui aussi, qui vécut et travailla de longues années aux Etats-Unis, se classe parmi ces peintres tourmentés. Comme le fit Picasso dans Guernica, il dénonce le drame absurde de toute guerre. Son Iliade, cycle monumental de cinquante tableaux de grand format, s'inspire de l'homme et est axé sur celui-ci, sur sa valeur et sur son expérience existentielle. Il est difficile de savoir où, dans ces toiles, Sartre rejoint Teilhard de Chardin.
Vue a posteriori, l'évolution que nous venons d'esquisser peut être rattachée à la création du groupe de Cobra, bien que celui-ci n'ait pas produit d'effet directement perceptible sur les arts plastiques en FlandreGa naar eind(5). Il convient, cependant, de le citer, lui aussi, en tant que symptôme de réaction. Des artistes, même pas tellement connus, de trois petits pays, je veux dire la Belgique, les Pays-Bas et le Danemark, y furent associés. Il n'y eut parmi eux aucun Flamand renommé à l'exception de l'auteur Hugo Claus à titre retrospectif et, aujourd'hui, d'un artiste comme Paul Snoek, qui regrette de ne pas avoir connu le groupe à l'époque. Les critiques aiguës de Cobra à l'égard de la société et son plaidoyer en faveur de l'innocence enfantine ne furent pas toujours formulés dans des manifestes clairs. Sa profession de fidélité au matérialisme dialectique et sa sympathie pour l'idéologie communiste ne furent certes pas de nature à faciliter le recrutement en Flandre. Par ailleurs, on ne peut passer sous silence l'analogie avec le mouvement dada et avec le surréalisme des années vingt, ni certain idéal que ces membres de Cobra partageaient avec les artistes de la Jeune Peinture belge. Il convient de retenir qu'après un premier congrès organisé à Bruxelles, au mois d'octobre 1947, Cobra est né à Paris une année plus tard seulement, après une deuxième conférence, plutôt confuse, du Centre international de documentation sur l'art d'avant-garde. Le Belge Christian Dotremont, qui en avait assez des discussions à la française, se trouve à l'origine du groupe, aussi bien que son compatriote Joseph Noiret, le Danois Asger Jorn et les Néerlandais Appel, Constant et Corneille. Le groupe fut créé à Paris, au Café de l'Hôtel Notre-Dame. En Belgique, le peintre Pierre Alechinsky se révélerait la figure la plus importante. Comme on sait, le groupe s'est dissous assez rapidement, mais ses idéaux concernant le principe d'‘une nouvelle imagination de la couleur’ se sont révélés assez forts pour survivre sous plusieurs formes d'expression.
Revenons un instant à Luc Peire.
Tout comme ce fut le cas pour Rik Slabbinck, son émancipation par rapport à Permeke s'est trouvée facilitée par la création, à Bruxelles, du groupe de la Jeune Peinture belge. Sa palette et sa composition, il les épura des réminiscences de | |
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Etienne Elias:
‘Heureusement, il y a encore du blé’ (1970-71). (Photo M.F. Sagaert.) Permeke avec une logique implacable. Un voyage d'études à l'ex-Congo belge accéléra encore le processus. D'une toile à l'autre, la figuration classique se fit de plus en plus synthétique dans ses contours essentiels, pour aboutir enfin à des abstractions raffinées. Après son établissement à Paris, son oeuvre continua d' exercer de l'influence, notamment sur des peintres comme Gilbert Swimberghe et Gilbert Decock, qui, par la suite, se firent une réputation de peintres abstraits et constructivistes géométriquesGa naar eind(6). Des artistes en quête de renouveau s'étaient rencontrés dès avant 1940 dans le groupe Apport. En 1945, René Lust réunit un certain nombre d'artistes intéressés dans la Jeune Peinture belge, ce qui était une initiative principalement bruxelloise. Au-delà des différences individuelles, ses membres se ralliaient tous à l'idée de la priorité à accorder à la transposition de la forme et au rôle primordial de la couleur. De là à l'acceptation de la limitation bidimensionnelle, il n'y eut qu'un pas. On tendrait par tous les moyens à ouvrir largement portes et fenêtres, à associer à un réseau unique d'information et de manifestations les centres artistiques européens, à l'époque principalement Paris. L'exposition organisée en 1945 par la Jeune Peinture française au Palais des beaux-arts de Bruxelles contribua à concrétiser
Roger Wittewrongel: ‘Atelier’.
ce désir de renouvellement. Par la suite, plus d'un peintre opta en faveur de l'orientation non figurative. La controverse sur l'opportunité de ce choix devait durer des années. Elle ne confirmait pas toujours la distinction courante entre le figuratif et l'abstrait, débat dans lequel on perdait d'ailleurs souvent de vue que ce sont là des termes très généraux qui réduisent à un dénominateur commun des conceptions très différentes l'une de l'autre.
Un aperçu de l'art abstrait en Flandre se doit de se référer à ses pionniers de l'entre-deux-guerres: Felix De Boeck, Pierre-Louis Flouquet, Paul Joostens, Joseph Lacasse, Jozef Peeters, Victor Servranckx et Georges Vantongerloo. Le critique d'art Emile Langui cite trois raisons fondamentales pour lesquelles leur mouvement s'était pour ainsi dire éteint en 1940: la lutte acharnée menée autour du mouvement expressionniste de Laethem et qui avait mobilisé toutes les énergies; le découragement et la désertion de certains frères d'armes; la constatation que l'art non figuratif était trop axé sur le style, c'est-à-dire trop exclusivement soumis aux impératifs d'ordre, d'équilibre, de mesure et de pureté, à une époque et chez un peuple qui, après la guerre (c'est-à-dire de 1918 à 1928), n'était que trop enclin à suivre son instinct, son intuition, | |
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Walter Leblanc.
porté au cri dionysiaque, au geste lyrique et à l'arabesque impulsive. Compte tenu du contexte politique de l'époque, cette dernière réflexion n'en acquiert qu'une plus grande significationGa naar eind(7).
Puis vint l'exposition française à Bruxelles, comme nous l'avons déjà signalé. Elle fut une sorte de point de rupture. Grâce à la contribution de nombreux immigrés, elle avait un caractère international, constituait par là même une confrontation qui dépassait les frontières et sensibilisait par la même occasion le Palais des beaux-arts. En tant que promoteur, celui-ci prit courageusement position en faveur des partisans de l'art abstrait. Quelque peu boudé par certains milieux artistiques flamands pour des raisons tout à fait indépendantes du point de vue artistique, il a fini par se trouver dans une situation assez ambivalente. Il n'empêche qu'en Flandre aussi, le succès du mouvement alla en s'amplifiant. Pour un certain nombre de jeunes, ce fut même une excellente école. Ainsi s'annonça l'époque où les oeuvres timides des pionniers seraient découvertes et sporadiquement applaudies. Par ailleurs, l'opinion publique mettrait encore des années à se laisser convaincre qu'un tableau peut, à la rigueur, ne représenter que lui-même. Son attitude récalcitrante fut notamment encouragée par un critique faisant autorité comme Urbain Van de Voorde.
Il faut reconnaître que nous ne trouvons guère d'artistes flamands parmi les peintres qui, après la Jeune Peinture belge, ont fait honneur à ses idées. Louis Van Lint, Gaston Bertrand, Marc Mendelson et Antoine Mortier étaient bruxellois de naissance, ou le sont devenus. Des personnalités comme Serge Vandercam, Maurice Wyckaert en Engelbert van Anderlecht trouvaient leur place à Bruxelles. Jan Cox, Jan Burssens et Luc Peire manifestement pas. Mais dans un contexte de ce genre, des critères d'ordre géographique sont-ils tout à fait utiles? Quelle eût été la signification de tous ces artistes s'ils s'étaient demeurés fermés à ce qui se passait ailleurs, au-delà des frontières, chez un Hartung, un Manessier, un Mondriaan, un Poliakoff ou un Schneider? Grâce à son infrastructure de galeries d'art importantes ou plus modestes, de librairies, de rédactions de revues et de critique d'art, Bruxelles put pendant des années jouer le rôle d'épicentre du mouvement abstrait et influer sur des artistes, et notamment sur certains artistes originaires de la région flamande, pour lesquels la capitale de la Belgique constituait un forum indispensable. Ses règles de conduite étaient plutôt imperatives. Lorsque, par exemple, Guy Van den Branden de Malines, Paul Van Hoeydonck d'Anvers et Jean Rets de Liège se rencontrent en | |
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Marcel Mayer: ‘Song-kassette Automat’ (1973).
1952, leur groupe s'appellera Espace! La dénomination française est symptomatique de l'époque. Ceux qui voulaient faire impression estimaient que c'était de bon ton; voilà qui illustre comment la barrière linguistico-sociale pouvait traverser et diviser jusqu'aux ateliers flamands.
Personne n'a écrit de textes plus engagés sur La peinture abstraite en Flandre que l'Anversois émigré à Paris qu'est Michel Seuphor. Parmi ses nombreuses publications, l'ouvrage qui porte ce titre, monumental aussi du point de vue de la forme, occupe la première place. Outre des notes biographiques et des commentaires pertinents sur l'oeuvre de plus de cent peintres, de la main des critiques Maurits Bilcke, Léon-Louis Sosset et Jan Walravens, il comprend un chapitre autobiographique de Seuphor ainsi que son tableau chronologique de l'art abstrait dans le monde de 1910 à 1962. Celui-ci est partiellement emprunté à son Dictionnaire de la peinture abstraite, qui avait paru cinq ans plus tôt à Paris.
L'affirmation de Seuphor selon laquelle la peinture en Belgique est flamande par définition, tout comme le titre de son livre, qui rangeait tous les artistes abstraits belges sous l'étiquette de flamands, a irrité beaucoup de monde. L'auteur fut le premier à reconnaître qu'il l'avait fait par commodité historique et géographique, bien que la peinture abstraite ne soit par définition ni belge ni flamande ni wallonne, mais universelle. Nous prenons acte de sa conclusion générale qu'à l'époque, une dizaine de peintres abstraits de chez nous valaient les meilleurs peintres abstraits d'autres pays. A l'exception de Dan Van Severen et de Pol Mara, nous les avons déjà cités tous.
L'évolution telle qu'elle s'est déroulée après 1961 a démontré à quel point le terme d'‘abstrait’ est vague et prête à la généralisation. Au fur et à mesure que passaient les années, tout le monde a dû se rendre compte, par exemple, à quel point l'oeuvre variable d'un Jan Burssens, qui se situe aux confins de l'abstrait et du figuratif, diffère fondamentalement des verticales froides comme le matin ou des surfaces oranges méditerranéennes d'un Luc Peire. On s'est efforcé de coller des étiquettes sur les différentes catégories: les informels, les abstraits géométriques, les abstraits lyriques, les constructivistes, les luministes..., ce qui est certes une occupation passionnante, permettant de nombreuses variations, mais qui a parfois fini par faire perdre de vue l'oeuvre mêmeGa naar eind(8). Ces subdivisions confirment cependant que la Jeune Peinture belge, l'esprit de Cobra et des phénomènes étrangers tels qu'op art et pop art ont libéré d'intéressantes forces centrifuges. A cette époque, le métier de peintre dans son ensemble est passé par une sorte de lavage de cerveau pour permettre à des individualistes | |
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Roger Nellens: ‘Engrenages sur fond blanc’.
de se détacher des idées traditionnelles. Ce ne fut nullement en vain, du reste, comme il devait s'avérer par la suite. Toutefois, de fortes résistances se manifestaient, comme en témoigne la réflexion émise par Walter Vanbeselaere à l'occasion de l'exposition Contrastes, organisée en 1968 à Anvers: ‘Plus que dans les pays qui nous entourent, le fait de l'expression abstraite a été un acte révolutionnaire’Ga naar eind(9). Jusqu'à nos jours, sa provocation n'a cessé de conquérir certains jeunes peintres talentueux. La ‘peinture pure’ contemplative, intensément travaillée, d'un Dan Van Severen surtout se présente comme un arrêt attendu depuis longtemps dans une cellule de méditation hindoue.
Mais déjà s'étaient annoncés d'autres symptômes d'un désir de renouveau dans plusieurs coins de la Flandre. Ils se manifestaient notamment chez les peintres ayant débuté dans le mouvement abstrait et pour lesquels cet épisode doit avoir constitué une sorte de noviciat, une période de réflexion sur la grammaire de la peinture et sur l'authenticité de leurs possibilités d'expression artistique.
Attardons-nous un instant sur quelques événements. En 1966, Roger Raveel, Raoul De Keyser, Etienne Elias et Reinier Lucassen peignirent les murs des souterrains d'un château à Beervelde, à proximité de Gand. Le panneau central, dit L'adoration de l'Agneau mystique, comprenait un certain nombre de silhouettes dans lesquelles le spectateur pouvait, à son gré, projeter la famille du comte, les fermiers des environs ainsi que lui-même. Remémorant le fait à dix ans de distance dans Lente in Vorst (Printemps à Forêt)Ga naar eind(10), le poète Stefaan Van den Bremt note que ces peintures murales ont contribué à la naissance, en Flandre, d'une poésie néo-réaliste, notamment dans ses efforts pour associer à nouveau l'homme de la rue au poème. Ce nouveau réalisme, dit l'auteur, se réfère volontiers à des symboles tels que la Lys, aux bords de laquelle l'école de Laethem-Saint-Martin avait pu intégrer dans ses oeuvres la nature intacte, mais tout autant au lieu de divertissement de masses par excellence qu'est le terrain de foot-ball.
L'interaction entre le groupe qui entourait le peintre Raveel et la revue Kreatief (Créateur), à laquelle nous avons emprunté cette réflexion, mériterait d'être étudiée de plus près. L'expérience de Beervelde ainsi qu'un divertissement pictural analogue dans une entreprise à Zottegem méritent qu'on les retienne en vertu de la signification qu'ils ont revêtue pour les peintres intéressés. Tous les spectateurs n'ont pas d'emblée su situer ces phénomènes. Pour nombre d'entre eux, cela allait de nouveau trop vite. On y décelait à la fois le persiflage, la contestation de la société et tant d'autres éléments qui, à la fin des années soixante, prenaient l'establishment pour cible. Que des représentations brossées de manière assez rudimentaire puissent aussi avoir un rapport avec un rafraîchissement général de l'imagination et avec la réintégration de la peinture dans la vie réelle, voilà qui n'était pas évident aux yeux de tout le monde. Lorsqu'en 1971, Raveel fit flotter sur les canaux pollués de Bruges des cygnes à lucarne permettant de voir l'eau à travers eux, l'effet de ‘distanciation’, de recul par rapport à la réalité, fut | |
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Guy Van den Brande.
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Jozef Willaert: ‘Coin avec garçon’ (1971). (Photo J. De Meester.) ressenti avant tout comme un élément de critique politique et l'on se sentit dupé.
Entre les débuts de Raveel, vers 1950, et les tableaux qu'il réalisa et lança une dizaine d'années plus tard, au moment où le pop art anglo-saxon commençait à percer en FlandreGa naar eind(11), la distance n'est pas tellement grande pour ce qui est de la vision et de la mentalité. L'enrichissement du coloris est plutôt issu de sa période abstraite intermédiaire. Celle-ci a attiré son attention sur la symbolique de la couleur, comme chez Vincent van Gogh, et sur l'effet des couleurs complémentaires, pour lesquelles tout théoricien se référera à Giotto. L'art de Raveel est d'une désarmante simplicité. L'expression se présente souvent comme naïve, dépourvue de tout artifice. On a qualifié Raveel d'incapable et de maladroit. Or, il entend, en toute simplicité, intégrer directement, physiquement aussi, l'homme à l'art. Il est indéniable que les conceptions artistiques de Raveel avaient beaucoup influé sur l'évolution d'un certain nombre de jeunes, aussi bien d'épigones que de jeunes peintres plus doués qui ont trouvé leur propre voie. Citons parmi eux l'Ostendais Etienne Elias, dont l'admiration des primitifs flamands et les préoccupations concernant le sort de la nature menacée aboutissent à des idéalisations éminemment poétiques dessinées ou peintes avec un extrême raffinement. Son interprétation de l'idée ‘herbe-table-chaise’ de Jan Dibbets, dans une pièce de chevalet lyrique de 1969, intitulée Hommage à Jan Dibbets, révèle tout autant l'étonnante symbolisation de l'enrichissement de ses idées, sol nourricier de son naturalisme sublimé.
Vouloir établir une priorité chronologique ou autre entre le pop art et la figuration nouvelle reviendrait à relancer la discussion sur l'oeuf et la poule. Ce serait certainement le cas si l'on voulait aborder | |
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Hugo Duchateau: ‘Action combinée’ (1973).
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Karel Dierickx: ‘Ma liberté’. aussi l'hyperréalisme en tant que phénomène secondaire et en tant qu'aboutissement. A peu près en même temps que Roger Raveel, et dans son entourage immédiat, à Gand, l'autodidacte érudit Marcel Mayer et Roger Wittewrongel sont devenus d'éminents représentants de l'art hyperréaliste. Tout en s'appuyant sur des représentations du pop art américain et anglais, ce courant s'est développé en Flandre jusqu'à devenir un genre à message particulier. Il vise apparemment à confronter l'homme avec son cadre de vie quotidien. Font notamment partie de son vocabulaire: la signalisation routière, les pavés, les bouches d'égout et les déchets ménagers. Comme certaines réalisations utilisant la projection de diapositives que nous a présenté le pop art, la reproduction photographique exacte de l'objet témoigne d'une revalorisation du métier qui, à son tour, suscite des discussions. Fautil encore être capable de dessiner?
Face à cet élan attrayant de la nouvelle figuration, Pol Mara est demeuré un représentant authentique du pop art. Des images banales qui ont perdu toute signification se voient impromptu conférer une nouvelle mission. L'oeuvre de Mara est peuplée de portraits de femmes assez flous ou à effets d'ombre, de stars et d'autres sujets agréables à regarder, nimbés de couleurs au néon surgissant apparemment de nulle part. Il ne faut pas perdre de vue, toutefois, que les oeuvres de ce genre avaient été précédées par un épisode important d'oeuvres abstraites, où sont notamment figés en de monumentales ombres portées des impressions de voyage en Grèce et des souvenirs de la lumière blanche de l'heure de midi.
Ainsi, ceux qui sont au sommet des arts plastiques en Flandre sont arrivés, sur l'ensemble du territoire, à un stade de caractère cosmopolite. Le gros des troupes picturales suit ou ne suit pas, car les courants antérieurs | |
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Gilbert Decock: ‘Mithra’ (1975).
ont toujours leurs adeptes. Entretemps se sont produits aussi des glissements sur le plan géographique. Bruxelles ne peut plus se prévaloir d'une position monopolisatrice et l'axe Londres-Cologgne-Dusseldorf croise l'axe nord-sud qui passe par Paris. Gand et Anvers se manifestent en tant que centres dominants, grâce aux pôles d'attraction d'un certain nombre d'expositions, notamment celle de Forum, qui ont servi de catalyseur pour bon nombre d'artistes. Depuis plusieurs années, les deux villes se sont orientées vers l'art expérimental. Il y eut des contacts avec le groupe international Zero et avec les néo-réalistes français. Un important peintre monochrome comme Paul Van Hoeydonck évolua vers l'art de l'objet inspiré de l'aéronautique. D'autres pouvaient mettre en pratique leurs conceptions dans des groupes tels que Nieuw Rococo et Plus-Kern.
Sublimant le goût du happening dans l'artifice de ses inventions absurdes, Panamarenko, de son côté, représente une personnalité pittoresque. Dans le récit des faits, cet artiste anversois demeurera toujours un excentrique. Avec un ravissement enfantin, il continue de soumettre au spectateur interdit des esquisses de toutes sortes d'engins volants qui auraient provoqué le fou-rire de Blériot. La question est de savoir si le mélancolique pays du couchant où nous vivons est à même d'apprécier encore à sa juste valeur ce genre d'humour des situations. Des triennales organisées à Bruges ont donné un aperçu circonstancié de l'état des choses. Avec le groupe Research à Hasselt, le Limbourg modeste a réalisé des choses étonnamment fraîches qui, tout en se rapprochant de l'hyperréalisme, n'en gardaient pas moins leur caractère indépendant. A moins de dresser un inventaire incomplet, il est impossible de procéder dès aujourd'hui à une analyse approfondie de tous ces phénomènes. Il est déjà assez difficile de distinguer les différentes tendances, voire d'enregistrer les nombreuses étincelles auxquelles elles donnent lieu et qui parent d'une auréole parfois très éphémère l'un ou l'autre artiste à tour de rôle.
Jusqu'à présent, nous avons à peine fait état du surréalisme. Dans notre pays, ce courant est représenté principalement par deux peintres wallons, René Magritte et Paul DelvauxGa naar eind(12). Magritte fut associé assez vite au mouvement surréaliste tel qu' il se manifestait en France. Avec son ami E.L.T. Mesens, qui émigra par la suite en Angleterre, il avait lancé quelques revues dans l'esprit dadaïste avant de se rallier, en 1926, aux idées de Paul NougéGa naar eind(13). A ce moment-là, en Flandre, les expressionnistes étaient toujours sur la brèche, ainsi que les premiers peintres abstraits. Compte tenu des exemples historiques que constituent deux Brabançons, Jeroen Bosch et Pieter Bruegel, l'affirmation selon laquelle le surréalisme siérait moins aux peintres flamands, serait pour le moins imprudente. Ceux-ci n'ont pas opté, en effet, pour les associations libératrices | |
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Octave Landuyt: ‘The dying Nation’.lb (Photo R. Heirman.)
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qui font la réputation de Magritte et de Delvaux. Il se pourrait, cependant, que plus tard, dans un contexte plus vaste, d'aucuns parmi les peintres hyperréalistes flamands finissent par être catalogués au chapitre du surréalisme. La réalité telle qu'ils l'ont représentée de manière extrêmement détaillée est assez fascinante pour qu'il en soit ainsi. Provisoirement, on qualifie leur oeuvre de réalisme fantastique. Où se trouvent, en effet, les frontières pour des artistes qui se consacrent à la peinture magique, allégorique et onirique? C'est à juste titre que Marc Thivolet a soulevé la question de savoir si, compte tenu de ses différents aspects, où des souvenirs destructeurs, parfois morbides, de la solitude urbaine produisent un effet angoissant, l'art fantastique ne constitue pas un piège du point de vue morphologiqueGa naar eind(14). Le surréalisme, avec l'image en tant que message à la fois annonciateur et prémonitoire, ne serait-il pas tout simplement un sousélément d'un courant spirituel beaucoup plus vaste incluant aussi l'expressionnisme?
Celui qui approfondit l'esprit du réalisme fantastique décèle, chez des peintres comme Octave Landuyt et Yves Rhaye, tous deux également d'excellents céramistes, un parallélisme avec certains courants des arts plastiques du dix-huitième siècle, lorsqu'une prédilection pour les motifs orientaux préservait le rationalisme occidental de la sclérose et contribuait à la préparation des arabesques de l'Art nouveau. Moins qu'à la forme et aux thèmes, la ressemblance se rapporte surtout à la mentalité. Ces peintres modernes, eux aussi, subissent en tant que tel l'élément exotique et s'enivrent eux-mêmes ainsi que les spectateurs de motifs prétendument exotiques. Ce travail d'illusion n'étant pas un emprunt, mais tout au plus une lointaine référence à l'Afrique noire, au Mexique ou à l'Inde, et donc une création subjective, il est par essence trompeur. Il se présente comme la réplique d'une zone culturelle qu'il est impossible de situer sur la carte et qu'on ne peut faire figurer que dans l'atlas du surréalisme. Ainsi l'artiste et le spectateur apparaissent-ils comme des habitants d'un continent imaginaire. Participant pendant un temps au rêve où il s'est réalisé, ils fuient le monde réel et se posent en adeptes d'un romantisme de mascarade caractéristique des fins de siècle.
L'angoisse métaphysique les étourdit-elle alors de cette fuite et faut-il voir dans leur création l'évasion de quelque syndrome kafkaïen? Il s'avère difficile de distinguer l'authenticité d'oeuvres de ce genre d'un artefact où la création de l'atmosphère est particulièrement réussie. Nous nous hasardons ici dans un domaine quasi illimité du fait qu'il nous conduit tout droit à celui de la psychanalyse. La prédilection du motif à effet exotique peut même s'accompagner de la représentation de la laideur délibérément choisie avec l'effet d'horreur en prime. Cet aspect-là, non plus, n'est pas nouveau: ‘Les romantiques, par leurs principes et par leurs excès, ont créé chez nous ce “triste amour” de la laideur matérialiste. L'art leur est apparu sous l'image d'une alliance paradoxale entre le sublime et le grotesque’Ga naar eind(15). Se trouvant à l'opposé de la figuration nouvelle, avec l'esprit de laquelle le réalisme fantastique a par ailleurs beaucoup en commun, ce courant puise profondément dans la réserve d'images qui intéresse depuis toujours les artistes flamands. L'enchevêtrement des genres et des courants met en même temps l'accent sur la relativité de toute délimination au sein même de la passionnante activité polyglotte qu'est la peinture. Il est parfaitement possible, dès lors, que notre tentative de distinguer et de préciser les courants dans la peinture d'après Permeke donne l'impression de quelque chose | |
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Roger Raveel: ‘Fragment du Genesis’ (1970). (Litho 19.)
de disparate. Un certain nombre de faits ont à peine été abordés ou même pas du tout, notamment la persistance de principes plus anciens, tant des écoles figuratives qu'abstraites. Peut-être la limitation posée en principe au domaine de la peinture a-t-elle fait perdre de vue l'interpénétration des disciplines si caractéristique de notre époque. Sans doute, la définition de la notion de Flandre, où il est impossible de faire abstraction de la région à problèmes qu'est Bruxelles, suscite-t-elle des questions demeurées sans réponse au sujet de l'origine ethnique et des conceptions individuelles des artistes. Mais l'art est-il conciliable avec la statistique? De plus, il n'était guère possible de tenir compte de l'évolution individuelle de chaque artiste séparément, alors qu'il leur arrive de passer parfois d'un courant à un autre ou d'être tributaires d'un tiers. Des généralisations ne sont pas toujours de nature à nous rapprocher de l'homme créateur. Elles servent à peine de critère pour l'oeuvre dont le caractère conservateur se confond à tort avec la sclérose, ou la trouvaille criarde avec le renouveau révolutionnaire. | |
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Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
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