de l'écriture, il faut constater qu'elle se sent bel et bien une Flamande écrivant en français. Aussi ne comprenons-nous pas l'agacement de certains lecteurs flamands qui estiment que S. Lilar dénigre et méprise la culture néerlandaise. D'abord, bien rares sont les francophones, belges ou autres, qui connaissent comme cette Gantoise le passé prestigieux de la littérature flamande (lisez les pages 40 et 65 à 67). Puis, son analyse du ‘contentieux linguistique’ va bien plus loin que celle de certains éditorialistes francophones en Belgique. Suzanne Lilar reconnaît d'emblée l'injustice sociale qu'a constituée la francisation officielle: ‘parler flamand vous classait aussi sûrement que le port de la casquette ou du bleu de chauffe’ (p. 45-46). Ou encore: ‘Mais qu'étaitce que ce néerlandais auquel on reprochait en même temps de n'être qu'un grossier dialecte et d'avoir été créé artificiellement par une clique d'intellectuels, dont tantôt on blâmait la mollesse (la “bouillie flamande”), tantôt la rudesse (le parler, c'était “croasser”, “mâcher des clous”, “broyer des cailloux”)?’ (p. 40) Et elle explique: ‘C'est ce dédain que la population flamande ressentit le plus vivement. Faute impardonnable, et qui allait se retourner durement contre ceux qui la commirent, que d'utiliser le langage comme instrument de ségrégation. Elle allait précipiter les “flamingants” dans l'extrémisme. Car on peut accepter le bilinguisme mais non, sans bassesse, la dépréciation systématique de la langue maternelle - fût-elle moins limpide, moins propice aux échanges que l'autre. On a tout dit de cette question,
sauf qu'il s'agissait d'une querelle d'honneur. Si l'on avait trouvé quelques livres néerlandais dans les bibliothèques bourgeoises, peut-être n'eût-on pas vu paraître sur nos murs la scandaleuse affiche: Weg met Franse boeken! (Plus de livres français!’) (p. 45)
En revanche, il serait tout aussi faux de prendre prétexte de ces pages pour vilipender le Mouvement flamand d'aujourd'hui. Ce serait pécher par généralisation que de croire que ces affiches incriminées représentent, aux yeux de l'auteur, une tendance quantitativement importante en Flandre. Bien sûr, elle a cette phrase un peu ambiguë: ‘L'aile avancée du parti flamand, figée dans le souvenir des injustices et le projet de sa revanche, ne songe qu'à écraser la langue et la civilisation françaises au profit de la germanité.’ (p. 66) Si l'auteur comprend par cette ‘aile avancée’ la Volksunie, elle fait grand tort à ce parti. Mais il nous semble qu'elle désigne par ce terme le petit nombre d'énergumènes irresponsables que l'on peut effectivement trouver dans le sillage de ce parti. Non, l'attitude de Suzanne Lilar à l'égard du conflit des langues en Belgique nous paraît assez objectivement fondée et assez suffisamment nuancée pour donner à l'étranger une image bien plus exacte que celle qu'il trouve par exemple dans les colonnes du Monde.
Pour terminer, nous suggérerions au lecteur intéressé par la présence de la Flandre dans cette ‘Enfance gantoise’ de méditer certaines assertions telles que: ‘Mon goût flamand de la difformité’ (p. 75); ‘J'étais trop flamande pour que dans ma vie l'expérience de la beauté fût première’ (p. 107); la ‘cuisine, bien barbare selon mon père mais d'une robustesse toute flamande’ (p. 171), assertions où s'affirme une certaine mythologie opposant le dionysiaque flamand à l'apollinien français. Et si nous disons opposition, il faut plutôt comprendre complémentarité, autre modalité de la ‘coïncidentia oppositorum’ si chère à Suzanne Lilar!
Vic Nachtergaele, professeur à la ‘Katholieke Universiteit Leuven’, KULAK, Kortrijk.
Suzanne Lilar, Une enfance gantoise, Paris, Grasset, 1976, 219 p.