Septentrion. Jaargang 6
(1977)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Raymond Brulez.
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La littérature française et le Mouvement flamand: Raymond Brulez ou le flamingant francophileRaymond VervlietNé en 1939 à Anvers. Licencié en philologie germanique à l'Université de l'Etat de Gand en 1962. De 1962 à 1969, professeur de néerlandais à l'Athénée royal de Boom. Depuis 1966, maître de conférences à l'Académie royale des beaux-arts d'Anvers. En 1969, attaché scientifique au Centre pour l'étude de la culture flamande dès le 18ème siècle (siège: Archives et musée de la culture flamande, Anvers), où il a collaboré au dépouillement, par ordinateur, des archives du mouvement littéraire Van Nu en Straks (Aujourd'hui et demain, 1893-1901). Depuis 1971, assistant à l'Université de l'Etat de Gand, où il se spécialise dans l'analyse littéraire structurale et la sociologie littéraire. Certains flamingants estimeront probablement paradoxale la juxtaposition, dans la deuxième partie du titre du présent article, des termes ‘flamingant’ et ‘francophile’. Il ne s'agit pas, pourtant, d'une boutade facile qui devrait nous permettre de prendre à son propre jeu le grand amateur du paradoxe qu'était Raymond BrulezGa naar eind(1). Formulé tel quel, le titre vise plutôt à indiquer les pôles du champ de forces que constitue son oeuvre littéraire. Le sens profond de l'acte d'écrire de Raymond Brulez (1895-1972) et le caractère spécifique de son oeuvre nous semblent précisément déterminés par son flamingantisme conscient et par sa profonde connaissance et sa grande admiration de la culture française. Il n'entre nullement dans nos intentions, en l'affirmant de la sorte, de soumettre l'auteur Raymond Brulez, qui fondait son attitude devant la vie sur un profond sens de relativisme universel, à la loi philosophique des aspirations parallèles mais contradictoires qu'il considérait lui-même comme la force vitale par excellence, à savoir le principe selon lequel tout tend à provoquer son contraire. En effet, il n'est point question, en l'occurrence, de contradiction ni même de contradiction apparente, comme c'est le cas dans le paradoxe.
S'il est vrai que le Mouvement flamandGa naar eind(2) fut initialement un mouvement d'ordre linguistique, que dirigeaient principalement des philologues désireux de protéger leur langue et culture contre l'aggressive politique de francisation menée par une classe prédominante qui cherchait à préserver ses prérogatives, et qu'à ce stade-là, il mena une lutte implacable qui donnait lieu à un certain ressentiment à l'égard de tout ce qui était français, il évolua après les premières décennies au point de devenir un mouvement d'émancipation aux aspirations plus larges et plus profondes, que ce fût dans le sens économique et social sous l'impul- | |
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sion de l'économiste et du sociologue Lodewijk de Raet (1870-1914), ou dans le sens culturel, sous l'impulsion de l'énergique fondateur et animateur du mouvement littéraire autour de la revue Van Nu en Straks (1893-1894 et 1986-1901 - Aujourd'hui et demain), Auguste Vermeylen (1872-1945)Ga naar eind(3). Intelligence aiguë et esprit cosmopolite, auteur de quelques essais bouleversants tels que Kritiek der Vlaamse Beweging (1895 - Critique du Mouvement flamand) et Vlaamse en Europese Beweging (1900 - Mouvement flamand et Mouvement européen), celui-ci eut surtout le mérite de sortir les Flamands de leur enthousiasme purement romantique et nationaliste en vue de propulser la Flandre ‘dans le courant des peuples’, sous la devise apodictique: ‘Nous devons être Flamands pour être quelque chose. Nous voulons être Flamands pour devenir Européens.’Ga naar eind(4) Cette réorientation préserva la lutte d'émancipation flamande de s'enliser dans une étroite mentalité de ghetto et de provincialisme. La diffusion de la langue culturelle néerlandaise, la reconstitution de la culture flamande et l'intégration de la culture néerlandaise des Pays-Bas septentrionaux permirent de nouveau à la Flandre de s'ouvrir largement aux influences bénéfiques des courants étrangers. Elles permettaient en même temps de réfuter quelques-uns des principaux arguments de l'adversaire ainsi que d'éliminer certains malentendus à l'égard de l'étranger, aspects qu'avait déjà soulignés Vermeylen dans une causerie sur Germaanse en Romaanse cultuur in België (Les cultures germanique et romane en Belgique), prononcée en 1912 à Delft (Hollande septentrionale): ‘Et ils osent prétendre qu'en s'attachant à leur langue à diffusion restreinte, les flamingants veulent isoler leur pays, s'enfermer derrière une muraille de Chine. Quel malentendu que voilà! Nous voulons une vie nationale ardente, qui se fonde sur la langue du peuple, mais cela n'exclut pas du tout un internationalisme sain, qui est une exigence de la vie moderne.’Ga naar eind(5) Le combat en faveur du développement de la vie culturelle contre l'incompréhension et la mentalité dominatrice des fransquillons ne signifiait aucunement, toutefois, qu'il fallait fermer les fenêtres donnant sur le sud: ‘Les fransquillons proclament à haute voix que les flamingants veulent détruire la culture française en Belgique. C'est faux: la lutte contre la prééminence du français n'est pas une lutte dirigée contre la culture française en tant que telle.’Ga naar eind(6) Au contraire. Vermeylen voyait en la Flandre, notamment de par sa situation géographique, le carrefour de la civilisation européenne proprement dite et il incitait les Flamands à se consacrer à la réalisation de la synthèse entre les cultures romane et germanique, tout en préservant leur propre langue et culture: ‘Il n'existe pas d'antithèse insurmontable entre l'esprit français et l'âme germanique: efforçonsnous, vivant au centre de l'Europe, de devenir le plus complets possible. Que chacun de nous s'efforce de réaliser en soi, dans une belle harmonie, le plus possible de tout ce qui est humain. Que chacun de nous s'efforce de réaliser en soi la synthèse que nous rêvons pour notre peuple.’Ga naar eind(7)
A l'instar de tant de jeunes Flamands qui grandirent au début du vingtième siècle, Raymond Brulez fut envoûté par les essais et les idées d'Auguste Vermeylen, qui, par sa forte personnalité, a profondément marqué le Mouvement flamand et la vie culturelle flamande de l'époque. Son flamingantisme convaincu et la nature même de son flamingantisme ont certes été déterminés dans une large mesure par les leçons de son maître, Auguste Vermeylen, qui fut professeur de littérature néerlandaise à l'Université libre de Bruxelles, où Raymond Brulez s'incrivit en 1912 à | |
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la Faculté de Philosophie et de Lettres, section de philologie germanique. Ses études, il dut les terminer prématurément à la suite de l'éclatement de la première guerre mondiale en 1914. L'influence francisante qui émanait de l'éducation et de l'enseignement avaient mis Brulez devant le choix de la langue. Ce choix a dû provoquer quelque hésitation car, au début de ses études universitaires, Brulez participa encore à la création, à Bruxelles, d'une revue estudiantine française, Les préludes. Un peu plus tard, il trancha définitivement en faveur du néerlandais.
Son flamingantisme, Brulez ne le devait certes pas à sa famille. Il était né et avait grandi dans la station balnéaire mondaine de la fin du dix-neuvième siècle qu'était Blankenberge. Son père y occupait la fonction de secrétaire municipal et sa mère y exploitait un hôtel, où l'on parlait exclusivement le français avec les hôtes appartenant, par la force des choses, aux milieux plus aisés. L'utilisation de la langue locale était strictement réservée à l'intimité de la famille. Bien que nourrissant quelque intérêt pour le Willemsfonds (Fonds Willems)Ga naar eind(8), le père libre penseur ne manifestait qu'une sympathie limitée à l'égard du Mouvement flamand, comme devait le noter plus tard Raymond Brulez dans l'une de ses oeuvres: ‘Dans le rayon supérieur se trouvaient les annuaires aux pages non coupées du “Willemsfonds”. Mon père s'était affilié à cette organisation parce que c'était une organisation libre penseuse, mais il n'était pas d'accord avec son programme flamingant. Ils exagéraient... En revanche, les livraisons froissées de La revue des deux mondes témoignaient d'un vif intérêt pour la sagesse de Brunetière et de Wyzewa.’Ga naar eind(9) Pourtant, Raymond Brulez fit connaissance avec le Mouvement flamand dès sa jeunesse et sympathisa avec l'action des flamingants. Cette sympathie s'appuyait, d'une part, sur la lecture du roman historique, national et romantique De leeuw van Vlaanderen (1838 - Le lion de Flandre) de Hendrik Conscience et, d'autre part, sur la fréquentation d'amis flamingants qui, dans sa ville natale, avaient fondé un cercle d'étudiants flamands. S'inspirant de leur exemple, il créa ultérieurement un cercle analogue, De Vlaamse Taalvrienden (Les amis de la langue flamande) dans ‘l'oasis francophone’ de l'athénée d'Ixelles (agglomération de Bruxelles), à l'époque où il publiait ses premiers essais littéraires dans l'organe des associations estudiantines flamandes de l'enseignement de l'Etat, qui portait le titre combatif De Goedendag (La masse d'armes). L'influence d'Auguste Vermeylen et de compagnons d'études flamingants tels que Robert et Max Lamberty l'incita à poursuivre le chemin du flamingantisme. Ainsi, à l'université de Bruxelles, devient-il membre du cercle des étudiants flamands Geen Taal, Geen Vrijheid (Pas de langue, pas de liberté). Par la suite, Brulez siéga à plusieurs reprises dans la direction de quelque association culturelle flamande ou dans la rédaction de revues nouvelles. En 1932, il fonda avec son beau-frère, le libraire et éditeur Henry Cayman, l'historien de l'art Jozef Muls et le sociologue Victor Leemans, la série d'études bimensuelles De Zeshoek (L'hexagone), consacrées à la littérature, à l'art et à l'économie sociale. De 1934 à 1936, il soignait, succédant en cela au poéte et critique Marnix Gijsen, la rubrique des lettres néerlandaises dans l'hebdomadaire de langue française Cassandre, édité à Bruxelles. Les chroniques sur des auteurs flamands qu'il y publia furent réunies plus tard sous le titre Ecrivains flamands d'aujourd'huiGa naar eind(10). En 1936, Brulez fait partie d'un cercle culturel à Bruges, qui mit sur pied, sous le nom De Garve (La gerbe), une série de publications mensuelles. Cette série se proposait d'éditer dans une forme typographique soignée des oeuvres | |
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littéraires originales, des réimpressions d'oeuvres littéraires classiques et modernes, des reportages, des essais, des études scientifiques, sociales et artistiques. Brulez siégeait encore dans la rédaction de revues littéraires importantes telles que De Vlaamse Gids (Le guide flamand), Nieuw Vlaams Tijdschrift (Nouvelle revue flamande) et de la revue bibliographique Het Boek van Nu (Le livre d'aujourd'hui) et publiait des centaines de comptes rendus de livres dans plusieurs journaux, hebdomadaires et revues en Flandre et aux Pays-BasGa naar eind(11). En sa qualité de directeur général adjoint des émissions de langue néerlandaise de l'institut de la radiodifussion et de la télévision belge (BRT), il a contribué à stimuler la diffusion du néerlandais correct en Flandre et, en consacrant une attention particulière à la littérature néerlandaise, à promouvoir l'intégration culturelle des Pays-Bas et de la Flandre. Sa nomination, en 1960, comme membre de l'Académie royale de langue et de littérature néerlandaises, dont il assuma la fonction de directeur en 1965, témoignait de la reconnaissance officielle du rôle important qu'il avait joué dans l'essor culturel de la Flandre.
Ce sceptique ironisant n'avait guère le tempérament qui le portât à brandir des slogans révolutionnaires ou à se hasarder sur les barricades. A l'instar de l'individualiste veilleur de la tour dans Faust II de Goethe - ‘Né pour voir, payé pour apercevoir’ -, il observait avec intérêt, mais à une certaine distance qui permettait une ironie relativisante, depuis sa tour de LyncéusGa naar eind(12), tout ce qui vivait dans la société. Au sein du Mouvement flamand, il n'a dès lors pas livré de combats d'avantgarde ou suivi des courants radicaux, comme le firent ses deux frères aînés, l'ingénieur Fernand et le juriste et philosophe Lucien qui, pendant la première guerre mondiale, rejoignirent le camp des activistes flamands et acceptèrent une chaire de professeur à l'université de Gand néerlandisée par les Allemands, dite ‘université von Bissing’. A la fin de sa vie, seulement, il quitterait sa tour de Lyncéus pour contribuer à endiguer la vague de fanatisme: scandalisé par l'attitude des Bruxellois francophones, il se rallia, en 1970, à la section flamande du Parti socialiste belge et accepta même de figurer sur une liste électorale lors des élections communales, et il devint également, tout en étant libre penseur, membre du Comité du pèlerinage de l'YserGa naar eind(13). Ces positions de combat, il les occupait en vue de préserver ce à quoi il s'était consacré tout au long de sa vie en tant qu'écrivain et en tant qu'homme, à savoir le développement et le relèvement de la vie culturelle flamande à un niveau européen.
Son activité d'écrivain, Raymond Brulez la voyait en effet comme une contribution au relèvement culturel du peuple flamand. Dans l'une de ses dernières oeuvres, il écrivait notamment: ‘Que signifiait, en revanche, mon flamingantisme? Reconnaissons-le ouvertement: quelque chose de beaucoup plus imaginaire: le désir naïf que tous les Flamands, de l'ingénieur au paysan, de l'épicier au gentilhomme, puissent devenir d'enthousiastes lecteurs de Karel van de Woestijne et, mieux encore, de Boutens et de Leopold...’Ga naar eind(14).
En citant ces poètes esthètes et individualistes raffinés des lettres flamandes et néerlandaises, Brulez n'exprimait pas seulement son espoir de voir s'améliorer le niveau culturel, de sorte que cette poésie lyrique assez hermétique devienne accessible à un vaste public, mais il exprimait aussi sa prédilection pour une littérature purement esthétique et personnaliste. La liste de ses auteurs préférés pourrait être complétée de poètes tels que Laforgue, Mallarmé, Apollinaire, Novalis, Goethe, Möricke, Shelley, Robert Browning et Elisabeth Barret-Browning et des | |
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prosateurs Aragon, Montherlant, Barrès, Stendhal, France, Flaubert, Proust, Céline, Tolstoï, Tchékov, Conrad, Meredith et KellermanGa naar eind(15). Il est évident que ses lectures ont marqué sa conception de la vie et son style littéraire. En tant qu'auteur, Raymond Brulez a créé une oeuvre qui, tant pour la forme que pour l'esprit, devait constituer une innovation dans la littérature néerlandaise et où la culture latino-romane s'exprimerait en néerlandais avec une délicatesse hellénique, une grâce latine et de l'esprit français.
Cette innovation de la littérature flamande ne serait cependant pas appréciée d'emblée à sa juste valeur. Pour son premier roman, André Terval of Inleiding tot een leven van gelijkmoedigheid (André Terval ou Introduction à une vie sereine), écrit entre 1915 et 1919, Brulez dut attendre 1930 pour qu'un éditeur voulût le publier. Il subit ainsi le même sort que cet autre prosateur qu'il admirait tant, Marcel Proust, et qui fut, lui aussi, renvoyé d'un éditeur à l'autre avec son manuscrit de Du côté de chez Swann. A l'instar de son maître Auguste Vermeylen dans son essai introspectif Een jeugd (1896 - Une jeunesse), Brulez voulait se pencher sur sa jeunesse et en terminer radicalement avec des illusions de jeunesse qui s'étaient révélées intenables afin de mettre de l'ordre dans ce qui avait trait à son for intérieur et à sa personnalité. Le point de départ de cette tentative fut une méditation devant une reproduction du tableau L'indifférent de Watteau, où un page élégant et apparemment insoucieux, mais au regard romantique, se promène dans un parc. Autour de la question centrale ‘Comment ce jeune homme aurait-il réagi s'il avait vécu au vingtième siècle, dans les années précédant la première guerre mondiale?’ fut construit le portrait psychologique du jeune intellectuel flamand d'avant-guerre, nihiliste et anarchiste individualiste sous l'influence des essais de Vermeylen, de Max Stirner (Der Einzige und sein Eigentum) et de Maurice Barrès (Le culte du moi). Pour ce qui est de la forme, Brulez songeait initialement à l'exemple de Jean de la Bruyère dans Les caractères, de sorte que ce roman qui retrace l'intinéraire spirituel et intellectuel d'un individu ne s'appuyait que sur un minimum d'intrigue. Variante de l'Introduction à la vie dévote de saint François de Sales, le sous-titre faisait déjà ironiquement allusion au climat sceptique du roman, tandis que la sérénité en tant qu'attitude devant la vie s'annonçait déjà dans l'épigraphe empruntée au poète français Maurice Rollinat: ‘... et je préfère une léthargie volontaire à toute cette agitation de ce qui doit tout de même un jour retourner au néant; je veux enfermer mes livres et rendre mon âme insensible, pour que l'ironie de l'éternelle guetteuse qui, un jour, me réduira en cendres, me devienne moins insupportable... Et pourtant, j'aime toujours la terre...’Ga naar eind(16). André Terval est le jeune homme qui observe, qui regarde le monde d'un sourire sceptique, ironique et sage. D'après une formule de Flaubert que cite l'auteur, sa sérénité se situe à proximité immédiate de la ‘résignation, cette forme tranquille du désespoir’. Car l'Indifférent aussi vient à la rencontre du lecteur, plein de grâce, le pied léger, comme s'il plânait, de sorte qu'on aperçoit à peine la mélancolie cachée: derrière l'ironie et, parfois, le sarcasme, se cache une grande pitié; dans le scepticisme désabusé vit une noblesse humaine qui aspirait à l'idéal du meilleur des mondes auquel aucune réalité terrestre n'est à même de correspondre. Après les désillusions de l'idéaliste, la sérénité sert de bouclier qui préservera et permettra de continuer à vivre parmi les hommes tandis que la beauté constitue l'unique force directrice qui permette encore de croire à la vie. Cette beauté, André Ter- | |
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val la trouve dans la nature: dans le ressac de la mer, l'étendue d'un paysage de plage et de dunes, les images d'été et d'hiver d'une station balnéaire mondaine de la fin du siècle. Comme le page élégant de Watteau se profilait sur la toile de fond d'un parc, André Terval aussi se situe dans un paysage déterminé: la région natale de Brulez, le littoral en Flandre. Ainsi cette oeuvre constituait-elle un double adieu: d'une part, un adieu à une certaine mentalité d'avant-guerre et, d'autre part, un adieu au profond sentiment de la nature propre aux prosaïstes impressionnistes.
Tant pour la forme que pour l'esprit, Brulez semblait, dans cette oeuvre, aller à l'encontre du courant de l'époque. Au lendemain de la première guerre mondiale, en 1919, après l'aventure activiste de beaucoup de flamingants qui s'exilèrent aux Pays-Bas ou qui se retrouvèrent en prison, à l'époque où s'annonçait l'expressionnisme humanitaire, un art combatif, engagé sur le plan social et éthique, et refusant tout esthétisme, cet individualisme narcissique, traduit en une ‘écriture artiste’ impressionniste de la fin du dix-neuvième siècle et quelque peu maniériste, semblait un élément par trop étrange dans le paysage littéraire de l'époque. Ne pouvant sympathiser avec un livre dont le personnage principal refuse de participer à la lutte flamande et n'ose pas prendre position à l'égard des problèmes sociaux de l'époque tragiquement déchirée, l'éditeur refusa le manuscrit. Dans une monographie sur Raymond Brulez, son ami, le poète Karel Jonckheere, dit à ce propos: ‘Lors de la Révolution française, le chimiste Lavoisier perd la tête parce que “la République n'a pas besoin de savants”. Brulez ne fut pas édité; un peuple en lutte n'a pas besoin de moralistes lucides.’Ga naar eind(17)
Lorsque le roman parut en 1930, les critiques furent nombreux, surtout du côté catholique, à émettre des réserves. Ils dénoncèrent la conception athée de la vie et l'attitude philosophique où dominait la passivité intellectualiste, le manque de combativité sur le plan flamand, l'orientation intellectuelle essentiellement latino-romane, l'absence de composition et la manie proustienne des métaphores. On condamna l'esprit par trop désinvolte et libertin tel qu'il s'exprimait notamment dans le chapitre au titre provocateur ‘Eloge de la débauche’, qui portait en exergue une citation de Barrès: ‘Le malheur! c'est que nous avons perdu l'habitude de la chasteté’. Il fallut attendre la réédition de 1954 pour qu'un public de lecteurs entre-temps émancipés appréciât à sa juste valeur ce Terval libertin et pacifiste, avec sa présomption provocante et son opiniâtreté voulue ‘pour épater le bourgeois’. Derrière l'ironie relativisante, on découvrit la sagesse d'un esprit indépendant ‘qui témoigne d'une expérience de la vie, qui a le courage permanent, à l'instar du jeune Terval, de prétendre que d'une seule graine de vérité éprouvée germera plus de vie que de sacs pleins d'illusions douteuses et de “nobles idées”.’Ga naar eind(18)
En dépit de l'attitude négative et des véhémentes critiques auxquelles se heurta son premier roman, Brulez ne ferait pas de concessions. Au contraire. Dans son oeuvre suivante, Sheherazade of literatuur als losprijs (1932 - Shéhérazade ou la littérature en tant que rançon), qu'il commença après avoir écouté la symphonie du même nom de Rimski Korsakov au Casino d'Ostende, il accentuerait encore davantage son attitude individualiste devant la vie et ses conceptions d'esthète en matière de littérature. Il s'agit d'un ensemble de récits, d'un recueil de fables d'une goguenardise virulente et d'une délicieuse ironie, reliées entre elles par des liens tant extérieurs qu'intérieurs. Le lien extérieur nous est fourni dans le pre- | |
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mier récit sur Shéhérazade. En l'occurence, celle-ci est une dactylo qui veut tuer le sultan parce qu'elle croit qu'il fait étrangler les filles du harem qui ont été remerciées. Le sultan ne veut l'épargner que si, comme rançon, elle remplit son blocnotes de récits. Il s'agit là d'une référence directe aux contes arabes des Mille et une nuits, qui servirent d'exemple à Brulez, mais qu'il transposa, avec des intentions satiriques, à sa propre époque. Le lien intérieur, c'est l'idée principale qui sous-tend chacun des récits, à savoir la conviction, érigée par Brulez en loi philosophique, que tout tend vers son antipode et menace donc de se transformer en son contraire et que, par conséquent, le bonheur est toujours autre chose, ailleurs. Mélange du conte et du récit philosophique, cette forme de récit s'apparente, tant par la forme que par l'esprit de persiflage sarcastique, aux ‘contes philosophiques’ et ‘contes moraux’ de Voltaire et aux ‘moralités légendaires’ de Jules Laforgue. Car comme dans les récits de ces auteurs français, dont Brulez se sent un disciple spirituel, la fantaisie n'est pas ici un pur travail de l'imagination, mais elle se rapporte, au contraire, à une réalité de la vie représentée de façon seulement transitive et symbolique: le huitième voyage du marin Sindbad vers l'Etat communiste des tritons et des sirènes, où il est écartelé parce que propagateur de l'individualisme; l'incompréhension des hommes face à la statue de la déesse éternelle de la beauté de Pygmalion, qui est assaillie par les expressionnistes, les constructivistes, les cubistes et les utilitaristes; le trucage du sentiment par cette lanterne de projection moderne d'Aladin qu'est le film, de sorte que l'actrice se suicide; la rébellion des notes au bas de la page, qui sautent l'interligne et transforment une page de panégyrique de la monarchie en apologie de l'anarchie; les aventures d'un faune qui, initié par un mannequin de couturière, se conforme tout à fait au milieu des humains, mais n'en deviendra pas moins le jouet de leur déraison; les voyages d'Hercule aux pays de la Vertu et du Vice, qui ne le satisfont aucun des deux, de sorte qu'il se tourne vers les contrées nietzschéennes ‘situées par-delà le Bien et le Mal’.
Brulez écrivit à peu près simultanément, d'après le modèle de Flaubert, De laatste verzoeking van Antonius (1932 - La dernière tentation d'Antoine) où, sous l'épigraphe ‘Qu'importe, Vae Soli!’ de Jules Laforgue, il donne une autre ‘défense et illustration’ de son individualisme égocentrique et hédoniste en tant que révolte contre une collectivisation importune. Ici, Antoine est le solitaire qui habite un ermitage à la périphérie de quelque ville de province et s'occupe, littéralement et au figuré, à ‘cultiver notre jardin’ conformément au précepte de Voltaire. On pourrait aussi faire état, en l'occurrence, d'un égotisme stendhalien, d'une défense de l'homme libre que menace sans cesse une société technique et bureaucratique. Brulez ne considère pas tellement l'homme en tant qu'individu séparé, agissant en fonction de ses propres sentiments, mais il se situe plutôt dans le contexte plus large du monde des événements et des idées et observe comment ceux-ci agissent sur lui et comment y réagit l'homme de son côté. Ce qui le préoccupe, ce sont les formes de la vie, les phénomènes culturels, les régimes politiques et les institutions sociales, les conceptions religieuses et morales qui déterminent les faits et les gestes des hommes. Dans le défilé des tentations de son Antoine, il démystifie sur un ton à la fois léger et ironique, critique et mordant, un certain nombre de sacro-saintes Vérités et Valeurs: le processus de la création artistique et le flirt avec les muses, les vanités de la publication et de la critique, les équipements sociaux et la collectivisation au sein d'une société | |
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étatisée, la psychiatrie freudienne, le culte de la mode et du sexe. Enfin, la porte ouverte de l'ermitage d'Antoine, symbole du Néant intégral, du renoncement suprême ou de la Mort, s'adresse à l'ermite solitaire: ‘Victorieux, vous avez paré l'attaque de toutes les illusions. Félicitations, mon cher! C'est délicieux de bazarder ainsi tous les objectifs et de faire table rase dans toutes les directions!... Mais où en sommes-nous maintenant, en fait?... C'est à se demander si, à proprement parler, la vie a une finalité satisfaisante ou si elle a suffisamment de sens. Vous me répondrez peut-être que le sens de la vie, c'est la vie même... Stupide tautologie! Aussi burlesque qu'un caniche qui veut mordre sa queue... Non, pas de but, Antoine, nulle part!... Apprenez enfin à aller jusqu'au bout de vos idées, jusqu'à la Bonne Conclusion: Rien au monde ne vaut d'être possédé, même pas votre propre Moi!’Ga naar eind(19). Mais Antoine ne cédera pas non plus à la tentation de la mort: ‘Je n'abandonnerai pas l'expérience de la solitude!... Je ne briserai pas!...’ Que subiste-t-il encore après ce bouleversement de toutes les valeurs? La quête d'un peu de jouissance personnelle et esthétique raffinée de la vie de tous les jours: ‘D'un bouton de rose fraîchement éclos, la brise matinale frappe la fenêtre. Les moineaux commencent à faire du tapage dans le lierre et, par-dessus la lisière du bois et des champs de blé, la tour incite à la tâche quotidienne sainte et suffisante!...’Ga naar eind(20).
Ces récits provoquèrent petit à petit un changement dans l'appréciation des lecteurs flamands. En 1936 déjà, le critique Paul de Vree, qui fut et est toujours ouvert à l'expérience novatrice en littérature, conclut comme suit un article intitulé Raymond Brulez of de Proustiaanse gewraakte individualiteit (Raymond Brulez ou l'individualité proustienne rejetée): ‘Pour cela, précisément, parce qu'il accepte la vie, parce que dans la paix colorée et esthétique de son esprit, il professe malgré tout la vie, parce qu'il lutte en faveur du véritable sens de la vie (que la prise de conscience peut offrir à tout un chacun), Brulez est un auteur d'une valeur si exceptionnelle. A notre époque, dans la Flandre qui est nôtre, son apparition n'est pas une manifestation tardive d'une conception périmée de la vie, mais elle constitue plutôt le symptôme précoce d'une ère nouvelle. Pour le moment, c'est certes un auteur difficile; sa signification et sa reconnaissance augmenteront avec les années, comme c'est le cas de tous les promoteurs et novateurs de la cultureGa naar eind(21).’
Les thèmes de ses récits et les mêmes procédés d'actualisation de contes connus ou de transposition à notre époque d'oeuvres littéraires classiques, Raymond Brulez y revint par la suite dans deux pièces de théâtre: De Schone Slaapster (écrite en 1931, publiée en 1936 - La belle au bois dormant) et De beste der werelden. Zeer vrij naar Voltaire's ‘Candide ou l'optimisme’ (écrite en 1936, publiée en 1953 - Le meilleur des mondes. Adaptation très libre de Candide ou l'optimisme de Voltaire).
Dans ‘La belle au bois dormant’, l'action se situait en Belgique, plus précisément en Wallonie, aux environs de Thuin, où l'héroïne devait s'endormir le lendemain de la bataille de Waterloo, le 19 juin 1815, pour être réveillée cent ans plus tard par un pilote allemand ayant effectué un atterrissage forcé dans le parc qui entoure le château de la belle au bois dormant. Ainsi la jeune fille était-elle catapultée d'une guerre mondiale (contre un empereur français) à une autre (contre un empereur allemand) et constatait-elle, toute stupéfaite, que les anciens ennemis se trouvaient être maintenant des alliés. L'auteur illustrait de la sorte le caractère relatif des notions d'‘ennemi héréditai- | |
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re’ et de ‘haine entre les peuples’ tandis que, sur le plan individuel, il relativisait des sentiments humains tels que ‘l'amour éternel’. En effet, après avoir été l'amie d'un officier de Napoléon, l'héroïne succombait tout aussi promptement aux charmes d'un officier du Kaiser pour se résigner, enfin, à un mariage avec son tuteur belge, le baron Allard, un André Terval aux tempes grisonnantes, mais toujours aussi sceptique. La réplique finale, Raymond Brulez la met dans la bouche du pacifiste qu'est le baron Allard, qui les prononce exactement le 11 novembre 1918, c'est-à-dire le jour même de l'amistice: ‘Il n'y a plus d'ennemis!’. Ces paroles reflétaient l'esprit de réconciliation entre les peuples qui régnait en 1931, à l'époque où l'oeuvre fut conçue.
Dans ‘Le meilleur des mondes’, Brulez s'écarta pour une fois de sa conception de la littérature en tant qu'‘art gratuit’ qu'il définissait souvent en citant la formule stendhalienne: ‘L'art est un miroir qu'on promène le long de la grande route.’ Avec son adaptation dramatique de Candide de Voltaire il fournit une pièce spirituelle mais en même temps très engagée. C'est pourquoi elle ne put être représentée qu'après la seconde guerre mondiale. Les héros de Voltaire, Pangloss et son disciple Candide, y sont transposés au Troisième Reich des Avares. Il s'agit d'une satire et d'un persiflage clairs et nets de situations propres au régime fasciste des nazis.
Bien qu'elles fussent représentées avec succès et que la première fût même couronneé du prix Nestor de Tière, prix de théâtre que décerne l'Académie royale de langue et de littérature néerlandaises, ces deux pièces ne figurent plus au répertoire des compagnies de théâtre en Flandre. C'est dû probablement au fait que, tout en n'ayant rien perdu de leur caractère spirituel, elles s'adressent davantage, en vertu de leur aspect intellectualiste, au lecteur réceptif et qui possède une vaste formation culturelle et historique. Par ailleurs, Brulez même était trop ‘spectateur’ pour être bon dramaturge et compositeur d'une action dramatique.
La série de ses oeuvres d'imagination au substrat philosophique se terminerait par le roman assez court De Verschijning te Kallista (1953 - L'apparition de Kallista). L'idée date de 1933, mais le roman ne fut écrit qu'entre 1944 et 1949. L'auteur y mit en exergue des vers de Jean Cocteau:
‘Minerve, ses quatre yeux, sa lance et ses mitaines,
Lorsqu'elle se déhanche au bord d'une fontaine
Pour se vêtir de foudre et bousculer le ciel...’
A première vue, ce roman se présente comme un roman historique sur l'antiquité classique et, plus précisément, comme une nouvelle approche du thème d'Antigone. L'action se situe à Athènes, sous le règne d'Alexandre le Grand, et elle nous est contée par Krimon, le médecin attitré du roi. La fille du roi, symbole de l'amour fraternel, est dans ce récit la jeune couturière Dione, qui se dévoue entièrement à son frère épileptique, Idmaeus. Lors de la conquête et du sac de Thèbes, ce jeune Thébain est sauvé par Krimon et il est soigné à Athènes. Krimon est amoureux de Dione. Celle-ci est disposée à agréer l'amitié du médecin, mais elle refuse de répondre à son amour parce que, prétend-elle, la déesse Pallas Athéna lui est apparue à Kallista et lui a déclaré que rien n'arrivera à Idmaeus aussi longtemps que Dione demeurera chaste. Se résignant à l'inutilité de son adoration, Krimon veut faire de Dione une voyante sacrée, inaccessible à tous. En dépit de l'opposition initiale des autorités civiles et religieuses, il y parvient. La théorie de ‘par-delà le bien et le mal’ prônée par le sophiste Epikritias lors | |
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d'un symposium tenu sous le toit de Dione, ainsi que son plaidoyer en faveur de l'inceste mènent Dione tout droit à sa perte: ses rapports illicites avec son frère aboutissent au suicide d'Idmaeus et à la folie de Dione. Ainsi ce livre est-il en fait un essai romancé sur l'effet psychologique que produit un miracle sur le comportement des individus, d'une part, et, d'autre part, sur l'effet que risque de produire sur de jeunes gens s'appuyant encore sur un fond spirituel instable la propagation de certains principes émancipés amoraux. Pas plus que dans ses oeuvres antérieures, l'intrigue, mieux structurée du point de vue épique, toutefois, n'est pas un moyen pour satisfaire le goût de l'aventure ou pour s'adonner à des réflexions d'ordre psychologique, mais elle ne constitue qu'une manière élégante et érudite de formuler ses idées sur l'homme, la société et la vie. Ici aussi, le passé ne sert que de décor et travestit le présent. Les anachronismes accumulés délibérément trahissent des intentions satiriques: le tiran Alexandre peut être Hitler ou Mussolini; lors de l'occupation par les Macédoniens, Athènes est peuplée d'importuns profiteurs de guerre et collaborateurs; Kalliste fait songer à des lieux de pèlerinage tels que Beauraing (province de Namur, Belgique) ou Fatima. Dans une analyse structuraliste très pénétrante de cette oeuvre, Jean Weisgerber a caractérisé comme suit le procédé de Brulez: ‘Ce recours au passé révèle quelquesunes des tendances de l'auteur: tout d'abord, son amour des choses de l'esprit en même temps que son détachement vis-à-vis d'elles, car l'érudition de Brulez ressemble plus au jeu du dilettante qu'à la passion de l'archéologue, ensuite sa répugnance pour l'attaque de front et sa prédilection pour la méthode allusive, signe de civilité et de pudeur qui se retrouve dans le caractère métaphorique du style.’Ga naar eind(22) En fin de compte, ce roman semble être écrit autour du problème de l'être ou des problèmes de la foi et de l'incroyance. Sur ce point, Brulez semble avoir évolué de l'anticléricalisme de l'athée qu'était André Terval vers le scepticisme gracieux de l'agnostique Krimon: ‘Je ne suis certainement pas un athée obtus et sûr de lui, mais plutôt un misérable sceptique qui serait infiniment heureux s'il avait la pleine certitude - mais alors absolue - que les dieux existent.’Ga naar eind(23) L'histoire ne sert donc que d'encadrement aux considérations du moraliste amoral et de l'agnostique sceptique. En recourant au procédé de la transposition et de fusion du passé et du présent, Brulez exprime en même temps sa conviction du nil novi sub sole, c'est-à-dire que dans leurs comportements humains, les contemporains d'Alexandre, de Schahriar ou de Candide ne sont pas essentiellement différents de nous. En partant à la recherche de ce qu'ont en commun les hommes de tous temps et de tous pays plutôt qu'en mettant le doigt sur ce qui les distingue et les sépare, Brulez témoigne d'une attitude d'esprit classique, caractéristique du dix-huitième siècle et qui l'apparente à Voltaire.
Se souvenant de la locution classique Meminisse juvabit!, Raymond Brulez au lendemain de la seconde guerre mondiale, a tout de suite repris la plume pour appliquer de nouveau le procédé de son début: ‘En dépit d'échecs et de déceptions, m'efforcer une fois encore de laisser s'éclore des roses artificielles dans la corne magique des souvenirs et de l'imagination, comme le prestidigitateur du music-hall au bout de la jetée les faisait sortir de son haut-de-forme’Ga naar eind(24). Dans une composition apparemment fantaisiste d'une série d'esquisses et d'épisodes impressionnistes isolées, mais sur un canevas réfléchi et recherché d'oppositions internes, il composait ses mémoires romancés. Ce projet proustien | |
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d'une ‘recherche du temps perdu’ mûrissait en lui depuis longtemps. Les premiers exercices de doigté parurent dans l'année 1934 de la littéraire revue néerlandaise Forum et dans le recueil Novellen en Schetsen (1936 - Nouvelles et Esquisses). Ce n'est qu'en 1945 que Brulez allait, ‘comme avec la tasse de thé de Marcel Proust, dégeler le glacier de mon passé jusqu'à en faire un roman fleuve’. Du projet de ‘distiller de la description de divers aspects de mes demeures un charme poétique qui puisse séduire le lecteur et m'éclairer sur l'obsession des maisons où j'ai habité et qui continuent de hanter mes rêves nuit après nuit’ naissait la quadrilogie Mijn Woningen (Mes demeures): Het huis te Borgen (1950 - La maison à Borgen) où est évoqué le climat de la jeunesse dans la station balnéaire de Blankenberge; Het pakt der triumviren (1951 - Le pacte des triumvirs), le livre des amitiés ainsi que de l'évolution et de la maturation de sa généreuse et ironique ‘sérénité’, qui peut se hisser ‘au-dessus de la mêlée’ comme le disait à l'époque le slogan conciliateur de Romain Rolland et qui déterminait l'attitude de Brulez au sein du triumvirat; De haven (1952 - Le port), où la création et la construction du port fictif de Raverslo fournit largement l'occasion de confronter des considérations d'ordre politique en matière d'affaires et de société, mais où sont évoqués aussi, de façon sublime, les fiançailles, le mariage et les premiers milieux de travail à Bruges; enfin, Het mirakel der rozen (1954 - Le miracle des roses), ou la conciliation des antagonismes avant et pendant la seconde guerre mondiale. L'aspect le plus curieux de ce quatrième volume réside peutêtre dans le fait que Brulez y décrit la genèse même de ce cycle et qu'il en justifie la composition, l'esprit et le style. Brulez fournit les anecdotes pittoresques du passé comme de courtes esquisses ou nouvelles indépendantes, dans une structure fragmentaire qu'a définie excellement l'historien de la littérature et le critique néerlandais, Anton van Duinkerken: ‘Son roman, pour autant que c'en est un, se compose de nouvelles formant des cercles reliés les uns aux autres, qui se présentent chacune comme un tout indépendant, mais qui déborde partiellement sur le cercle que constitue un autre ensemble indépendant, à la façon des cercles des olympiades, qui s'embrassent et se chevauchent.’Ga naar eind(25) Dans ces mémoires romancés aussi, ce n'est pas le sens historique qui guide l'auteur, mais plutôt l'actualisation de ce qui n'est pas encore tout à fait révolu et tel qu'il subsiste en lui, parce qu'il s'en sent tributaire. Il ne quitte pas le présent pour le passé. Au contraire, il rapproche le passé pour le rattacher clairement à sa situation actuelle. Il en résulte de nombreuses digressions dans le présent, qui favorisent la fusion du présent et du passé. A peine subsiste-t-il quelque chose des événements évoqués. C'est comme la forme changeante du récit de l'esprit supérieurement primesautier propre au causeur du dix-huitième siècle. Ainsi se crée aussi une certaine distance entre l'auteur et le lecteur: celui-ci est conscient d'écouter un monsieur plus âgé qui lui parle avec une ironie placide des jours d'antan, un homme qui a distillé de trente siècles d'histoire culturelle, une attitude relativisante: ‘nicht ärgeren, nur wundern’ (ne pas se scandaliser; s'étonner suffit). Cet effet de distance s'accentue encore par le style: à travers les 750 pages de son magnum opus se trouve éparpillé en petits fragments tout un trésor de sagesse livresque et d'expérience de la vie, qui témoigne d'une extraordinaire culture et érudition dans le domaine des lettres anglaises et allemandes et surtout des lettres classiques et françaises. Cette érudition se manifeste principalement dans les nombreuses citations, comparaisons et dialogues. Toutefois, il ne s'agit pas | |
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d'une manie de la citation, mais plutôt d'un choix judicieux de ‘coreligionnaires’, d'une solidarité avouée et surtout d'une référence à une tradition reconnue, de sorte que ce procédé de style, lui aussi, contribue à ce que s'entrelacent le passé et le présent, le détail et l'éternité. Il ressort clairement des citations dont est parsemée la quadrilogie à quel point l'auteur a été formé par la littérature française et a continué à se nourrir de celle-ci. Bien que l'intention de ces mémoires romancés puisse être qualifiée de stendhalienne, les caractéristiques de cette quadrilogie que nous venons de relever illustreraient davantage une certaine parenté avec Marcel Proust, une affinité spirituelle qui s'exprime aussi dans un style imprégné d'esthétisme analogue qui, bien que moins prolixe que dans le premier roman, emprunte sa puissance expressive à l'utilisation efficace de comparaisons et de métaphores originales. Pour justifier sa manie de la métaphore, Brulez recourt, par ailleurs, à une affirmation de son maître Proust: ‘Je crois que la métaphore seule peut donner une sorte d'éternité au style’, ou se réfère à Jean Cocteau: ‘Mais à titre d'excuse, je puis invoquer que dans son roman Thomas l'imposteur, l'authentique soldat du front que fut Jean Cocteau, en décrivant les tranchées de Nieuport, utilise un style sophistiqué analogue.’Ga naar eind(26)
Mais Raymond Brulez ne serait pas l'auteur vraiment ironique et prenant ses distances s'il n'osait aller jusqu'à jeter dans la balance la signification même de son art d'écrire classique. Quelques années avant sa mort, il réunit quelques esquisses inédites en prose avec une réédition de ‘La dernière tentation d'Antoine’ sous le titre Proefneming der eenzaamheid (1969 - Expérience de la solitude). Cet essai de résumé de son oeuvre, Brulez le clôt, sous forme de testament, par un Posthuum interview (Entretien posthume). Recourant ouvertement au ‘je’, il se propose d'y mettre le point final au bilan qu'il dresse de son acte d'écrire. Sur l'autre rive du Styx, dans un paysage ionien où les muses se présentent comme des hôtesses, il rencontre son coreligionnaire Paul Verlaine qui, plus malchanceux encore que lui, dut vivre l'échec solitaire de l'artiste dans la société. Dans cet entretien, où il justifie une fois de plus, en se référant à Goethe et à Verlaine, son attitude d'indépendance critique d'humaniste conscient de son devoir, il laisse finalement le dernier mot à Verlaine: ‘Déjà les ombres des cimes se font plus longues... J'espère que vous vous habituerez ici, après votre adieu à la terre qui, plus que ces Enfers, est un royaume de spectres. Ici, l'artiste renonce de bon coeur non seulement à tout espoir, mais aussi à toute ambition et suffisance. Oui, l'art est long et brève est la vie et nous ne pouvons être tout à fait sûrs que dans l'en-deçà, l'immortalité échouera à notre oeuvre.’ Cette certitude, entre-temps, nous l'avons. Car bien que Brulez n'ait ouvert ses demeures qu'aux invitati nati, aux lecteurs à la formation classique et humaniste poussée, et qu'il ait donc, par son intellectualisme, son esthétisme raffiné et ses nombreuses allusions, pour ainsi dire sélectionné lui-même son public, il a fini par conquérir un public et son rôle de novateur dans l'histoire du roman flamand est généralement admis et reconnu. On s'est rendu compte que cet incorrigible individualiste, ce styliste et Flamand aristocratique, n'a pas dû trahir sa propre nature, Blankenberge ou Bruges pour être ce qu'il est devenu: un Européen flamand. Enfin, on a reconnu la profonde gravité de son message humaniste tel que l'illustre notamment ce passage du dernier tome de son cycle romanesque: ‘Le mystérieux? Il n'existait pas dans la transformation matérielle de petits pains en fleurs, ce qui ne pouvait être qu'une aimable légende symbolique. | |
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Ce n'était pas en dehors de l'homme, mais dans son for intérieur, dans ce qu'il faisait spontanément de noble, sans qu'une nécessité matérielle l'y contraignît, dans tout ce qu'il faisait pour justifier, de manière parfois subtile, parfois sublime, son existence sur cette terre, que ce fût envers le Juge suprême auquel il croyait, ou devant ce mystère des mystères qui a pour nom: la conscience.’Ga naar eind(27) Dans le dernier chapitre, enfin, il met dans la bouche de l'héroïne, qui fait le bien pour le bien, la profession de foi suivante: ‘Vois-tu, mon ami, je ne connais qu'un seul péché: la sécheresse de coeur’. Le sceptique pourrait-il conclure avec la vie un pacte plus généreux, plus humain, plus digne? | |
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Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
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