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Herman Gorter
Un portrait.
Garmt Stuiveling
Né le 21 décembre 1907 à Stroobos (province de Groningue). Doctorat ès lettres à l'université de Groningue avec une thèse sur Versbouw en ritme in de tijd van Tachtig (1934 - Prosodie et rythme chez les auteurs du Mouvement de Quatre-Vingt). De 1939 à 1946 maître de conférences à l'université d'Utrecht. De 1951 à 1972 professeur de langue éloquence et stylistique néerlandaise et, de plus, depuis 1956, de littérature néerlandaise à l'université d'Amsterdam. Président de l'association Multatuli et de la fondation Henriette Roland Holst. Depuis 1951 membre et depuis 1968 coprésident de la Conférence générale des lettres néerlandaises, qui oeuvre en faveur de l'intégration culturelle des Pays-Bas et de la Flandre. Docteur honoris causa de l'Université de l'Etat de Gand en 1965.
A publié plusieurs recueils de poésie et plusieurs recueils d'essais qui sont le fruit d'une grande activité de critique littéraire dans des revues littéraires, et dans la presse écrite et parlée. Son travail d'historien de la littérature néerlandaise a abouti à Een eeuw Nederlandse letteren (1943 - Un siècle de lettres néerlandaises), où il dépasse la traditionnelle scission entre la littérature néerlandaise et flamande, et à nombre de publications de documents relatifs aux auteurs du Mouvement de Quatre-Vingt. A établi les oeuvres complètes de Bredero, de Multatuli, de Jacques Perk, de Herman Gorter et de Louis Couperus.
Adresse:
Diependaalselaan 114, Hilversum (Pays-Bas).
La civilisation néerlandaise a atteint, au dix-septième siècle, un niveau inégalé. Ce fut l'époque où Amsterdam devint un port mondial et où la Hollande établit un empire colonial mondial en Afrique, en Amérique et en Asie. Si les oeuvres des plus importants parmi les poètes classiques néerlandais, Hooft, Bredero et Vondel, n'étaient guère connues au-delà des frontières, les grands maîtres de la peinture qu'étaient Frans Hals, Rembrandt et Vermeer, en revanche, acquirent une réputation mondiale, tout comme, en d'autres domaines, un juriste comme Grotius, un physicien comme Christiaan Huygens et un philosophe comme Spinoza. A partir de 1670 environ, ce fut la stagnation, aussi bien sur le plan économique que dans le domaine culturel. En dépit du romantisme et de Napoléon, cette stagnation dura deux siècles. Lorsque l'Europe change d'aspect, au lendemain de la guerre de 1870, les Pays-Bas se retrouvent dans un courant accéléré. Toutes les rénovations caractéristiques de la culture du vingtième siècle, l'industrialisation, le mouvement ouvrier, l'émancipation féminine, le modernisme au sein de l'Eglise, l'impressionnisme et l'expressionnisme pictural, le naturalisme et le psychologisme en prose, l'individualisme et le symbolisme en poésie, la nouvelle architecture fonctionnelle, la démocratisation radicale, ont leurs racines dans le dernier quart du dix-neuvième siècle. Il y a tant de corrélations entre tous ces phénomènes; et tant de personnalités douées furent actives dans plusieurs secteurs à la fois qu'il est difficile de croire à une simultanéité purement fortuite. Parmi ceux qui n'y croyaient certes pas se trouvait Herman Gorter, qui fut le
poète le plus important de sa génération et, dans la seconde moitié de sa vie, l'un des dirigeants marxistes les plus remarquables.
Issu d'une famille de pasteurs mennonites, Herman Gorter devait, par prédestination,
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Herman Gorter (1864-1927).
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poursuivre la tradition et faire des études de théologie, à l'instar de son père et de son grand-père. Mais son père, Simon Gorter, qui avait des dons littéraires, mourut très tôt de la tuberculose, laissant à sa jeune veuve la charge d'éduquer seule deux fils et une fille. Elle leur laissa le choix sur le plan des études: Douwe devint médecin, Herman s'orienta vers la philologie classique et Nina se fit professeur de musique.
Alors que Herman faisait ses études, fut créée, au mois d'octobre 1885, la revue littéraire De Nieuwe Gids (Le nouveau guide), où se cristallisait et s'exprimait le sentiment moderne de la vie qui animait les jeunes. Rejetant le conventionnel aussi bien dans la vie que dans l'art, ils aspiraient à un état d'esprit plus personnel et plus passionné. La glorification de la poésie comme forme d'expression humaine la plus élevée amenait à subordonner, même pour ce qui touchait à l'art du passé, les connaissances philologiques et historiques à l'émotion directe. Si ce climat a conféré aux études classiques de Gorter un accent tout à fait original, les auteurs classiques, à leur tour, l'ont rendu définitivement conscient de normes poétiques plus durables que les slogans à la mode proférés par ses contemporains. L'oeuvre critique de son père et la prose éminemment polémique de l'auteur génial que fut Multatuli (Eduard Douwes Dekker) l'avaient aidé à se libérer d'une multitude de conventions qui régissaient et enserraient la vie de la bourgeoisie néerlandaise. Les conceptions de l'Eglise mennonite n'avaient pas non plus résisté à ses critiques philosophiques.
Au mois d'avril 1887, Herman Gorter entama un vaste poème, Mei (Mai). Lors de sa parution, en 1889, ce poème fut salué immédiatement comme le sommet de la jeune poésie de l'époque et, depuis, il est considéré comme l'oeuvre poétique classique et centrale de la littérature moderne néerlandaise dans son ensemble.
Ceux qui connaissent de Mei les seules pages qui passent depuis toujours d'une anthologie à l'autre doivent avoir l'impression que dans cette épopée lyrique, Gorter cherche uniquement à nous transmettre de charmantes impressions de la nature et des rêveries hautes en images. Le second chant, qui est plus long que le premier et le troisième réunis, s'oppose à cette conception trop facile.
La structure de l'oeuvre dans son ensemble nous fait connaître la jeune fille Mai avec ses ravissements terrestres et ses désirs supraterrestres comme un symbole du jeune Gorter s'acheminant vers la conscience de soi adulte et partant à la recherche du principe métaphysique fondamental qui s'abrite derrière la beauté visible. Tandis que la jeune fille erre parmi les splendeurs du paysage printanier hollandais, elle entend un chant supraterrestre. C'est celui du dieu aveugle Balder, et Mai est tout de suite envoûtée au point de vouloir quitter la terre pour se rapprocher de lui. Pendant son errance solitaire, elle rencontre d'abord les autres dieux, mais Balder n'y est plus. Guidée par sa voix, elle poursuit son chemin, solitaire, jusqu'à ce qu'elle le trouve. Toutefois, lorsqu'elle lui déclare l'amour qu'elle lui voue et exprime son désir de demeurer à jamais à ses côtés, il l'éconduit. Il est totalement absorbé dans sa cécité créatrice. La jeune Mai s'en retourne tout accablée sur la terre, où le poète l'accompagne encore pendant quelques jours, pour s'éteindre, toujours aussi solitaire, dans la nature. Son temps est passé. Sa soeur Juin vient sur terre. Mei est indéniablement le poème d'un épisode.
Si le chant premier rend un son optimiste et se révèle particulièrement riche en impressions de la nature, le deuxième est passionné et visionnaire, le troisième mélancolique et plus méditatif, même si le ca-
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ractère sensuel des métaphores demeure toujours aussi primordial qu'étonnant. Le style poétique de Gorter dans Mei se caractérise par cette sensualité hautement individuelle et originale, tandis que son vers est lié au rythme des iambes pentasyllabiques des rimes plates. Il est évident que le thème est porteur d'une signification philosophique: la volonté passionnée de découvrir l'essence des choses derrière le masque qu'elles portent. Il n'est pas question, en l'occurrence, de foi chrétienne. Les expériences de la jeune fille Mai parmi les dieux pourraient même être considérées comme un élément de polémique antireligieuse. Peutêtre une influence de Spinoza et de Schopenhauer n'est-elle pas étrangère à cette thématique, qui représente manifestement le souvenir d'une phase révolue dans la jeunesse du poète.
Mei de Gorter constitue un vivant équilibre entre plusieurs catégories d'antagonismes tels que la tradition et le renouveau, le souvenir et la perception, l'imagination et l'émotion, l'extase et la mélancolie. Les nombreux détails demeurent subordonnés à l'unité de cette oeuvre, dont la structure architectonique est celle d'un triptyque. Dans le recueil Verzen (1890 - Vers), tout est on ne peut plus différent. Le moment et la sensation y remplacent la durée et le souvenir. La poésie de Gorter se fait l'écho direct de ses sentiments. Qu'il s'agisse d'impressions qui lui parviennent du monde extérieur ou de son état d'âme, ou d'émotions issues de son for intérieur, le poète exprime spontanément et de manière pour ainsi dire non contrôlée le flot de rythmes et d'images qui sourd en lui. Les contraintes rythmiques sont quasi totalement abandonnées. Ce recueil de Gorter comprend les poèmes lyriques les plus expérimentaux et les plus modernistes qui aient été écrits à l'époque en Europe. Ils ne peuvent se comparer qu'avec les toiles réalisées autour des mêmes années par le peintre néerlandais que fut Vincent van Gogh, où nous décelons la même créativité fougueuse et passionnée, qui forçait les limites de l'impressionnisme et aboutisait à un déroutant expressionnisme avant la lettre. Gorter s'efforçait d'exprimer par la parole non seulement la fugacité des impressions des sens, mais aussi la véhémence de ses états d'âme. Son langage poétique était comme un instrument de musique dont le musicien attend l'impossible, jusqu'à ce que craquent les cordes. Il arrive à
Gorter de se laisser aller à des balbutiements poétiques que les critiques de l'époque rejetaient comme étant choquants ou dérisoires. Lui-même, en revanche, était profondément conscient de dépasser de loin la poésie courante, mais, finalement, il se rendait compte qu'il était parvenu à l'extrême limite de ce qui peut s'exprimer. Avec le radicalisme qui le caractérisait, il se mit soudain à écrire une série de plus de trente sonnets qui expriment surtout l'étonnement, une recherche d'approfondissement. Mais il s'agissait d'un approfondissement individuel, voire individualiste, qui ne le satisfaisait ni ne l'inspirait de manière définitive. Tant pour son bonheur que pour son inspiration - ces deux termes couvrant, par aileurs, un seul et même besoin vital -, Gorter cherchait des bases plus solides. Il les trouva chez Spinoza, dont il traduisit l'Ethique et formula les idées dans quelques poèmes. Il est incontestable que Spinoza a exercé sur lui une influence nettement plus profonde et plus durable qu'il n'y paraît à première vue. Même lorsque, quelques années plus tard, Gorter eut accepté Marx comme maître à penser, il continuait de voir les choses sub specie aeternitatis.
Dans les années quatre-vingt-dix, le mouvement socialiste en était à ses débuts aux Pays-Bas. Nombreux étaient les jeu-
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nes artistes et étudiants parmi les combattants de la première heure, mais les ouvriers ne manquaient pas à l'appel. Au congrès tenu à Arnhem en 1897, auquel ils assistaient en tant qu'invités, Gorter ainsi que ses amis, le peintre monumental Richard Roland Holst et son épouse, poétesse douée, Henriette Roland Holstvan der Schalk, se rallièrent au parti. Le climat d'entente et d'optimisme combatif leur convenait à merveille. Tant pour Gorter que pour Henriette Roland Holst, le besoin de propagande et d'un critique fondamentale de la société les inspirait comme un défi. Le mouvement ouvrier pouvait mettre à profit leurs dons, leur temps et leur capacité de travail. Tous deux obtinrent dès lors rapidement une fonction dirigeante, à la gauche du centre. Pendant plus de dix ans, leurs vies et leurs oeuvres se déroulent parallèlement, même s'il y a entre leurs attitudes une différence indéniable. Aux yeux de Gorter, le socialisme constituait en premier lieu une vision du bonheur. Le chemin qui devait y mener le comblait déjà d'un bonheur véritable. Pour Henriette Roland Holst, l'adieu au passé et le passage à quelque chose de nouveau devait déclencher un processus de croissance qui, chez beaucoup, n'irait pas sans douleur. Gorter voulait que jusque dans sa poésie, l'élément personnel s'effaçât devant l'aspect général, tandis que Henriette Roland Holst préservait ses problèmes humains dans le cadre de sa pensée générale. Ayant devant les yeux le bonheur absolu pour lui-même et pour l'humanité, Gorter réfléchissait et écrivait sa poésie en s'appuyant sur une réalité sentimentale qui anticipait beaucoup sur les
réalités sociale et politique du moment. Quelques sonnets limpides et le grandiose poème diptyque Vanuit een nieuwe wereld treedt (Issu d'un monde nouveau...) illustrent l'extraordinaire force de sa conviction. Aussi Gorter était-il un poète solitaire dans les lettres néerlandaises, et le recueil Verzen (Vers), qu'il publia en 1903, devait rencontrer un succès inférieur à celui qu'aurait mérité sa qualité.
Si le socialisme faisait de Gorter en tant que poète une exception parmi les poètes de son époque, son art faisait de lui une exception parmi ses camarades du parti. Au cours des mêmes années, où l'inspirait notamment un nouvel amour, l'évolution politique provoqua de grandes tensions en son for intérieur. La grève brisée des cheminots en 1903, le congrès de l'Internationale socialiste à Amsterdam en 1904, la révolte de 1905 étouffée dans le sang en Russie contribuèrent à renforcer ses critiques du système parlementaire. Marxiste convaincu, il considérait le prolétariat comme la classe appelée par l'histoire à renverser, par la révolution, la société capitaliste. La lutte syndicale en vue d'améliorations graduelles sur le plan économique et celle des parlementaires en vue de modestes améliorations dans le domaine de la législation sociale détournaient la masse de la grande mission qui était la sienne.
En 1906, Gorter publia son second poème épique, Een klein Heldendicht (Petit poème héroïque), histoire en vers d'un ouvrier et d'une jeune ouvrière qui, s'arrachant à leur soumission prolétarienne et à l'emprise cléricale, trouvent le courage d'opter en faveur d'un socialisme révolutionnaire. Il s'agit d'un poème objectif, où Gorter a délibérément et consciemment évité le style lyrique subjectif ainsi que les thèmes émotionnels subjectifs. Que cela le confinât à la limite extrême de la poésie du moment, il n'en était aucunement gêné. Mais, ce qui était pire, il se trouva finalement à la limite extrême de la politique de l'époque. Gorter s'opposa de plus en plus rigoureusement aux courants réformistes, au moment surtout où la situation internationale fut compromise par les menaces de guerre. En 1909, ce fut la rupture, lorsque le parti social-
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démocrate mit le groupe de jeunes opposants turbulents devant le choix de se taire ou de s'en aller. Certains des partisans plus âgés, parmi lesquels Henriette Roland Holst, restaient provisoirement au parti. Gorter le quitta tout de suite et fut l'un des fondateurs d'un mini-parti socialiste de gauche qui désirait par ailleurs se rallier encore à la deuxième Internationale. C'est pourquoi il s'en fut à Bâle, au mois de novembre 1912, au moment où s'y déroula une manifestation internationale dirigée contre la menace d'une guerre imminente. Toutefois, son plan d'y prononcer un discours et de lancer un appel à la grève générale en cas de mobilisation ne se réalisa pas.
En cette même année 1912 parut un autre poème épique, Pan. Gorter y évoque sa vision marxiste de l'avenir dans une série de scènes de propagande, de grève et de révolution qui ont leur place dans une synthèse symbolique: l'amour du dieu classique Pan, incarnation de la nature, et de la Fille d'Or, qui représente l'humanité. Dans ce poème idéel, ce qui nous frappe le plus, ce sont les passages lyriques tels que le volet autobiographique, par exemple, qui commence par les vers suivants:
‘De tout mon sang j'ai vécu pour toi,
O poésie, et, maintenant que la mort est proche,
Je veux le répéter une dernière fois’.
Ces paroles, nous pouvons les prendre au pied de la lettre. Aussi en tant que socialiste, Gorter était avant tout poète. Il voyait dans les perspectives d'avenir socialistes un bonheur humain absolu, une communauté de gens libres, conscients et heureux. Il est clair que cette vision s'appuie aussi sur la notion classique de l'aetas aurea et sur l'idée chrétienne du paradis. Pas question, chez Gorter, du moindre relativisme ni de culpabilité ou d'imperfection humaine. Son socialisme se caractérise par trois principes empruntés à Marx et à Kautsky, mais qu'il a assimilés à sa manière: l'histoire est une histoire de luttes de classes; le capitalisme est entré son dernier stade au niveau mondial sous la forme d'impérialisme; la révolution prolétarienne est une nécessité historique, mais son succès immédiat ou futur dépend surtout de l'état d'esprit correct au niveau de la classe ouvrière. Or, cet état d'esprit faisait défaut, les ouvriers s'étant embourgeoisés du fait, notamment, que les dirigeants avaient préféré le compromis au principe.
Plus tôt qu'il ne s'y était attendu, c'est-à-dire au cours de l'été 1914, les prédictions les plus sombres de Gorter se vérifièrent. Il se trouvait en Suisse avec une jeune amie et faisait une course en montagne, comme presque chaque été. Dès sa jeunesse, Gorter avait été un sportif passionné et éclectique. Il pratiquait activement tous les sports connus aux Pays-Bas, y compris au niveau de l'organisation, notamment plusieurs sports qui n'étaient pas encore couramment pratiqués autour de 1900: non seulement il nageait, faisait du canotage et de la voile, du patinage et de la bicyclette, mais il jouait aussi au cricket, au tennis, au foot-ball et, depuis l'âge de quarante ans, s'adonnait à l'alpinisme. C'était en partie sa façon d'exprimer, avec son corps, sa joie de vivre, et en partie une surcompensation par réaction à la mort prématurée de son père et de son frère. C'est principalement lors de ses excursions en haute montagne que Gorter réussissait à se détacher du combat politique direct. La guerre qui venait d'éclater devait retarder de plusieurs semaines son voyage de retour. Il ne rentra aux Pays-Bas qu'au mois de septembre. Il se mit à travailler et à amplifier son poème Pan. Cela s'imposait pour plusieurs raisons: cette guerre de l'impérialisme international, quelque terrible qu'elle fût d'abord en ellemême, mais surtout du fait de l'échec du mouvement ouvrier socialiste, aboutirait
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à une révolution mondiale. Vivant isolé dans une maison solitaire au milieu des dunes qui entourent Bergen (en Hollande septentrionale), dans cette maison mise à sa disposition par des amis, il amplifia la première version de Pan, écrite en temps de paix, pour en faire un nouveau poème trois fois plus long, d'une conception plus vaste, à la construction plus rigoureuse et au ton plus véhément et manifestement marqué par les circonstances de la guerre. Au milieu de la terrible année 1916 parut aux Pays-Bas angoissés et neutres ce poème monumental, consacré à ‘l'époque d'or qui est nôtre, maintenant’ avec, à la page 280, en caractères plus grands, le vers isolé:
‘Puis soudain s'annonça la Révolution’.
Du point de vue créateur, Pan se présente comme une tentative unique jamais encore entreprise par un poète en Europe occidentale. L'oeuvre se voulait une histoire visionnaire de l'humanité suivie d'une espérance visionnaire de liberté. En fait, il s'agit d'un poème très inégal: des parties d'une noble beauté, des considérations sur l'esprit humain, sur la poésie, alternent avec des descriptions presque balbutiantes pleines de personnifications et d'abstractions. Parce que, notamment, ils n'étaient guère familiarisés avec le marxisme qui, dans la conception spécifique de Gorter, englobait tout, la plupart des critiques littéraires ont mis Pan de côté sans l'avoir lu ou, en tout cas, sans l'avoir compris. Même du côté socialiste, la grande admiration pour le poète en Gorter n'a pu empêcher que fusent émises, par la suite encore, des réserves à l'égard de cette tentative inégalée de saisir l'inconnaissable; tentative qui, en tant que telle, fait songer à cette autre oeuvre prétendument illisible qu'est Faust II de Goethe.
Une fois de plus, Gorter eut raison plus tôt qu'il ne s'y était attendu. La révolution vint dès le printemps 1917. Seulement, elle choisit pour théâtre non pas l'Europe occidentale hautement industrialisée, mais la Russie arriérée, où Lénine prit le pouvoir dans le courant de l'automne de la même année. Gorter connaissait Lénine pour l'avoir rencontré à l'occasion de quelques congrès internationaux. Leur dernière rencontre avait eu lieu en 1912, à Bâle. Le discours que Gorter avait voulu y prononcer, il l'avait amplifié pour en faire une somptueuse brochure. Celle-ci avait fait grande impression sur Lénine, même s'il comprenait à peine le néerlandais.
Au cours de l'été 1917, après avoir été gravement malade pendant plusieurs mois, Gorter reçut l'autorisation, délivrée sur certificat médical, de se rendre en Suisse en passant par l'Allemagne. Dès que sa santé le lui permit, il chercha à établir des contacts avec des partisans à Berne, à Zurich, à Genève; il étudiait, se tenait au courant de l'évolution internationale, écrivait des articles pour plusieurs publications et, en hiver, adressait quelques lettres à Lenine. Le rapprochement de celui-ci avec les agriculteurs lui semblait contraire à la théorie marxiste et, de toute façon, inopportune pour ce qui concernait l'Europe occidentale. Gorter espérait avoir l'occasion de se rendre en Russie pour en discuter directement avec Lénine. Mais ce projet échoua. Il quitta la Suisse à la fin de 1918, lorsque les communistes russes en furent expulsés. Après un court séjour à Berlin, où habitaient à l'époque sa mère et sa soeur, Gorter regagna les Pays-Bas au début du mois de décembre. Un mois plus tard, il apprit l'assassinat affreux de deux de ses amis les plus talentueux et les plus courageux, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht.
Les divergences d'opinion avec Lénine, qui allaient influencer aussi ses rapports avec les autres membres du parti néerlandais, ne lui laissaient pas de répit.
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Pour Lénine aussi, la question était assez importante pour qu'il y consacrât une brochure. Il rejetait un radicalisme tel que celui que prônait Gorter en le qualifiant, dédaigneusement, de ‘maladie infantile’. Gorter répliqua dans une Lettre ouverte qui fut diffusée en plusieurs langues. Mais cela ne suffisait pas. Au cours de l'automne 1920, Gorter réussit avec quelques-uns de ses partisans à passer clandestinement la mer à l'est et à se rendre, par les moyens les plus primitifs, de la côté baltique jusqu'à Petrograd, puis, enfin, jusqu'à Moskou. Sans y être invité, Gorter réussit à participer à la réunion plénière de l'exécutif du Komintern, y prononça un discours d'adjuration et parla aussi à plusieurs reprises avec Lénine, sans toutefois réussir à convaincre.
Gorter rentra aux Pays-Bas, déçu. Ce ne serait pas non plus la révolution russe qui réaliserait la liberté et l'unité communistes. Il savait que le soleil montant du socialisme avait été un mirage. La défaite était indéniable. Gorter le reconnaissait avec beaucoup de peine. Mais il se reprit, en dépit de son âge et de sa maladie. La Russie lui avait montré quels devraient être exactement les voies et les moyens politiques du socialisme: les soviets, les conseils ouvriers. Pour Gorter, ce fut la clé de voûte enfin trouvée de son édifice idéologique marxiste. Maintenant, il savait non seulement quel était le but final, mais aussi comment y parvenir.
Bien que le groupe de camarades communistes de gauche fût minime aux Pays-Bas et que les querelles internes dussent contrecarrer toute conquête de pouvoir, Gorter n'hésitait aucunement. Il savait que ses yeux ne contempleraient plus la terre promise. Il savait qu'il y aurait une nouvelle course aux armements, de nouvelles guerres, de nouvelles révolutions, avant qu'une génération ultérieure ne réussît à mettre en place un communisme mondial. Dans sa solitude choisie et voulue, il approfondissait l'oeuvre des poètes les plus importants de l'humanité, Homère, Eschyle, Dante, Shakespeare, pour percer le secret social de leur génie créateur. Dans une note en bas de page, à laquelle renvoie un alinéa sur la Florence de Dante dans cette étude littéraire et sociologique, nous lisons tout à coup le passage frappant que voici: ‘C'est dans notre pays que la bourgeoisie a eu le pouvoir suprême. Pour des raisons que seront exposées plus loin dans la présente étude, son plus grand poète, Vondel, n'a pu en profiter. Souffrirons-nous à nouveau que notre époque, plus grande encore que celle de Vondel, passe sans que nous ayons proclamé sa grandeur dans notre langue?’ C'est la confession de sa propre vocation, de sa propre mission: celle d'immortaliser - le mot n'est pas trop fort - la gloire du socialisme futur en néerlandais, en cette langue qu'il chérissait de tout l'amour adulte de son art. Il s'y était essayé à deux ou trois reprises, mais ses forces étaient trop faibles. Il était né trop tôt, mais il serait tout de même un précurseur, ouvrant le chemin à un autre qui réussirait plus tard. Dans son oeuvre, la symbolique allait de plus en plus le gêner. Passé la
soixantaine, il espérait être à même d'écrire une épopée profondément humaine, sans tout cet artifice d'un Pan cosmique et d'une Fille d'Or. Mais il ne pouvait plus en esquisser que quelques fragments. Un cycle intitulé De Arbeidersraad (Le conseil des ouvriers) fut encore achevé ainsi qu'une série de Sonnetten (Sonnets) écrits dans le courant de l'été 1927, principalement en Suisse. Ce séjour dut être interrompu à cause de plusieurs crises cardiaques sérieuses. Au retour, la gravité de son état devint évidente. Gorter fut porté hors du train avant d'être arrivé aux Pays-Bas. Il mourut le 15 septembre 1927 dans une chambre d'hôtel à Bruxelles.
Sa poésie, c'est-à-dire quatre recueils de 1916, fut complétée à titre posthume par huit recueils de poésie lyrique, écrite le
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plus souvent en marge de l'oeuvre épique, ainsi que par la vaste étude sur De grote dichters (Les poètes importants). Dans les années 1948-1952 parurent les Verzamelde Werken (OEuvres complètes) de Gorter en huit volumes. Outre des oeuvres de jeunesse non publiées, on y trouve aussi des poèmes lyriques publiés précédemment, mais rejetés par la suite par l'auteur, ainsi que des oeuvres fragmentaires et dès lors non publiées écrites à la fin de sa vie. Depuis cette publication, nous avons un aperçu objectif de toute l'évolution poétique de Gorter.
Nous y décelons deux lignes directrices, deux formes de créativité interrompues, et chaque fois reprises. La première se caractérise par le besoin d'oeuvres d'imagination synthétiques où tout sera exprimé, toute la conception de la vie, toute l'évolution de l'homme et de l'humanité. Cette ligne commence dès avant Mei (Mai) dans l'oeuvre de jeunesse Lucifer et se poursuit, après Mei, en passant par Een klein heldendicht (Petit poème héroïque) et Pan (1912), jusqu'au poème grandiose et unique qu'est le Pan remanié de 1916, pour esquisser une dernière courbe montante dans De Arbeidersraad (Le conseil des ouvriers) qui remonte à 1925, et se terminer dans les fragments inachevés. C'est là la ligne du Gorter monumental, philosophique, visionnaire, tourné vers le monde, poète ambitieux en toute modestie, qui se voyait appelé au plus sublime depuis qu'il avait apris à le connaître chez les classiques grecs et chez ceux d'époques ultérieures comme un Dante et un Shakespeare.
L'autre aspect, c'est la faculté qu'a Gorter d'exprimer dans des poèmes parfois courts des mouvements d'âme d'une intensité exceptionnelle, et ce avec une extrême pureté. Cette ligne commence aux premiers sonnets, culmine dans les vers - où se révèle le sensitif - de Verzen (1890) passe par des poèmes ultérieurs qui s'y rattachent, monte à nouveau dans les Kenteringssonnetten (Sonnets de crise) hélas rejetés par lui-même - le titre est dû à Henriette Roland Holst - et se termine provisoirement dans le lyrisme socialiste du recueil Verzen (1903 - Vers). Cette ligne se poursuit de manière quasi contenue dans des poèmes dont une petite partie devait initialement trouver sa place dans Pan, mais qui furent définitivement réunis dans deux recueils de Verzen (Vers), trois recueils de Liedjes (Chants), le poème élégiaque In memoriam et les tout derniers Sonnetten (Sonnets). Là, on rencontre le Gorter simple, raffiné, humain, introverti, qui semble avoir écrit de la poésie à la façon dont fleurissent les fleurs, dont brillent les étoiles, c'est-à-dire spontanément, de par leur nature même. Ce sont souvent de petits thèmes quotidiens d'où naît un vers inoubliable: un oiseau, un coquillage, une fleur; plus souvent encore, c'est la femme, la bienaimée, pour laquelle il écrit ou dont il nous parle dans ses poèmes. Ces vers, on peut les lire séparément pour eux-mêmes, en les goûtant et en les admirant, comme on regarde des dessins épars, et croire que le lien avec le monde environnant recherché par Gorter n'a
été qu'une illusion irréalisable du poète. Cela me semble inexact: comme on entend le bruissement de la mer immense dans la petite coquille gravée par Rembrandt, les notations lyriques de Gorter comprennent, dans leur limitation parfois extrême, une suggestion maximale d'espace et d'émoiton. Ce sont comme des vagues qui ne sont visibles qu'un court moment mais, ensemble, ne s'en présentent pas moins comme l'unique et éternel océan. C'est comme si, surgies du silence, elles se perpétuaient encore dans le silence qui se crée après que les vers ont été écrits. S'il y a une raison de parler d'immortalité, c'est là qu'il faut la chercher.
Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
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