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Hans Andreus.
(Photo Ernst Nieuwenhuis. Copyright Vara.)
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Le poète Hans Andreus
Jan van der Vegt
Né en 1935 à La Haye. Il a fait ses études à Groningue et est actuellement professeur de néerlandais à Zaandam. Il a publié De brekende spiegel (1974), une étude sur l'oeuvre de A. Roland Holst et Naar Ierland varen (1976), un récit de voyage. Il est rédacteur de la revue littéraire Kentering. Collaborateur de Ons Erfdeel.
Adresse:
Ewisweg 26, Heiloo (Pays-Bas).
Hans Andreus appartient à la génération des poètes du ‘mouvement des années cinquante’, qui débutèrent autour de 1950 et dont l'art put se développer et fleurir dans les années suivantes. Un autre élément, plus important, d'autre part, je veux dire la volonté de renouveler la littérature néerlandaise, et plus spécialement, la poésie néerlandaise, voire de la moderniser radicalement, stimulait ces jeunes gens.
La littérature néerlandaise, après le seconde guerre mondiale, avait certes besoin de renouveau. En instaurant, en 1942, la Chambre de la Culture, l'occupant allemand avait mis fin à toute vie culturelle. Les auteurs qui désiraient publier leurs oeuvres devaient les soumettre à la Chambre de la Culture et acceptaient, ce faisant, le contrôle national-socialiste. La plupart des auteurs refusèrent. Jusqu'à la libération, ils laissèrent leurs oeuvres dans les tiroirs ou prirent le risque de les publier chez l'une des modestes maisons d'édition clandestines de l'époque. Les revues littéraires ne paraissaient plus. Même celles qui survivaient avec une rédaction pro-allemande, durent mettre fin à leurs publications au cours des dernières années de la guerre; ce fut surtout faute de papier.
En 1945, la littérature aussi fut libérée. Il va de soi qu'une forte réaction suivit les années d'oppression. Des dizaines de petites revues littéraires virent le jour, s'adonnèrent à coeur joie à la polémique et procédèrent à des fusions. Nombre de nouveaux talents s'annoncèrent et se bousculèrent, désireux de conquérir une petite place au soleil à côté des auteurs importants qui poursuivirent leur oeuvre.
Les premières années de l'après-guerre ne virent, c'est certain, pas surgir de poésie particulièrement brillante du côté des jeunes auteurs. Du Parnasse néerlandais déferlait un flot de sonnets, ce qui témoigne du respect de l'époque pour les for- | |
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mes traditionnelles. Trop souvent, ces nouveaux talents se firent les chantres d'un bonheur familial étroit, d'un érotisme assez mélancolique ou d'un désir à vrai dire éminemment bourgeois d'une bohème quelque peu forcée.
Au début de la guerre, les lettres néerlandaises avaient perdu trois figures de proue. Le poète Hendrik Marsman mourut lors de son passage de France en Angleterre. Estimant que la situation était sans issue, l'essayiste Menno ter Braak se suicida lorsque les Allemands vinrent occuper les Pays-Bas et pendant les premiers jours des hostilités, le poète, romancier et essayiste Eddy du Perron mourut d'une crise cardiaque. A eux trois, ils avaient toujours lutté en faveur d'une littérature de niveau très élevé et combattu impitoyablement la médiocrité. De plus, ils avaient ouvert aux écrivains néerlandais les frontières des territoires de langue néerlandaise en leur faisant connaître des auteurs étrangers.
Après la guerre, leur influence persista. De nouvelles polémiques s'annoncèrent entre des conceptions plus esthétiques et des approches plus éthiques et humanitaires de la littérature. On commentait la philosophie existentielle et l'existentialisme français. On s'initiait à la littérature moderne des autres pays de l'Europe. On fonda la revue Centaur (Centaure), dont la rédaction était internationale et qui entendait dépasser les frontières nationales de la littérature. Malheureusement, elle ne vécut que pendant deux ans.
C'est dans cette revue Centaur que Hans Andreus publia, en 1947, son premier poème. C'était encore trop tôt pour une poésie moderne aux Pays-Bas. Elle ne s'avérerait possible qu'à partir de la collaboration de jeunes poètes et peintres au sein du groupe international que réunissait le mouvement Cobra. En 1948 fut créé à Amsterdam le Nederlandse Experimentele Groep, le Groupe expérimental néerlandais, où le poète et peintre Lucebert devait occuper une place importante et auquel adhéraient aussi les jeunes poètes Gerrit Kouwenaar et Jan G. Elburg. Ils avaient déjà à leur actif des publications d'un style traditionnel. Sous l'influence du climat de Cobra, ils adoptèrent un style tout différent, tout nouveau.
A l'époque, cette poésie expérimentale débutante ne voulait pas, aux Pays-Bas, imiter quelque forme moderne déjà existante. Elle se trouva une forme tout à fait originale, qui se fondait sur une synthèse d'éléments surréalistes et dadaïstes, s'enrichissait de l'expressivité spontanée de la peinture Cobra et trouvait son expression appropriée dans des images qui naissaient de la libre association.
Dans un poème de Martinus Nijhoff, l'un des poètes importants de la poésie néerlandaise moderne, nous lisons: ‘voir des décombres et chanter le beau temps’. Sans que l'auteur l'ait voulu, il a formulé dans ce vers une excellente définition de ce que faisaient et voulaient, dans leur grande majorité, les jeunes poètes de l'après-guerre. Les poètes expérimentaux vivaient encore au milieu des décombres, redoutaient des ruines plus effrayantes encore dans les tensions des années de la guerre froide. Eux aussi chantaient ces amas de décombres. Dans leurs vers se juxtaposent une conception existentialiste de la vie - Sartre était l'auteur à la mode - et une grande vitalité. Il s'y manifestait aussi un érotisme débridé. On dirait que ces poètes ont une relation érotique avec le langage même. L'une des métaphores préférées, c'est la présentation concrète, matérielle des mots.
Nous pourrions dire que le trauma qu'avait causé la guerre chez la jeune génération trouvait dans la poésie expérimentale son expression adéquate, mais aussi que ces poètes ne voulaient pas s'éterniser sur ce trauma ni s'y abîmer.
Le groupe expérimental avait sa propre
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revue: Reflex. Celle-ci eut une vie trop brève pour pouvoir vraiment jouer un rôle dans le renouveau de la poésie néerlandaise. Créée dans la clandestinité au cours de la dernière année de la guerre, la revue Podium était devenue le forum littéraire le plus important pour les jeunes auteurs. Après que le poète et essayiste Paul Rodenko l'eut davantage ouvert à la littérature la plus récente, Podium devint le lieu de rencontre des jeunes poètes que l'on qualifia bientôt d'‘expérimentaux’. Bien que classés sous cette dénomination commune, ils n'en développèrent pas moins chacun son style personnel. Ce fut assurément le cas de Hans Andreus, dont les premiers poèmes parus dans Podium, en 1949, firent oublier son début assez traditionnel deux ans auparavant. A partir de 1951, Andreus figure parmi les membres de la rédaction.
Parmi les poètes de la génération de 1950, Hans Andreus se manifesta comme l'un des plus productifs. Son premier recueil de poèmes fut publié en 1951 sous le titre Muziek voor kijkdieren (Musique pour animaux spectateurs). Le vingt-cinquième, Holte van licht (Creux de lumière) parut en 1976. La même année parut aussi le volumineux ensemble Gedichten 1948-1974 (Poèmes 1948-1974), où Andreus conserva environ cinq cent poèmes après avoir supprimé tout ce qui lui semblait trop faible ou superflu. D'ailleurs, on annonce déjà un nouveau recueil.
Andreus publia aussi une nouvelle et deux romans, notamment Valentijn (Valentin), roman à clés écrit sur le ton ironique et qui se déroule dans des milieux de poètes expérimentaux autour d'une revue comme Podium. Aux Pays-Bas, Andreus devint également célèbre en tant qu'auteur d'excellents livres pour enfants. Il déploie, en outre, une importante activité de traducteur. A l'heure actuelle, il prépare une traduction néerlandaise d'Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud, lourde tâche que lui facilitent notamment ses affinités avec le grand poète français.
Du fait que quelques thèmes fondamentaux la sous-tendent dans son ensemble, l'oeuvre poétique volumineuse de Hans Andreus témoigne d'une remarquable homogénéité. Du point de vue formel, elle est plus variée. Dans le premier recueil, le poète joue mélodieusement avec le langage, aussi bien dans les poèmes écrits sur le ton badin que dans les poèmes plus sérieux. Ce genre de jeu est indissociable de l'ensemble de l'oeuvre de Hans Andreus.
Du point de vue du style, le second recueil, De taal der dieren (1953 - Le langage des animaux) le rapproche beaucoup des autres poètes expérimentaux. Cela ressort surtout des métaphores que caractérise un rapport associatif, mais dépourvu de logique, entre l'image et l'objet représenté. On cite souvent la série d'images associatives par laquelle Andreus évoque, dans ce recueil, une femme bien-aimée: ‘l'appel d'un oiseau’, ‘la comète de Halley’, ‘l'île de Sicile’. C'est principalement dans ce recueil que se manifeste une expérience en quelque sorte physique du langage, comme il ressort notamment des deux textes suivants:
‘Couché, la nuit, entouré de mots’
et
‘Etre chassés et comme des loups,
la langue pendante, chasser le langage’.
Ces deux aspects du premier et du deuxième recueil, la libre expression du langage et la liberté créatrice dans le choix des métaphores et des comparaisons sont demeurés primordiaux dans toute l'oeuvre de Hans Andreus. En effet, sa poésie regorge d'images surprenantes et il se présente ainsi comme l'un des poètes - trop rares, peut-être - qui montrent à quel point la langue néerlandaise peut être légère et claire.
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La plupart des poèmes de Hans Andreus sont écrits en vers libres, font appel à un vocabulaire soigneusement choisi, sont pleins d'effets de rimes et accusent un rythme très marqué. Le vers libre alterne avec des poèmes aux formes plus régulières. Andreus semble avoir gardé une prédilection pour le sonnet, qui était aussi la forme de son poème du début. C'est ainsi que les Sonnetten van de kleine waanzin (1957 - Sonnets de la petite folie) constituent un recueil remarquable. Il s'agit d'un cycle de trente-neuf sonnets qui ne présentent pas le mètre fluide du sonnet classique. Le rythme est extrêmement tendu et on a l'impression que l'ensemble des quatorze vers résiste à peine à la vigueur du contenu, c'est-à-dire l'angoisse qui inspire la folie menaçante et le sentiment de culpabilité. Dans le dernier sonnet, la tension est telle qu'elle nécessite un quinzième vers, ce qui constitue une variante contraire à l'orthodoxie, mais tout à fait indispensable.
Dans ses recueils ultérieurs, Hans Andreus recourt surtout à un style très détaché, objectif, qui note et enregistre, et d'où il supprime tout mot superflu. Ainsi la série si belle des ‘douze poèmes d'amour’, qui clôt le grand recueil rétrospectif, constitue-t-elle un sommet de simplicité et, partant, d'expressivité.
La question de savoir dans quelle mesure le monde que nous voyons est réel ou illusoire demeure un thème fondamental de toute poésie et philosophie. Le philosophe essayera d'approfondir la question, de comprendre davantage. De son côté, le poète voudra transformer en un monde réel celui qu'il ressent comme chimérique. C'est du moins ce qu'écrivait Hans Andreus dans le dernier vers de son poème Credo, profession de foi qui vaut en même temps pour beaucoup de poésies autres que la sienne. Lorsque le monde est ressenti comme irréel, toute relation fondamentale, essentielle avec celui-ci devient impossible. Alors s'introduit l'aliénation.
L'aliénation la plus radicale, c'est la mort. Elle tranche et nous éloigne de ce que nous étions, comme nous le dit le poème La complainte des morts, mais la séparation n'est pas à ce point absolue qu'il ne subsisterait plus de souvenir de la vie. C'est par là, précisément, que la mort se fait si obsédante et tourmentante. Si tous les souvenirs se dissipaient, l'aliénation aussi pourrait être supprimée. Pour les morts aussi, l'existence pourrait être plus aisée à supporter.
Le poème Le sommeil: un espace montre dans le sommeil, qui est apparenté à la mort, une possibilité d'échapper à l'aliénation. C'est dans le sommeil que s'ouvre notre ego, qu'il peut adopter l'identité de tout ce qui existe: l'animal, l'enfant, la pierre. Cela n'efface pas notre identité, au contraire: ‘nous sommes plus que nous’. Notre ‘identité’ acquiert ce surplus à partir des éléments inexplicables de nos rêves, de ce qui nous permet de franchir les limites de la raison et qui est enraciné dans le sol de notre subconscient, qui engendre les symboles, mythes et rêves.
Gardons-nous de conclure de ce qui précède qu'Hans Andreus serait un poète romantique et antirationaliste à la façon dont l'étaient certains symbolistes de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième. L'un des aspects caractéristiques de sa poésie, c'est précisément l'intérêt qu'il porte aux sciences naturelles. La physique moderne et la cosmologie le fascinent. Comme en témoigne notamment Le temps des savants, il recourt souvent à des notions issues de ces domaines.
Dans ce poème, il oppose le cristal à l'hyperbole. Le cristal symbolise l'intimité, la limitation et, dès lors, la sécurité. L'hyperbole, c'est la courbe infinie de la lumière, qui fait l'univers illimité. Toutefois,
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l'intimité du cristal, c'est aussi la mort, alors que la courbe s'introduit dans le temps pour en sortir ensuite, de sorte qu'elle dépasse les limites de l'existence telles que nous les percevons, les ressentons et subissons. Que le temps des savants s'annonce, cela signifie peut-être aussi, dans ce poème, que les certitudes - y compris celle de la mort - sont supprimées. Ainsi la science devient-elle une aventure existentielle.
Depuis ses premiers poèmes jusqu'aux plus récents, la lumière est l'un des thèmes habituels de la poésie de Hans Andreus. Le terme, la notion intervient jusque dans le titre de plusieurs de ses recueils: Klein boek om het licht heen (1964 - Petit livre écrit autour de la lumière), Om de mond van het licht (1973) - Sur les lèvres de la lumière), Holte van licht (1975 - Creux de lumière). A ses yeux, la lumière n'est pas un symbole mystique, mais, en premier lieu, un phénomène de la science naturelle. Andreus s'intéresse tout spécialement aux découvertes de la physique moderne, avec sa théorie de la relativité, selon laquelle la lumière n'est pas liée aux limitations que nous imaginons et lui attributons, à savoir celles de l'espace et du temps. C'est pourquoi il préfère l'hyperbole au cristal et lie son existence personnelle à cette lumière. Il crée ainsi le paradoxe d'une métaphysique physique, ce qui n'est, en somme, qu'une tentative de plus pour échapper à l'aliénation.
Voilà qui explique la déclaration d'amour que fait Andreus à la lumière. La lumière libère, parce qu'elle dépasse les limites. Elle supprime l'aliénation, qui est représentée comme un état de somnambulisme. Elle nous ramène à la réalité de ceux qui existent ‘par-dessus l'angle aigu du temps’. C'est cette lumière qui permet au poète de changer la terre où il se fait somnambule en une terre réelle et d'accomplir ainsi son Credo.
Tout aussi libératrice que la lumière est l'extase de l'érotisme. Le court poème Vorm van warmte (Forme de chaleur) est plus qu'une déclaration d'amour. La femme dont le corps est une ‘forme libératrice’, c'est la terre. La terre qui brûle peut être comprise, en l'occurrence, comme une forme d'existence réelle. L'érotisme représente une forme essentielle de l'existence. Le poète est un fils d'Eros, comme le dit aussi le titre du recueil de 1958 d'où est extrait ce poème.
Hans Andreus est l'auteur d'un nombre considérable de poèmes érotiques. Ils se classent parmi les plus beaux poèmes de ce genre qui aient été écrits en néerlandais. A cet égard, Andreus s'apparente certes à ses contemporains Elburg et Lucebert. C'est dans la poésie érotique, précisément, que le procédé associatif des métaphores si caractéristique de la poésie expérimentale acquiert sa plénitude.
Si, en s'appuyant sur des notions empruntée aux sciences naturelles, Andreus établit dans ses poèmes un rapport entre l'éros et la lumière, il en résulte non seulement une remarquable intensification, mais aussi une atmosphère, un climat unique. Dans les ‘douze poèmes d'amour’ mentionnés plus haut, il demande à la femme à laquelle il dédie la série:
Cette femme, il ne la réduit pas à un phénomène de l'ordre de la physique, mais éros et lumière coopèrent en elle en tant que forces libératrices.
La poésie de Hans Andreus reflète un certain pessimisme, mais non pas au sens absolu du terme. Le sentiment de culpabilité et la peur de la mort engendrent
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une aliénation qui se traduit de la façon la plus manifeste par une peur paralysante de la folie. Mais éros et lumière apportent de grandes forces antagonistes. La lumière ramène le poète à lui-même et à l'autre, en qui il se reconnaît. Cet autre rend possible une existence à deux pôles, où sont supprimées la dislocation et la séparation. Cet autre peut être l'être aimé, avec lequel une forte relation érotique est possible, mais tout autant la figure du sosie. Depuis toujours, celui-ci incarne, dans les lettres, la peur de la mort et le sentiment de culpabilité. Chez Andreus, il adopte une forme de présence particulière, à savoir celle du frère jumeau, qui s'est déjà perdu dans le giron maternel. La conscience d'avoir annihilé l'autre, de l'avoir absorbé, se trouve à l'origine d'un sentiment de culpabilité profondément ancré, qui se manifeste surtout dans le recueil Sonnetten van de kleine waanzin (Sonnets de la petite folie). Vu sous cet angle-là, le caractère indispensable que revêt la fonction libératrice de l'éros et de la lumière apparaît en toute clarté.
‘A travers la lumière uniquement
écrit Andreus dans l'un de ses poèmes ultérieurs. En nous rendant compte de tout ce qui est inhérent à cette lumière, nous constatons que ces quelques vers nous proposent, en résumé, l'essence même de la poésie de Hans Andreus.
Un certain ton ludique et désengagé constitue l'une des faiblesses d'une partie de la poésie néerlandaise contemporaine. Chez un poète important comme Hans Andreus, nous voyons qu'une profonde gravité peut s'allier à un style léger et clair, à un ton qui, tout en étant ludique, est néanmoins loin d'être désengagé. C'est là que se réflètent les conditions de l'époque où s'est développée l'oeuvre poétique de Hans Andreus.
Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
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