Septentrion. Jaargang 5
(1976)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
[pagina 53]
| |
les relations néerlandaises de joris-karl huysmansjaap goedegebuureNé en 1947 à Sint-Annaland (province de Zélande) Candidature de langue et de littérature néerlandaise à l'Université de l'Etat de Leyde. Doctorat de science littéraire générale à l'université d'Utrecht. Chercheur au service de l'Organisation néerlandaise de recherches scientifiques qui prépare la publication de la correspondance d'Eddy du Perron. A publié des articles sur la littérature du dix-neuvième siècle dans plusieurs publications littéraires et scientifiques, entre aures dans Maatstaf et Tirade, ainsi que des critiques danc le journal NRC/ Handelsblad. Au chapitre onze de son roman A Rebours, Joris-Karl Huysmans nous apprend au sujet de son héros, Jean des Esseintes, que ‘dans sa vie sédentaire, deux pays seulement l'avaient attiré, la Hollande et l'Angleterre’. Le voyage que l'esthète blasé désire entreprendre vers ce dernier pays échoue d'avance, car il craint que la réalité ne puisse que briser totalement les illusions qu'il nourrit au sujet du but de son voyage. Cette crainte se fonde sur une expérience antérieure qu'il avait faite à l'occasion d'un autre voyage aux Pays-Bas dont il n'était résulté que de ‘cruelles désillusions’ dues à la confrontation de la réalité avec l'image qu'il s'en était faite préalablement dans son imagination. En se fondant sur les tableaux de Teniers, de Steen, de Rembrandt et d'Ostade qui faisaient partie des collections du Louvre, le duc raffiné s'était imaginé un pays ‘de prodigieuses kermesses, de continuelles ribotes dans les campagnes (...), d'ivrogneries familiales’. Mais son séjour aux Pays-Bas devait lui apprendre que ‘rien de tout cela n'était visible; la Hollande était un pays tel que les autres et, qui plus est, un pays nullement primitif, nullement bonhomme, car la religion protestante y sévissait, avec ses rigides hypocrisies et ses solennelles raideurs’.
Sans doute les expériences de Joris-Karl Huysmans sont-elles parallèles à celles du protagoniste de son roman le plus remarquable. De toute façon, il partage l'engouement de Des Esseintes pour les peintres réalistes du dix-septième siècle de l'école hollandaise. Cela ressort notamment d'une des premières lettres que Huysmans a adressées à celui qui devait rester jusqu'à sa mort l'un de ses correspondants | |
[pagina 54]
| |
Arij Prins (1885).
les plus fidèles, à savoir l'écrivain néerlandais Arij Prins (1860-1922).
Au moment d'entrer en contact avec Huysmans, aux environs de 1885, Arij Prins était l'un des défenseurs du mouvement naturaliste qui, à cette époque-là, battait son plein en France et dont Emile Zola et le groupe qui l'entourait étaient les protagonistes. Combiné assez curieusement avec les influences d'auteurs romantiques anglais tels que Wordsworth, Shelley et Keats, ce rayonnement de la littérature française de l'époque se trouve à l'origine d'un renouveau littéraire connu dans l'histoire de la littérature néerlandaise comme le Mouvement de Quatre-Vingt, dont les poètes Willem Kloos, Albert Verwey et Herman Gorter et le prosateur Lodewijk Van Deyssel sont les principaux représentants.
Dans ce groupe, Arij Prins ne fut qu'un poète mineur et il est probable que son évolution en tant qu'auteur d'esquisses impressionnistes - un art d'observation que ne soutient aucune structure narrative - est due en grande partie à l'influence de Joris-Karl Huysmans. Le contact entre les deux auteurs s'était établi lorsqu'Arij Prins avait fait parvenir à Huysmans le compte rendu qu'il avait consacré au roman En ménage (1881) et qui avait paru dans l'hebdomadaire De Amsterdammer (L'Amstellodamois). Par ailleurs, Prins était de la même façon entré en contact avec des auteurs naturalistes tels que Robert Caze, Louis Desprez et Camille Lemonnier. Dans sa première lettre de réponse, Huysmans avait exprimé son étonnement devant le fait que c'était un Hollandais qui lui écrivait, puisque tous les Hollandais qu'il connaissait lui étaient particulièrement antipathiques, et ce en dépit du fait - ou peut-être justement à cause du fait - que toute sa famille habitait à La Haye. Des plaintes répétées au sujet de questions d'héritage, pour lesquels il priera quelquefois Arij Prins d'intervenir en tant qu'agent d'affaires, permettent de conclure que Huysmans était brouillé avec sa famille.
Huysmans demanda à Prins de le mettre au courant de la situation sur le plan littéraire dans le pays de ses ancêtresGa naar eind(1). Prins satisfit à ce désir en écrivant un aperçu détaillé qui était cependant rédigé | |
[pagina 55]
| |
en néerlandais. Se fondant sur les précisions que Huysmans lui avait fournies sur son ascendance, il avait supposé que celui-ci connaîtrait suffisamment le néerlandais pour comprendre sa lettre.
La correspondance qui suivit devait dépasser de loin, tant pour la durée que pour le volume, toutes les autres correspondances que Prins entretenait avec des auteurs français. Pour ce qui est de Huysmans également, nous pouvons faire état d'une quantité impressionnante de lettres, c'est-à-dire 234 en tout, conservées actuellement au Musée littéraire de La Haye. Il s'agit de véritables documents humains, qui dépassent non seulement en quantité, mais aussi en intensité, les correspondances déjà publiées qu'échangèrent Joris-Karl Huysmans et des auteurs célèbres tels qu'Emile Zola et Edmond de Goncourt, avec lesquels il entretenait des relations épistolaires.
Pour ce qui est de l'influence sur le plan littéraire, ce fut surtout Prins qui subit celle de Huysmans. A rebours (1884) était sorti depuis un an exactement lorsqu'eut lieu leur premier échange de lettres, et il s'agissait là d'un livre qui constitue une étape importante aussi bien dans l'évolution littéraire de Huysmans lui-même que pour l'ensemble de la littérature européenne. Dans le cadre d'un seul roman, Huysmans évolua du naturalisme, qui prétendait être la réalité même par l'intermédiaire de son évocation quasi scientifique (à la création d'une réalité qui lui était strictement personnelle et n'avait en commun avec la réalité existante que le seul fait qu'elle se composait d'éléments soigneusement sélectionnés de celle-ci. ‘Je suis pour l'art du rêve autant que pour l'art de la réalité’, écrivit-il à Prins. Celui-ci dut en être tellement impressionné qu'il abandonna sa croyance aux dogmes naturalistes de race, de milieu et de temps et qu'il ne manqua pas de le faire observer à ses anciens ‘coreligionnaires’. Il lui arrive souvent de citer littéralement dans ses exposés des passages qu'il vient de lire dans les lettres de Huysmans. Ce fut le cas, par exemple, dans l'étude qu'il consacra à son ami français et qu'il publia dans l'organe du mouvement de Quatre-Vingt, la revue De nieuwe gids (Le nouveau guide).
Lors de la première rencontre avec Huysmans à Paris, au mois de juin 1886, Prins régla définitivement son compte avec le naturalisme. Il rencontra à cette occasion les adversaires déclarés du naturalisme de Zola, notamment Léon Bloy, Barbey d'Aurevilly et Villiers de l'Isle Adam. Les conversations qu'il eut avec ceux-ci ne peuvent que l'avoir profondément impressionné.
Après son retour aux Pays-Bas et, plus tard, pendant son séjour à Hambourg, où il s'établit comme patron d'une maison de commerce, Prins mit en pratique ses nouvelles conceptions. Il cessa, en effet, d'écrire des nouvelles réalistes qui se rapprochaient davantage de celles de Maupassant. Initialement, il travailla à quelques esquisses qui semblent s'inspirer de scènes de Huysmans, et notamment de ses paysages urbains désolés, tels que nous en trouvons dans les Croquis parisiens et dans La Bièvre. Par ailleurs, Prins s'est donné beaucoup de mal pour faire publier cette dernière oeuvre dans De nieuwe gids, publication à laquelle s'opposait le rédacteur en chef, Willem Kloos.
Ayant lu le roman En rade (1887), dans | |
[pagina 56]
| |
Arij Prins à la fin du 19e siècle.
lequel Huysmans fait se succéder continuellement rêve et réalité, Prins écrit quelques récits dans le genre d'Edgar Allan Poe, qu'il a été l'un des premiers aux Pays-Bas à découvrir, probablement à la suite de la lecture d'A rebours. L'influence de Poe était si manifeste dans ces récits cauchemardesques - le début de Fantasie (Fantaisie) de Prins, par exemple, reprend presque littéralement le début de The fall of the House of Usher (La maison Usher) - que l'auteur ne les a pas repris lorsqu'il réunit ultérieurementGa naar eind(2) ses esquisses médiévales écrites à peu près à l'époque même où Huysmans se mit à recueillir de la documentation en vue de son roman qui sera Là-bas (1891) sur le satanisme au Moyen Age et à l'époque moderne. Durtal, le personnage principal, désigne la méthode stylistique mise en oeuvre dans ce roman par le terme de ‘naturalisme spiritualiste’. Huysmans en avait eu la conception en contemplant la Crucifixion du peintre de la fin du Moyen Age, Matthias Grünewald, qu'il avait vue lors du voyage à travers l'Allemagne qu'il effectua au cours de l'été de 1888 en compagnie de Prins, à la recherche de réminiscences du Moyen Age. La description du choc de cette révélation que ressentit Durtal en voyant le tableau, telle qu'elle figure au premier chapitre de Là-bas, demeure célèbre. Rien que pour l'histoire de la naissance de ce roman qui fit sensation, la correspondance avec Arij Prins revêt une valeur inestimable. Le chemin qu'a parcouru Huysmans, via l'exploration de l'envers de l'existence, tant dans ses expériences littéraires que personnelles, et qui aboutit à sa conversion au catholicisme, y apparaît clairement. Le contact intense avec le Moyen Age, dans lequel l'avait introduit Gilles de Rais, l'avait amené à la conviction que l'humanité était déchue depuis la Renaissance, et que la seule possibilité de s'arracher à cette déchéance consistait en un retour à l'âme même du Moyen Age qu'était l'Eglise catholique romaine. Ayant achevé Là-bas, Huysmans annonça à Prins: ‘Je veux faire une sorte de Là-Haut, maintenant, un livre blanc, l'à rebours de Là-Bas. C'est une voie inexplorée dans l'art, comme était le Satanisme, je vais tenter le divin.’ Ce projet se réaliserait finalement dans | |
[pagina 57]
| |
le roman En route (1895), qui rend compte du processus de la conversion. Toutefois, l'accession à la foi ne s'accompagne pas d'une modification de style. C'est seulement de son époque que Huysmans s'était détourné pour s'orienter vers le Moyen Age. La conception naturaliste persistait, mais elle acquérait une coloration ‘spiritualiste’. Persistait également l'intérêt porté au morbide, à la délectation morose qui est autant la part de Durtal qu'elle avait été celle de Des Esseintes, même si cet intérêt est maintenant sanctionné par son aspect religieux. Dans La cathédrale (1898), par exemple, les visions de sainte Thérèse sont comparées aux hallucinations de Poe, Durtal en assistant à la messe éprouve une sensation identique à celle que procurent les expériences sensorielles auxquelles s'adonne Des Esseintes, l'évocation de Salomon fait songer très fort aux réflexions sur L'apparition de Gustave Moreau et les scènes qui évoquent les souffrances des martyrs sont d'une précision suspecte. Les considérations qui ont amené Joris-Karl Huysmans à se convertir étaient probablement sincères, il n'empêche que certains éléments troubles n'en demeuraient pas moins à la base de son oeuvre.
Une préférence analogue accordée au bizarre, au mélange du rêve et de la réalité, aux cruautés raffinées dont c'est surtout l'aspect pittoresque qui est accentué, se retrouve également dans les récits de Prins qui se déroulent au Moyen Age. C'est là précisément que se manifestent ses affinités avec les écrivains de la fin du dix-neuvième siècle que nous désignons généralement par le terme d' ‘auteurs décadents’. Chez Prins, toutefois, cette évolution est allée de pair avec une modification radicale du style. Il se permettait toutes sortes de libertés syntaxiques, tendance dans laquelle il fut beaucoup influencé par l'auteur déjà cité, Lodewijk Van Deyssel. Ainsi omettait-il les phrases de façon radicale, recourait-il à des archaïsmes, à des combinaisons de mots et à des néologismes. Appliqués en même temps, tous ces procédés donnaient naissance à un idiome entièrement renouvelé qui, sous le terme d' ‘écriture artiste’ (woordkunst), est demeuré célèbre comme l'un des héritages du mouvement de Quatre-Vingt, mais constituait en même temps le point faible de l'art de ces auteurs. Rien ne devient plus vite incompréhensible, en effet, pour les générations à venir, que les produits d'un processus permanent de créations verbales qui est considéré comme une fin en soi. C'est là qu'il faut chercher la raison pour laquelle Arij Prins est aujourd'hui un inconnu en tant que figure littéraire. Ses contemporains pouvaient encore apprécier son oeuvre aussi longtemps qu'ils étaient à même d'admirer son langage. De son côté, le lecteur moderne n'entrevoit qu'un contenu particulièrement mince à travers l'aspect purement artificiel de cette forme de langage. Prins n'était qu'un épigone; seuls l'intérêt qu'il portait au Moyen Age et la curieuse façon dont il réussit à l'exprimer le distinguaient parmi les autres écrivains du mouvement de Quatre-Vingt. Sur ce point précis, il n'a pas subi l'influence de Huysmans, comme on a parfois eu tendance à le dire. Il y aurait plutôt lieu de parler d'une évolution simultanée et parallèle. Leurs préoccupations à tous deux ont sûrement contribué la persistance des liens d'amitié, même si leur intensité devait petit à petit se ressentir de la conversion | |
[pagina 58]
| |
Catharina Alberdingk Thijm.
de Huysmans au catholicisme. La place qu'occupaient chez celui-ci plusieurs amis intimes d'autrefois fut prise par un certain nombre de religieux tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du couvent. Etant protestant, Arij Prins était évidemment devenu du coup quelqu'un de l'autre bord. Ayant choisi lui-même une orientation nouvelle, il estimait que du point de vue artistique, les romans écrits par Huysmans depuis Là-bas étaient des oeuvres ratées du fait que, loin de brosser une évocation de l'atmosphère médiévale, ils étaient bourrés de documentation savante et, du point de vue stylistique, s'accrochaient à des méthodes dépassées.
Après la publication de son roman En route, Huysmans était déjà tellement absorbé par le milieu catholique que, le 5 avril 1895, il put enfin écrire à Prins: ‘Je suis passé à l'état de vague confesseur en des quatre bouts du monde, on me consulte sur son âme! Il est vrai qu'à ce métier, on y gagne de connaître des âmes admirables, et à pouvoir vérifier que la mystique n'est pas un leurre. Il y en a une, en Hollande, vraiment superbe, entre autres’. Le correspondant en question, que Huysmans présumait être un homme jusqu'à ce que Prins le sortit de ce rêve, était la soeur de l'auteur et critique littéraire Lodewijk van Deyssel (pseudonyme de Karel J.L. Alberdingk Thijm), à savoir Catharina Alberdingk Thijm (1849-1907). Le roman En route avait tellement envoûté celle-ci qu'ayant vendu ses biens, elle finança la création d'un home pour femmes et enfants démunis, dont elle assuma elle-même la direction. Ce ne fut pas la première aventure dans sa vie d'idéaliste militante, du reste. Née en 1849, elle avait quitté le couvent en 1876 pour devenir gouvernante en Allemagne. C'est là qu'elle a dû trouver la matière d'une série de romans qui, outre le fait que leur qualité se trouve au niveau de celle d'un feuilleton de revue féminine, se situent tous dans des milieux royaux, qui sont décrits d'après des modèles existants. Des titres tels qu' Een koninklijke misdaad (Un crime royal) et De harem ontsnapt (Evadée du harem) parlent d'eux-mêmes.
De retour aux Pays-Bas, elle fut notamment rédactrice de plusieurs hebdoma- | |
[pagina 59]
| |
daires pour jeunes filles avant de commencer, en 1895, sa mission caritative parmi les pauvres de la ville d'Amsterdam. Elle dut rendre compte en détail de ses activités à Huysmans, car celui-ci s'y réfère sans cesse dans les onze lettres qu'il lui a adresséesGa naar eind(3). Il n'y est nulle part question des activités littéraires de Catharina. Nombreux sont, en revanche, les conseils de Huysmans incitant son interlocutrice à ne pas céder aux doutes qui menacent sa foi et à persévérer dans la tâche qu'elle s'est assignée. Les neuf premières lettres ont été écrites dans une période relativement courte, à savoir entre le mois de mai et le mois d'août 1895. Puis, il y a une interruption jusqu'à la fin de 1896. Huysmans a-t-il voulu rompre le contact après avoir appris de Prins, au mois d'octobre 1895, qu'il avait affaire à une correspondante féminine? Sa réponse à Prins ne permet sûrement pas une conclusion de ce genre: ‘Merci de vos renseignements sur Alberdingk Thijm. Cette Madeleine est vraiment très bien et il m'eût manqué de n'être pas en correspondance avec elle. Elle écrit très bien, du reste, et singulièrement virilement, cette bonne repentie’. La première lettre par laquelle il réagit à la reprise de contact par Catharina ne témoigne pas, elle non plus, d'un refroidissement dans leurs relations. Fait assez curieux, d'ailleurs, au début de sa lettre, Huysmans fait comprendre subtilement qu'il est au courant de la véritable
identité de son correspondant. En comparant le manuscrit avec le texte de Daoust, je constate que contrairement aux lettres précédentes, où figurait clairement la forme masculine dans la deuxième partie de l'inscription du titre du destinataire, la lettre s'adresse à ‘Monsieur et cher
L'abbé Frans Poelhekke.
amie’. Dans sa dernière lettre également, Huysmans s'adresse à Catharina en employant le mot ‘amie’. Ce document est le plus curieux de la série de onze lettres. Ayant assisté à la messe de Noël à Chartres, Huysmans reçut une lettre dont l'adresse était libellée comme suit: ‘Monsieur J.-K. Huysmans, littérateur, Cathédrale, Crypte de la Vierge, à Chartres, France’. Doutant à nouveau de sa foi, l'expéditrice Catharina Alberdingk Thijm avait posé la condition que cette lettre devait parvenir jusqu'au destinataire pour | |
[pagina 60]
| |
Lettre de Huysmans à l'abbé Poelhekke.
qu'elle retrouvât cette foi. Le destinataire annonça par retour de courrier: ‘Vous voyez que la Vierge est un bon facteur’.
Ce seraient là les dernières lettres qu'ils ont échangées. Je n'ai pu vérifier pendant combien de temps Catharina a encore continué son oeuvre caritative. Sa biographie nous apprend encore que par ses écrits, elle a lutté pour l'égalité de la femme. Est-ce son désir d'émancipation qui l'a amenée à faire croire à Huysmans qu'elle était un homme ou était-elle au courant de la misogynie de celui-ci? Quoi qu'il en soit, Huysmans ne lui a pas rendu visite lorsqu'en 1897, il séjournait aux Pays-Bas en vue de préparer son hagiographie de la sainte néerlandaise, Lydwine de Schiedam. A cette occasion, il n'a pas rencontré non plus Arij Prins, qui était né à Schiedam et y avait grandi, et aurait beaucoup aimé revenir de Hambourg pour y servir de guide à son ami. Nous ne pouvons que deviner ce qu'a dû penser Arij Prins du fait que Huysmans avait entrepris ce voyage sans même l'en avertir, alors que celui-ci l'avait probablement projeté depuis longtemps déjà. Ce qui est assez caractéristique de ce qu' étaient alors leurs rapports, c'est que Huysmans est allé s'informer auprès du curé de l'église de la Visitation à Schiedam, Frans Poelhekke (1846-1902), qui lui offrit aussi l'hospitalité. La seule contribution de Prins au livre qui fut publié par la suite se limiterait au contrôle de l'impression de l'édition de luxe qui devait sortir de presse en Allemagne.
A la fin de l'hagiographie de sainte Lydwine, Huysmans évoque Frans Poelhekke dans les termes suivants: ‘(...) comment ne pas me rappeler aussi le cordial et délicat accueil de son pieux et savant curé, M. l'abbé Poelhekke, qui célébra, un matin, pour nous, la messe à son autel sur lequel il avait voulu exposer, comme en un jour de fête, la châsse des reliques’. Dans ses notes de voyage, il écrit: ‘Vu le curé de la Visitation - Poelhekke - se prononce Poulèque - Je pense à mon oncle Constant - grand, yeux bleus en boule, proéminents, tient une longue pipe’.
Après sa visite à Schiedam, Huysmans a correspondu avec le curé Poelhekke pendant les années qui se sont écoulées entre la recherche de la documentation et la publication de Sainte Lydwine de | |
[pagina 61]
| |
Schiedam (1901). Dix lettres de Huysmans ont été conservéesGa naar eind(4). Il ne nous reste plus que quelques projets de lettres de Poelhekke, probablement parce que comme dans la plupart des autres cas, Huysmans a fait détruire toute sa correspondance peu avant sa mort. Ces lettres concernent généralement des demandes d'information relatives au culte de sainte Lydwine, sur lequel le livre comporte plusieurs annexes, ainsi qu'à des livres qui s'y rapportent et que son correspondant fait parvenir à Huysmans. Il est assez curieux que l'on y décèle certains aspects de Huysmans qui étaient déjà sensibles dans les dernières lettres qu'il avait adressées à Arij Prins. Il y a, par exemple, son antisémitisme, qui se trouve à l'origine de son refus d'écrire un article sur ses expériences aux Pays-Bas pour le journal Nieuwe Rotterdamsche courant. Prétextant le manque de temps, il n'en ajoute pas moins: ‘C'est, si je ne me trompe, un journal juif’. Par ailleurs, les arguments qu'il invoque pour refuser une traduction néerlandaise de son hagiographie trahissent en lui le catholique rigoureux. Initialement, il ne manifeste pas le moindre intérêt parce qu'il présume que le traducteur éventuel est un protestant: ‘Ce serait vraiment le comble de la disgrâce’. Plus tard, il veut que ce soit un théologien qui traduise son livre. ‘Le fait est que le volume ne sera pas de traduction facile ou alors il faudrait un théologien, car il va sur les frontières de la haute mystique aussi loin que possible. Il est sans danger pour moi, puisque chaque mot a été pesé et que je l'ai fait contrôler par les professeurs de théologie d'ici, afin d'être certain d'être orthodoxe, mais il suffirait à certains endroits J.-K. Huysmans en 1902.
d'un mot changé pour attirer des ennuis.’
Quoi qu'il en soit, le curé Poelhekke nourrissait une très grande sympathie pour Huysmans. Lors de sa mort, en 1902, il léguait à celui-ci une relique de sainte Lydwine, comme nous l'apprend l'une des deux lettres que l'écrivain adressa au frère du défunt, M.A.P.C. Poelhekke.
J'ai commencé le présent article par l'image qu'avait Jean des Esseintes des Pays-Bas. La citation suivante, extraite de Sainte Lydwine de Schiedam, prouvera à quel point Huysmans avait changé de mentalité: ‘cette Hollande qui est surtout un incontestable repaire d'hérétiques (...) a été pourtant une terre sanctifiée, une pépinière dans laquelle la culture monastique fut intense! Dans ce pays (...), malgré les persécutions qui s'y révèlent terribles, le culte catholique s'est quand même maintenu; il a beau être noyé dans la masse de cette religion réformée suivant la confession de Calvin, il s'étend’. S'agit-il, en l'occurrence, d'une réponse à une lettre | |
[pagina 62]
| |
anonyme que Huysmans reçut d'un lecteur néerlandais à l'occasion de sa visite aux Pays-Bas en vue de ses recherches de documentation, visite qu'avaient annoncée les journaux? Ce correspondant anonyme, dont la lettre faisait partie de l'héritage du curé Poelhekke, attirait l'attention de l'écrivain catholique sur le fait qu'il partait pour un pays protestant, et lui conseillait d'approfondir la vie du héros de l'indépendance néerlandaise, le prince Guillaume le Taciturne, et de faire un pélerinage au tombeau de celui-ci dans la ville de Delft. Nous pouvons admettre en toute certitude que Joris-Karl Huysmans n'aura certainement pas suivi ce conseil. Nous attirons encore l'attention sur une publication du journaliste flamand Herman Bossier: Geschiedenis van een romanfiguur. De ‘Chanoine Docre’ uit Là-Bas van J.-K. Huysmans (1942; édition revue en 1965), qui a aussi paru en version française: Un personnage de roman: le chanoine Docre de Là-Bas de J.-K. Huysmans, Bruxelles-Paris, Les Ecrits (Essais), 1943. Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
|