Septentrion. Jaargang 5
(1976)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
[pagina 70]
| |
Maurice Gilliams né à Anvers le 20 juillet 1900.
| |
[pagina 71]
| |
maurice gilliams, poète et autobiographeeugène van itterbeekNé à Kessel-Lo en 1934. Docteur en droit (à l'Université de Louvain) et Docteur ès lettres (à l'Université de l'Etat de Leyde). ‘Assis devant une feuille de papier, douloureusement seul et dénué, je cherche à saisir avec la plume le rêve, l'essence de ma personne.’ La forme joue un rôle éminent dans l'oeuvre de Maurice Gilliams. Il ne s'agit nullement d'opposer forme et contenu: ce serait tomber dans le piège des distinctions purement scolaires, qui n'ont rien à voir avec l'essence même du véritable travail poétique. Ce travail, Gilliams l'entend dans le sens de Paul Valéry: ‘l'inspiration c'est mon travail’Ga naar eind(1). Ailleurs il l'appelle: ‘une impitoyable et torturante discipline’. Aux grands poètes flamands Guido Gezelle et Karel Van de Woestijne il reproche même leur facilité ou virtuosité verbale: ‘ils n'ont pas réussi’, écrit il, ‘à pousser ce mot-ci et puis, laborieusement, le mot suivant, vers l'extérieur comme un noyau substantiel et unique, comme une matière propre’Ga naar eind(2). Dans ce sens la poésie est le résultat d'une opération tout intérieure, elle procède d'une lente maturation psychique, elle naît dans l'isolement, elle est le fruit d'une longue attente. Dans ces idées nous retrouvons l'écho des conceptions de Rainer Maria Rilke sur la poésie, là où il fait dire à Malte Laurids Brigge que les vers ne sont pas de simples sentiments, mais bien des ‘expériences’. Le poème est une matière consistante. Il a le caractère d'un objet, durement travaillé, qui accède à un monde spirituel ou même immatériel où le poète ne règne plus en maître souverain: le poème obtient une individualité propre, il mène, si l'on peut dire, une vie autonome, il a la propriété d'un fait, d'un noyau, d'une pierre, ‘à l'intérieur de laquelle le poète s'enferme et où il parvient à assurer une durée infinie’. Le mot du poète peut être comparé à ‘la substance froide, pierreuse, muette du coeur d'un caillou en apparence | |
[pagina 72]
| |
[pagina 73]
| |
inanimé’. Cette image fait songer à un espace souterrain, à une caverne située sous la carapace dure du langage. Elle évoque l'idée de la mort, partout présente dans la poésie de Gilliams. Sous l'écorce même du poème et des choses vit la matière refroidie de l'expérience. Ainsi le mot du poète a une existence propre, ‘peu importe si on pousse du pied le caillou dans un précipice où il ne peut plus jamais être atteint’Ga naar eind(3). Ce caractère unique et universel, le poème ne le doit qu'à l'expérience unique et individuelle du poète, que nul autre poète dans le monde ne peut partager. De là la nature hermétique de la poésie, telle que Maurice Gilliams la conçoit: ‘Un poème est toujours hermétique, sinon ce ne sont que des rimes’Ga naar eind(4).
L'oeuvre de Gilliams témoigne d'une très haute concentration intellectuelle, chaque texte est l'aboutissement d'une patiente démarche de l'esprit. Sa poésie, surtout celle des années '36 à '58, se détache sur un arrière-fond de réflexions qui ont toutes pour objet la genèse du ‘moi’ artistique. C'est la part autobiographique de l'oeuvre du poète, qui peut être répartie en plusieurs genres littéraires, dont chacun a sa propre fonction dans l'élaboration de sa poétique. Sa principale oeuvre en prose, c'est un roman à caractère autobiographique, Elias of het gevecht met de nachtegalen (Elias ou le combat contre les rossignols, 1930-1935)Ga naar eind(5). Le récit est écrit à la première personne, il se situe dans un ‘château’, pas loin d'Anvers. Elias, un garçon de douze ans, en est le personnage principal. L'autre figugure importante, son neveu, c'est Aloysius, âgé de seize ans. A l'opposé d'Elias, celui-ci aime l'action et l'aventure. C'est lui qui dévoile à Elias le monde. En réalité Elias n'existe qu'en fonction de son neveu. Cela vaut d'ailleurs pour tous les personnages du roman. Tous ils permettent à Elias d'explorer le monde autour de lui ainsi que son propre moiGa naar eind(6). A première vue Aloysius appartient à la même famille qu'Augustin Meaulnes, le personnage principal du roman d'Alain-Fournier, mais il n'est pas possédé par la même hantise poétique, que l'auteur flamand a voulu réserver au jeune Elias, son ‘alter ego’. L'âme à analyser, ce n'est pas celle d'Aloysius, mais bien celle d'Elias. Dans Le grand Meaulnes, qui est également écrit à la première personne, l'auteur s'est surtout projeté dans Meaulnes, le ‘je’ ne renvoie pas à l'auteur, il joue simplement le rôle du narrateur, il n'est que l'angle sous lequel l'aventure du personnage principal est envisagée. Par ce procédé romanesque l'auteur a cherché à faire entrer le lecteur directement en contact avec Meaulnes et à le faire pénétrer plus facilement dans le monde poétique que l'auteur a l'intention de lui dévoiler.
Les deux romanciers ont tenté de rapprocher la poésie et le roman ou, pour reprendre un mot d'Alain-Fournier luimême, ils ont voulu ‘être romancier, et être surtout poète’Ga naar eind(7). Ils se sont forgé tous les deux une prose poétique et narrative qui se prêtait bien à leurs sensations poétiques. Le roman réaliste ou naturaliste n'était pas approprié à leur besoin d'expression. Ils avaient une expérience unique et hautement individuelle du monde, qui s'opposait à la façon objectivante de la narration réaliste. Il s'agissait de ‘fonder le roman sur ńe expérience intime’Ga naar eind(8). Toutefois, la voie choi- | |
[pagina 74]
| |
sie par Gilliams n'est pas tout à fait celle d'Alain-Fournier: Elias est mû par une douleur fondamentale, dont il cherche les sourcesGa naar eind(9). En se mettant dans la peau du ‘je’, Gilliams a tenté de rapprocher plus étroitement son roman de ses propres préoccupations poétiques. Chez les deux romanciers les personnages s'évadent de la réalité quotidienne, mais dans l'oeuvre de Gilliams cette évasion s'accompagne de profonds remous intérieurs. Elias est à la recherche de son identité, il doute de la réalité qui l'entoure, il se penche constamment sur lui-même, il découvre en lui et au dehors un monde inquiétant qu'il projette sous une forme métamorphosée dans les choses et les hommes. Il ne parvient plus à dissocier l'imaginaire et le réel, ce qui crée à certains moments un fossé entre lui et Aloysius. Il ne cesse d'être hanté par le monde qu'Aloysius lui dévoile, il en est également fort troublé. Il finit par choyer ses propres troubles et à identifier le réel et l'imaginaire. Ainsi il se crée un univers à lui, un monde magique, où il se sent seul mais où il peut aller à la poursuite d'expériences inconnues. Il ressemble à tante Henriette qui est en proie aux mêmes obsessions. Ce qui compte, ce n'est pas tellement l'inconnu en soi, mais plutôt la quête perpétuelle. Gilliams diffère en cela complètement d'Alain-Fournier. Pour celui-ci la poésie se confondait avec le but du voyage, avec la ‘nouveauté’ à faire voir. Gilliams compare ses expériences à de petits bateaux de papier qu'Elias et Aloysius s'amusent à lâcher sur un petit ruisseau: un à un les bateaux s'en vont derrière le virage vers un destin inconnu: ‘Un à un les bateaux ont disparu. Nul ne les entend glisser sur l'eau; ils atteignent, toujours plus loin, un but inexprimable et meilleur; nul n'a besoin de les découvrir, car le sens de leur merveilleuse destination consiste dans leur course errante’Ga naar eind(10).
La intention profonde de Gilliams, c'est d'analyser par la voie romanesque la psychologie dramatique de la démarche poétique telle qu'il l'éprouve dans sa propre vie. Voici un passage caractéristique dans lequel l'auteur suggère et analyse à la fois la transmutation du réel quotidien; il décrit la pièce de séjour où Elias espère trouver tante Henriette: ‘L'aventure, qui consiste à franchir une frontière inexplorée, que j'ai tant de fois recherchée avec Aloysius, est également possible dans cette chambre. Ainsi, certaine chose, quelque moi profond, dont je ne suis pas encore suffissamment conscient, peut se dévoiler. Personne ne peut m'aider à le trouver, sauf l'énergie de ma conscience; ce je ne sais quoi vit et mourra totalement en moi seul. Je le nourris nuit et jour de mes rêves imaginaires et de ma réalité personnelle. C'est la leçon que me donnent, ce soir, les murs inanimés. Rien ne meurt en eux, derrière leur impassibilité apparente. On peut les meurtrir à coups de marteau, les percer de clous, les tapisser arbitrairement de papier peint, y faire gicler de l'encre par dégoût enfantin: ils continuent à résister, même lorsqu'on les abat un à un. En lettres microscopiques, je griffonne dans un recoin de la cheminée le nom souverain de Lucifer. Je ne puis pas expliquer ce que j'entends par là, cela n'a d'ailleurs aucune importance. Ainsi apaisé, je m'en vais dormir. Je me livre de plein gré au péché, afin d'endormir les monstres de mon imagination’Ga naar eind(11).
Par son caractère autobiographique le | |
[pagina 75]
| |
roman de Gilliams s'apparente beaucoup plus aux Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rilke. Dans ce livre le ‘je’ se livre également à d'incessantes introspections et s'interroge sur l'expérience poétique. Toutefois, chez Rilke, le ‘je’ est un adulte. On pourrait arguer que l'enfant de Gilliams se double lui aussi d'un adulte, c'est-à-dire d'un personnage qui prend conscience de son état. Ce personnage n'est personne d'autre que l'auteur luimême. Le thème de l'enfance, Gilliams l'a sans doute emprunté à Alain-Fournier. C'est précisément par le regard de l'enfant que l'auteur du Grand Meaulnes est parvenu à faire entrevoir le ‘Paradis’ tant recherché.
Par ces allusions à Rilke et à Alain-Fournier, il n'entre nullement dans nos intentions de diminuer en quoi que ce soit les mérites ou l'originalité littéraires de Maurice Gilliams. Au contraire, nous voulons montrer que la prose romanesque et poétique de l'écrivain flamand fait partie intégrante de sa poésie. Le critique hollandais Pierre H. Dubois écrit à juste titre: ‘Dans Elias il ne s'agit pas de l'art d'écrire des vers, mais bien de la “psychographie” de la création poétique, de la fermentation sans les vers, bref de la conduite poétique’Ga naar eind(12).
Quelle force mystérieuse a poussé Gilliams à approfondir et à révéler son obscure psyché de poète? Sans doute la soif de se connaître et le besoin moral de se maintenir dans un milieu familial et social - celui d'une certaine bourgeoisie finissante d'Anvers - qu'il éprouvait comme une gêne et même comme une menaceGa naar eind(13). D'autre part, est-ce une certaine pudeur qui l'a retenu à confier ses secrets à un véritable journal intime et qui lui a fait choisir le roman? Si cette hypothèse pouvait être vérifiée, il apparaîtrait plus encore que, au départ, les intentions littéraires de Gilliams et d'Alain-Fournier ont été tout à fait différentes. La pudeur de Gilliams s'explique aussi par sa position sociale et culturelle. Voici ce que l'auteur lui-même écrit à ce sujet dans Elias: ‘J'éprouve une soif de connaissance maladive envers les secrets des hommes, des animaux et des choses, et mon imagination leur assigne un sens exagéré, que j'ai presque toujours honte à avouer’Ga naar eind(14). Voici encore un autre témoignage, relevé dans Gregoria, où l'auteur évoque, non sans amertume, le cercle cloisonné de son enfance qui a dû peser sur les orientations artistiques du jeune écrivain: ‘Dans mon petit coin j'étais en train de m'ennuyer; on ne me donnait rien d'autre à faire que de m'occuper de moi-même; je ne pouvais pas m'occuper d'autre chose. Tout ce qu'on attendait de moi, c'est que je me tienne bien sage sur ma chaise, comme un enfant docile. A un moment donné je devais me retenir pour que la coulée de refus et de spleen ne sortît pas de mon âme comme une écume bouillonnante’Ga naar eind(15). Le fond de tristesse qui remplit l'âme du poète, demande à être exprimé parce qu'ainsi il est possible d'en prendre pleinement conscience. La douleur donne un estimable prix aux choses. C'est par la douleur, par la conscience de notre condition humaine que les aventures et expériences de jeunesse méritent d'être retenues et couchées sur une feuille de papierGa naar eind(16). La douleur confère aux souvenirs d'enfance une gravité humaine, elle leur donne un caractère unique. C'est là que nous touchons le fond du processus poétique, c'est là que se situe le moment ca- | |
[pagina 76]
| |
pital où les choses de la vie pénètrent dans la conscience poétique, qu'elles se coagulent avec les rêves cachés, qu'elles s'y figent et deviennent parole. Le roman en constitue, à notre avis, une étape intermédiaire, mais nécessaire chez Gilliams, il donne une image de la substance poétique avant qu'elle ne soit tout à fait refroidie ou pétrifiée. La pierre, c'est le poème, c'est l'existence redevenue énigme.
Elias a été écrit dans un stade narratif de l'oeuvre de Gilliams. C'est la raison pour laquelle nous préférons ne pas trop insister, malgré le recours à la technique du ‘je’, sur le caractère autobiographique du roman. Nous convenons que cet aspect autobiographique nuit en quelque sorte au caractère proprement romanesque du livre. Enfin l'auteur lui-même l'a voulu comme un récit, il a veillé à sauvegarder le caractère fictif global de son livre en supprimant même dans l'édition définitive l'introduction et la deuxième partie qui était nettement autobiographique. Le lecteur d'aujourd'hui n'est même plus en mesure de se procurer l'édition originale. Il lit le livre comme un roman. Par conséquent, le ‘pacte autobiographique’ initial entre le romancier et le lecteur a été résiliéGa naar eind(17). C'est dans d'autres parties de son oeuvre que Maurice Gilliams s'est exprimé sous la forme d'écrits nettement autobiographiques, tels que son Journaal van de Dichter (Journal du Poète), dont il a publié de larges extraits sous le titre De man voor het venster (L'homme assis à la fenêtre). Les fragments sont groupés par année et recouvrent la période de 1932 à 1940.
Enfin, il nous reste à parler de l'important récit autobiographique, Winter te Antwerpen (L'Hiver à Anvers, 1946-1952), que le poète lui-même a rattaché, plus particulièrement dans la partie VI, à Elias. Par la forme narrative, cette prose est très accessible, elle se lit comme une chronique familiale. Il est bien curieux que le journal du poète présente un caractère beaucoup moins autobiographique que le récit Winter te Antwerpen. Dans son journal le poète se livre à des réflexions très précises sur son travail poétique. Ces textes se rapprochent plutôt de l'essai. Par leur manière ils font songer aux ‘fragments’ ou ‘pensées’ sur la poésie de Paul Valéry. Ils contiennent même de véritables ébauches d'études, par exemple sur le romantisme dans la littérature flamande ainsi que sur le peintre anversois Henri De Braekeleer, qui annonce l'essai de 1941, Inleiding tot de idee van Hendrik De Braekeleer (Introduction à une idée de Henri De Braekeleer). Il est même difficile de séparer l'oeuvre critique de Maurice Gilliams de son journal, ce qui souligne d'autre part la méthode toute personnelle de l'auteur en tant que critique littéraire. Le principal recueil d'essais de Gilliams, De kunst van de fuga (L'Art de la fugue, 1953), porte même en épigraphe une citation significative de Paul Valéry: ‘En vérité, il n'est pas de théorie qui ne soit un fragment, soigneusement préparé, de quelque autobiographie’. Si nous considérons l'évolution poétique de l'auteur, les essais se situent au stade final, c'est-à-dire dans la période où la lave poétique est en train de se solidifier et prend de plus en plus une nature de pierre. Cependant, l'introspection ne s'est pas arrêtée, elle s'exerce désormais à éclairer et à faire étinceler la matière poétique proprement dite. Elle s'accompagne de même | |
[pagina 77]
| |
d'une exigente évaluation de la poésie flamande moderne.
Dans Winter te Antwerpen certains épisodes de la vie du poète remontent, par des espèces de brèches lumineuses, à la surface de sa conscience. Avec plus d'acuité encore que dans Elias, l'auteur se rend compte de la difficulté d'ajuster le mot à chaque sensation vécue. L'auteur vient de passer les mois d'hiver à l'hôpital. Au sortir des moments d'anasthésie le poète cherche à communiquer à son entourage les étranges états d'âme qu'il vient de connaître, mais il ne parvient pas à se faire comprendre. S'il désire fixer sous la forme d'images ou d'autres expressions adéquates telle ou telle sensation de douleur, le poète est soupçonné de faire servir ses expériences à ses futurs écrits. C'est ce qui l'incita, écrit Gilliams, à ‘me plonger dans le mystère par lequel l'artiste s'ennoblit, dans la passion qui le porte à maîtriser l'expression irremplaçable exacte d'une sensation irremplaçable et exacte’Ga naar eind(18). Le mot et la sensation naissent en même temps, ils ne peuvent être dissociés, puisqu'ils sont enracinés dans la même réalité psychique.
Winter te Antwerpen, ainsi que le fragment Gregoria de 1938 que l'auteur publia seulement en 1974, fournissent aux lecteurs de la poésie de Gilliams tout le décor social, culturel et socio-pédagogique où le poète a grandi. Dans ce texte il y a une identification parfaite entre le ‘je’, le narrateur et le personnage principal. C'est une technique proustienne, à cette remarque près que Proust, par le recours au présent, réduit pour ainsi dire au néant la succession du temps: le temps de l'enfance et celui de la narration sont les mêmes. Chez Gilliams la partie narrative ou historique est écrite au passé, ce qui donne au récit le caractère d'une chronique. La qualité poétique de cette prose provient en majeure partie de la composition musicale. Gilliams a également appliqué cette technique (celle de la sonate) à Elias. Du moment que l'auteur lui-même entre en lice, non plus seulement en tant que témoin du passé mais bien comme agent douloureux de sa propre histoire, il interrompt le récit et passe au présent. L'autobiographe (ou le ‘psychographe’) prend alors la relève du chroniqueur ou du narrateur, comme dans le passage suivant: ‘Encore trop jeune et de façon trop exclusive, je fréquentais des personnes trop âgées. J'ai intégré leur passé pour une large part dans ma propre réalité. Je ne puis plus le séparer de mon vrai passé; il me semble me rappeler des choses plus anciennes que mon âge l'eût permis. Et parce que j'avais appris, durant l'enfance à aimer tant de choses perdues, mon sort a été lié à une sorte d'usure choyée et exaltée, en laquelle mes parents enveloppaient leur rang déchu’Ga naar eind(19). Au présent, c'est l'analyste et l'essayiste qui se manifestent. Le présent, c'est le temps de la lucidité pathétique, qui s'avance jusqu'au bord du précipice. Par le fait que tout écrit narratif de Gilliams trouve son origine dans une prise de conscience de son être et de son milieu, il contient des moments d'arrêt du flux narratif ou lyrique. Ainsi l'on peut dire que, dans les variations rythmiques de sa syntaxe, la technique littéraire de Gilliams est commandée par les exigences psychiques de l'expression. Sur beaucoup de points cette prose est un tissu quasi inextricable d'éléments narratifs, critiques, analytiques et lyriques. Par ce type d'écriture | |
[pagina 78]
| |
Gilliams s'est engagé à élucider son existence ou, comme il le dit lui-même, à ‘effiler quelque chose dans mon propre être et à pénétrer en lui’Ga naar eind(20). Ailleurs il appelle son style ‘le graphisme de la conscience’ (de schriftuur van het geweten).
Le caractère hermétique de la poésie de Maurice Gilliams - je parle surtout de celle d'après 1936 - est lié à la syntaxe fort serrée qui constitue l'armature de ses poèmes. Il s'agit d'une syntaxe de brèves affirmations et d'élémentaires dénotations. La rigueur de la carapace des vers provient aussi du climat moral de cette poésie où toute tendance à enjoliver l'existence est sévèrement bannie. En plus, le poète ne fait aucune concession à la force des mots: il les veut dans toute leur véridicité. Ils sont comparables à des lances par lesquelles le poète affronte le mur épais de l'existence. Il éprouve la vie comme une dure paroi, cachant à peine une profonde douleur, celle de la mort omniprésente à laquelle le jeune Gilliams a été rendu sensible dans les décors vétustes du milieu de son enfance.
Dans une interview Gilliams a caractérisé la poésie ‘comme une misère cancéreuse’Ga naar eind(21). A un autre endroit il la décrit comme une ‘immersion dans l'intimité la plus douloureuse de mon être’Ga naar eind(22). Le critique Paul de Vree l'a appelée à son tour ‘un douloureux contenu enserré dans une forme parfaite’Ga naar eind(23). Chaque poème est arraché à l'expérience d'une peine fondamentale et universelle, qui prend la forme d'une implacable vérité logique. Toute prière est rendue inutile, absurde même. Les poèmes, ce sont pour ainsi dire les ‘grains noirs du rosaire’ du poème Mourir à Anvers, que le poète a fait disparaître dans les eaux. Ils se déposent sur le fond de la conscience, ils sont l'aveu d'une tragique impuissance métaphysique. Le poète se contente alors ‘de s'interroger courageusement et honnêtement sur lui-même’. ‘Toute la vie’, poursuit-il, ‘n'a qu'un but supportable et raisonnable: celui d'obtenir une réponse à “l'auto-interrogation”. Par là le Poète s'élève d'une manière tragico-héroïque au-dessus de la foule, qui n'a pas à se tracasser de ses privations et de ses soucis, - même s'il écrit la confidence la plus déchirante’Ga naar eind(24).
La poésie de Gilliams dépasse infiniment en rigueur et en franchise les analyses autobiographiques, ainsi que les chroniques familiales, si nécessaires à la compréhension de son oeuvre. Elle échappe à la raison analytique, elle résiste à toute réfutation, elle est là dans sa matérialité de texte clos telle une formule mathématique. Elle est l'expérience devenue forme. |
|