Septentrion. Jaargang 4
(1975)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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le cléricalisme et l'anticléricalisme en belgiqueels witteNée le 30 septembre 1941 à Borgerhout. Agrégée de l'enseignement secondaire de l'Ecole normale d'Etat de Laeken. Licenciée en histoire en 1966 et docteur en histoire en 1970 à l'Université d'Etat de Gand. | |
La dimension historique du conflit le plus ancien de la Belgique: le cléricalisme et l'anticléricalismeIl est indéniable que la politique belge des quinze dernières années se caractérise par une modification importante: le conflit le plus ancien, à savoir la question du cléricalisme et de l'anticléricalisme a cessé de prédominer comme il l'avait fait jusque-là. Il en est résulté que l'attention a pu se porter davantage sur des oppositions de date plus récente, notamment sur le plan social et économique, et en ce qui concerne les ‘relations communautaires’ entre la Flandre et la Wallonie.
Cela implique-t-il que la plus ancienne des matières à conflit soit supprimée? Absolument pas, mais la lutte semble avoir abouti à un modus vivendi fondé sur un certain équilibre des forces, ce qui a contribué à arrondir quelque peu les angles dans cette controverse. Mais l'opposition n'est pas supprimée pour autant. Elle persiste, sous-jacente, et resurgit sporadiquement pour éclipser momentanément les autres conflits. Il ne pourrait en être autrement d'un conflit si profondément ancré dans la vie politique belge et qui, dans le passé, a fait une brèche si profonde au sein de la communauté belge. En fin de compte, cet antagonisme a divisé la société belge en deux grands camps qui, à l'heure actuelle, la dominent toujours. Autour de l'axe de la religion catholique a été créé un réseau d'organisations qui s'efforcent d'encadrer l'individu croyant dans tous ses comportements, et dont l'Eglise belge constitue le centre. Outre des organisations de caractère confessionnel dans les secteurs social et culturel, on a encore groupé les associations professionnelles dans le même contexte idéologique, tandis qu'un parti chrétien réunissait toutes ces forces politiques. | |
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De l'autre côté de la barrière, des tentatives analogues furent faites afin d'unir tous ceux qui s'opposaient à une société dominée par la religion catholique, et qui prônaient le libre examen. Trois partis appuyés par leurs syndicats - le parti libéral, le parti socialiste et le parti communiste - représentent cette conception au sein du Parlement. Sur leurs bancs se trouvent notamment les grands défenseurs de l'école publique.
Si l'on veut comprendre la situation caractéristique de la Belgique, il faut replacer la question dans son contexte historique. Le point de départ auquel on doit tout ramener se situe au dix-neuvième siècle, et il est lié aux objectifs que l'Eglise catholique belge s'était fixés. Quels sont les postulats de cette religion? Etant donné son caractère prosélytique, elle veut construire une société dont le catholicisme - que ses adeptes considèrent comme l'unique conception philosophique valable et vraie - constitue la seule norme. Ce point de départ implique qu'il est difficile pour un catholique de juger avec sérénité une conception philosophique non catholique. Une société laïcisée, soustraite à l'influence de la religion, est dès lors inacceptable, du fait qu'elle peut entraîner la décatholicisation. Il en résulte encore que la religion veut pénétrer la vie publique de sa conception de la vie, de manière à pouvoir monopoliser le droit et la morale. L'Eglise étant l'autorité suprême qui définit la doctrine catholique, et à qui le croyant doit obéissance, une société ne peut avoir de valeur aux yeux d'un catholique que s'il existe une conformité de vues totale entre l'autorité publique et l'Eglise, en d'autres termes, si l'Eglise constitue elle-même l'autorité. On ne doit évidemment pas fermer les yeux sur le phénomène de contestation dont ces principes firent l'objet de la part de certains croyants, ces dernières années. Cela ne change absolument rien au fait qu'il s'agit là de postulats qui ont déterminé la ligne de conduite des catholiques; en tout cas pour ce qui est du dix-neuvième siècle. Ce que nous venons de dire concerne l'objectif visé, la thèse. La réalisation de cet objectif, qui suppose une interaction avec la société, est tout autre chose. La société étant sujette à des changements, cette interdépendance à son tour doit nécessairement subir des modifications. Une population agraire, par exemple, réagit autrement qu'une société industrialisée. Même l'Eglise ne peut pas négliger cet aspect de la question et devra en tenir compte pour ce qui est de la façon de réaliser ses objectifs. C'est précisément dans les multiples façons dont l'Eglise belge s'est efforcée de s'adapter au cours des deux derniers siècles, et qui, chacune à son tour, n'ont pas manqué de laisser des traces, que nous devons chercher l'origine de la situation actuelle dans le camp catholique. Comme ce fut le cas ailleurs en Europe, l'Eglise belge constituait l'un des piliers sur lesquels reposait l'Ancien Régime. Possédant de vastes domaines fonciers, elle s'était alliée aux pouvoirs dirigeants, c'est-à-dire à la noblesse et au souverain. Le souverain faisait en sorte que l'Eglise acquît l'influence sociale qu'elle sollicitait. Sous le règne de l'impératrice Marie-Thérèse (1740-1780), par exemple, l'Eglise bénéficiait encore d'un statut nettement privilégié. Cette situation s'est profondément modifiée avec l'ascension de la bourgeoisie commerçante, industrielle et intellectuelle, qui voulait secouer le joug de cette alliance. Nous ne nous attarderons pas sur les attaques dirigées contre l'Eglise dans nos contrées, pendant la dernière décennie du dix-huitième siècle, attaques qui ont abouti aux régimes | |
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concordataires de Napoléon ler (1795-1815; Concordat de 1801) et de Guillaume ler (1815-1830; Concordat de 1827)Ga naar eind(1). Dans les secteurs les plus vitaux de la vie publique, où elle avait jusque là exercé une maîtrise absolue, l'Eglise devait dorénavant tolérer l'intervention et le contrôle de l'Etat. Dans son désir d'imposer une conception chrétienne de la vie à la société entière, elle devait faire face à une sérieuse limitation des pouvoirs qui avaient été les siens de tout temps. S'imposait donc la recherche de garanties suffisantes pour restaurer cette position de force à travers un autre régime politique. A une époque où des courants d'émancipation se manifestaient dans les classes moyennes de la société belge et s'exprimaient par la voie du libéralisme - qui entendait mettre fin à la domination du despote éclairé à l'aide d'un régime parlementaire fondé sur la responsabilité ministérielle -, les catholiques cherchaient à se rapprocher de cette catégorie d'opposants. Les libertés leur semblaient dorénavant le moyen qui devait leur permettre de devenir à leur tour les autocrates, mais cette fois en se suffisant à euxmêmes et sans plus dépendre d'un souverain bienveillant. Par la voie d'une majorité parlementaire que l'on pouvait constituer à l'aide de la liberté de l'enseignement et de la presse, des lois pourraient être votées qui aboutiraient à une société entièrement chrétienne. En 1830, ces catholiques se coalisèrent contre l'ennemi commun, Guillaume ler, avec ces libéraux modérés, le plus souvent encore pratiquants, pour qui la participation de leur classe au pouvoir constituait l'objectif principal et qui, de plus, sans aller cependant jusqu'à souhaiter la prépondérance cléricale, voyaient dans la réligion un élément de nature à préserver l'ordre. L'évolution politique de 1830 à 1847 montre que les espoirs des catholiques ne furent guère trompés. En échange de la reconnaissance de la liberté en matière de religion - concession qui ne comportait pas de risques dans un pays à prépondérance catholique -, l'Eglise obtint un statut protégé par la Constitution et qui ne pouvait aucunement la brimer dans son expansion. Une majorité catholique peuplait la Chambre des Représentants; il y en avait une autre, bien plus nombreuse encore, au Sénat. Tous les gouvernements étaient fortement marqués par l'influence catholique ou offraient des garanties suffisantes, grâce à la coalition de catholiques et de libéraux disposés à consentir à des compromis, sous la surveillance d'un souverain qui faisait coïncider les intérêts catholiques et conservateurs avec les siens. A cette époque commença également la catholicisation des institutions de l'Etat. Vers la moitié du siècle dernier, la constatation que l'épée du système parlementaire fondé sur les libertés modernes tranchait des deux côtés - l'anticléricalisme avait nettement progressé entre-temps - sema la discorde dans les rangs catholiques. Tirant la conclusion logique de la situation nouvelle, les ultramontains aspirèrent désormais à la suppression du régime constitutionnel et à la restauration d'un Etat théocratique dirigé par un souverain catholique. A côté de ces ultramontains turbulents, la majorité des catholiques restèrent cependant favorables au maintien du régime et, dès lors, à la défense des intérêts catholiques par la voie de la Constitution, du jeu parlementaire et de la création d'un parti confessionnel. Dans les milieux catholiques, la bourgeoisie acquise à l'idée de l'indépendance économique et politique s'était entre-temps développée au point de constituer une force redoutable, et avait mis fin à la position prédominante des grands propriétaires terriens. Son désir d'indépendance se manifestait également à | |
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l'égard de l'autorité de l'Eglise: elle estimait que c'était à elle qu'il revenait de réaliser l'idéal de l'Etat catholique.
Finalement, l'Eglise ultramontaine se rendait compte que la lutte contre cette classe économiquement et politiquement puissante était sans issue. En Belgique égalementGa naar eind(2), le catholicisme politique devint un mouvement bourgeois vers la fin du dix-neuvième siècle. A la même époque, l'Eglise se voyait confrontée à une nouvelle modification de la société, à savoir l'évolution qui se manifestait dans la classe ouvrière. Et cette fois, il devait lui être encore plus difficile de s'adapter. Ne s'était-elle pas toujours rangée, en effet, du côté de l'ordre conservateur? Le drame du DaensismeGa naar eind(3) prouve à quel point la bourgeoisie catholique détenait le pouvoir avant la première guerre mondiale. Le succès du mouvement ouvrier, et principalement le fait qu'il échappait à l'emprise catholique, obligèrent l'Eglise et le catholicisme politique à accorder à la classe ouvrière une place dans leurs rangs. Ensemble, ils réussirent, d'ailleurs, à attirer une partie importante du prolétariat. Pour la Wallonie industrialisée assez tôt, leur adaptation venait un peu trop tard. En revanche, parallèlement à l'industrialisation, la Flandre vit se développer un mouvement ouvrier particulièrement puissant, sur lequel l'Eglise peut compter lorsqu'il s'agit de défendre les intérêts religieux.
Une situation identique fut créée dans le secteur agraire. Les cultivateurs belges, que les grands propriétaires terriens avaient beaucoup exploités au siècle dernier, étaient trop attachés à la propriété pour se sentir attirés par le socialisme collectiviste. Les efforts de l'Eglise tendant à maintenir son influence sur cette classe de la population furent couronnés d'un succès considérable vers 1900. De nos jours, le BoerenbondGa naar eind(4) constitue toujours une force particulièrement importante dans le bloc catholique.
Ces différentes couches de la population, que rejoignirent encore les classes moyennes, furent réunies dans un parti confessionnel unique. Dans l'entre-deux-guerres, il s'agissait d'un parti de classes à prédominance bourgeoise. Le Parti social chrétienGa naar eind(5), qui fut créé au lendemain de la seconde guerre mondiale, s'appuyait sur les mêmes bases sociales. La foi, la tradition et l'autorité cléricale lient les membres du camp catholique. Il faut signaler, toutefois, que ces dernières années, on a endigué l'influence de l'autorité cléricale. Si les évêques avaient toujours réussi jusque-là à avoir le dernier mot dans les affaires politiques, en 1966, la population catholique en Flandre s'est révoltée pour la première fois, ouvertement et avec succès, contre la décision des évêques qui avait pour objet de maintenir la section française de l'Université catholique dans la ville flamande de LouvainGa naar eind(6).
Nous avons déjà brièvement signalé les revendications autour desquelles se réunissaient les anticléricaux. A la fin du dix-huitième siècle, la bourgeoisie s'est opposée au rôle prédominant de l'Eglise dans la société. Elle ne supportait plus sa tutelle dans les domaines qui n'avaient pas de rapport direct avec la religion. En d'autres termes, elle souhaitait laïciser la société. Cela n'impliquait pas encore que l'ensemble des anticléricaux se tournât contre le dogmatisme de la religion catholique. Leur nombre était encore minime, à cette époque où les athées ne constituaient encore qu'une infime minorité. Comme nous l'avons déjà fait observer, aussi bien Napoléon ler que Guillaume ler avaient dans une large mesure satisfait aux revendications de ce groupe. Les fervents partisans de la Révolution belge de 1830, nous ne de- | |
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vons pas les chercher dans les rangs de la haute bourgeoisie anticléricale, que Guillaume ler avait également stimulée dans ses activités économiques. Il est dès lors compréhensible qu'en 1830, la plupart de ces bourgeois aient été des défenseurs de la maison d'Orange. Lorsque la Belgique fut indépendante, ils rejoignirent les rangs des autres bourgeois anticléricaux qui commencèrent à s'opposer à l'alliance conservatrice entre l'Eglise, le souverain et la noblesse. Les révolutionnaires écartés, que décevait beaucoup l'attitude antidémocratique du nouveau gouvernement, les rejoignirent également. Ils firent front et entreprirent une action commune en se fondant sur un programme de revendications anticléricales qui, vers la fin des années trente du siècle dernier, aboutit à une résistance organisée et électorale. Si cela se fit dans un délai relativement court et de façon particulièrement efficace, ce fut grâce à l'intervention de la franc-maçonnerie. Cette organisation constituait un excellent sol nourricier pour l'anticléricalisme. Elle était pour celui-ci un appui considérable lors de la constitution d'organisations électorales locales. Grâce à ces organisations et à la presse, les forces anticléricales furent centralisées dans un parti national dès 1846. Jusqu'en 1847, en les freinant, l'influence des régions rurales catholiques les tint écartées du Parlement où, la même année, fut mis fin à une période dominée par les cléricaux. Dans les années cinquante, la percée des anticléricaux fut encore pour quelque temps contrecarrée par la politique de centre droit du souverain, mais la bourgeoisie libérale détint le pouvoir de 1857 à 1870, époque à laquelle furent prises des mesures de laïcisation dans divers secteurs de la vie publique. Que cette politique de sécularisation prît des formes aiguës, cela était dû principalement à la radicalisation qui avait eu lieu entretemps dans le camp anticlérical. D'une part, la combativité du côté ultramontain renforçait manifestement le réflexe anticlérical, et l'autoritarisme dogmatique de l'Eglise de l'époque stimulait la tendance à l'émancipation politique et religieuse des bourgeois libéraux, qui rejetaient toute autorité imposée de l'extérieur. D'autre part, les progrès de la science et les sciences nouvelles telles que le positivisme et le darwinisme se trouvaient à l'origine, simultanément, d'une tendance dont l'aboutissement était une croyance chrétienne adogmatique, et d'une extension de l'athéisme. Dans le camp anticlérical, cette dernière orientation l'emporta petit à petit, de façon qu'un groupe combatif se mit à créer des associations de libres penseurs, à lutter au Parlement en faveur de la séparation totale de l'Eglise et de l'Etat. Le ralliement au mouvement ouvrier, c'est essentiellement au sein de ce dernier groupe qu'il faut le chercher. Dès la fondation du parti, le libéralisme avait toujours connu un mouvement de gauche minoritaire. Au fur et à mesure que le mouvement ouvrier progressait, cette aile gauche se mit à défendre des positions plus radicales et prépara ainsi le terrain pour un rapprochement, dans la direction du socialisme. Voilà déjà un premier élément qui explique où le socialisme belge a puisé son anticléricalisme. Le second élément, c'est la vision matérialiste sur laquelle se fonde le marxisme. Le fait que l'Eglise et l'Etat se rangeaient ouvertement du côté de la classe dominante et soutenaient celle-ci dans l'oppression du prolétariat, rendait d'autant plus naturel le caractère anticlérical et antireligieux du mouvement ouvrier belge. L'anticléricalisme constitue dès lors l'unique point sur lequel se rencontrent encore le socialisme et le libéralisme. Le parti communiste, né en 1920 d'une | |
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scission au sein du même mouvement ouvrier, a évidemment rejoint le bloc anticlérical.
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Jusqu'ici, nous avons essayé de décrire les grandes lignes de force qui permettent d'éclaircir les origines de la situation. Nous n'avons guère parlé de l'interaction entre ces deux concentrations de pouvoir. L'étude de cette longue lutte, dans tous ses aspects, nous mènerait trop loin. Nous nous bornerons à en étudier un exemple concret, à savoir la question de l'enseignement, qui a constitué l'un des points de litige les plus marquants. La lutte scolaire illustre parfaitement le conflit, non seulement à cause de son ardeur, mais également en vertu de la portée du problème. Ne s'agit-il pas, en effet, de l'élément le plus vital dans le processus social, à savoir la formation des catégories de pensée et des lignes de comportement du futur citoyen? En 1958, les cléricaux et les anticléricaux ont élaboré un modus vivendi à ce sujet. Ces quinze dernières années, les tensions relatives au problème scolaire ont nettement diminué. Nous pouvons donc nous y attarder un peu plus longtemps. Quitte à être peu nuancés, nous devons nous en tenir aux grandes lignes. Pour comprendre la politique de l'enseignement catholique, il faut partir de la position suivante. Dans le cadre de son idéologie prosélytique, le catholicisme veut que tout l'enseignement se fonde sur la religion. Les professeurs et les livres d'école doivent nécessairement traduire le seul et unique point de vue catholique. Il est exclu que le principe de la neutralité puisse servir de deuxième terme d'une éventuelle alternative, puisque l'indifférence en matière religieuse et morale est considérée comme la négation même du catholicisme. Tout compromis est dès lors exclu. En matière d'enseignement, le monopole clérical doit nécessairement être l'unique point de départ de principe. La réalisation de ce monopole implique non seulement que les catholiques eux-mêmes doivent créer un réseau d'enseignement et le maintenir en vie, mais également que, si les pouvoirs publics exigent d'en avoir autant, des autres écoles soient également soumises au contrôle du clergé. Avant le règne de l'impératrice Marie-Thérèse, la situation en matière d'enseignement répondait largement aux revendications catholiques. Jusque-là, les pouvoirs publics s'étaient peu occupés de l'enseignement, d'ailleurs. Joseph II (1780-1790) et les régimes concordataires ont contribué à modifier la situation. Plus particulièrement sous le régime de Guillaume ler, tout semblait indiquer que l'enseignement de l'Etat remplacerait l'infrastructure catholique. Il ne faut pas s'étonner, dès lors, qu'aux yeux des cléricaux, l'exigence de liberté en matière d'enseignement fut l'une des principales raisons, sinon la plus importante, de se révolter contre le souverain néerlandais en 1830. De la part d'une Belgique indépendante, ils s'attendaient à la restauration de leur hégémonie antérieure. Ils profitèrent abondamment de la liberté obtenue en ce qui concernait l'enseignement pour étendre considérablement leur propre réseau d'enseignement, tandis que leur majorité politique s'appliquait à reconquérir l'école publique. La plupart des villes et des communes n'offraient guère de résistance, peut-être parce qu'à l'époque, une école à laquelle le curé eût retiré sa collaboration n'était pas encore viable. En outre, ni le Parlement ni le gouvernement ne contrecarraient les aspirations catholiques, comme en témoigne la loi du 23 septembre 1842 sur l'enseignement primaire, qui reconnaissait implicitement le lien indissoluble entre la religion et la morale, | |
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prévoyait la surveillance par le clergé de l'enseignement libre et le soutenait financièrement, puisque chaque commune pouvait adopter une école libre. Nous retrouvons ces mêmes conceptions de base dans la politique ultérieure de l'enseignement catholique. La raison pour laquelle les évêques s'opposèrent ouvertement à la loi du 1er juin 1850 sur l'enseignement secondaire, il faut la chercher dans le fait que le clergé ne devait plus être présent dans l'école de l'Etat du seul fait de son autorité. Les conventions conclues par la suite entre un certain nombre de villes et l'épiscopat se fondaient une fois de plus sur l'homogénéité catholique du corps des enseignants. Nous voyons resurgir la même tendance chaque fois que les catholiques détiennent le pouvoir. Ainsi, la loi du 15 septembre 1895 sur l'enseignement primaire réinstaura les cours de religion quasi obligatoires, obligation que les anticléricaux laïcisants avaient supprimée quand ils étaient au gouvernement. Il est évident qu'entre-temps, les catholiques avaient dû faire face aux tentatives de limitation de leurs revendications concernant l'enseignement public. Lorsqu'ils étaient au pouvoir durant la seconde moitié du dixneuvième siècle, les anticléricaux devaient adapter leur politique en matière d'enseignement à la nouvelle situation. En fonction du principe ‘celui qui n'est pas avec moi est contre moi’, on attaqua les écoles neutres et on contrecarra le développement du réseau neutre là où c'était possible. Les moyens de pression religieux dont disposait l'Eglise constituaient une arme considérable dans cette lutte, comme on put en juger en 1878 et durant les années suivantes, lorsque la loi du 10 juillet 1879 du ministre libéral P. van HumbeekGa naar eind(7) n'autorisa plus la présence du curé dans l'enseignement primaire de l'Etat qu'en dehors des heures de cours, et mit fin aux subventions accordées aux écoles libres par l'intermédiaire des communes. Les professeurs et les parents qui soutenaient l'enseignement neutre furent excommuniés par l'Eglise, ce qui fut néfase pour le réseau d'enseignement neutre.
Au vingtième siècle, l'hostilité se manifesta de nouveau. L'opposition au ministre Léo CollardGa naar eind(8) en 1954 était déterminée par le fait que ce socialiste voulait étendre et démocratiser le réseau officiel, et porter ainsi préjudice au réseau catholique. Bref, la tradition qui voit en l'école laïque une institution rivale à combattre fait partie intégrante de la politique de l'enseignement catholique.
Le deuxième principe, pilier sur lequel s'appuie cette politique depuis le dix-neuvième siècle, peut être résumé de la manière suivante: s'il paraît impossible de réaliser un enseignement catholique de l'Etat, il faut concentrer toute l'attention et toute l'énergie disponibles sur le réseau catholique, de telle sorte que celui-ci permette la réalisation du monopole clérical. Chaque fois que l'influence cléricale dans le secteur public fut endiguée, on a vu se multiplier le nombre des écoles libres. Ce fut le cas au lendemain de la révolution de 1830, lorsque la Belgique eut secoué le joug néerlandais. Il en fut de même après la loi de 1850 sur l'enseignement secondaire ainsi qu'après la situation de crise de 1878. Ces efforts, on les faisait avec les moyens du bord, mais il allait de soi qu'au moment où ils entraînaient des charges financières trop lourdes, et mettaient en péril la position majoritaire, on fît appel à tous les moyens pour que l'Etat prît en charge le réseau de l'enseignement libre. C'est pourquoi la démocratisation de l'enseignement fut à plusieurs reprises l'objet de conflits. | |
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La première fois, la lutte avait trait à l'enseignement primaire, lorsque celui-ci fut rendu obligatoire vers 1900. Il ne suffisait plus de créer partout des ‘écoles de frères’ pour accueillir tous ces nouveaux élèves. Sans subventions, les catholiques ne pouvaient pas suffisamment concurrencer le réseau officiel. A cette époque, les cléricaux étaient au pouvoir et s'efforçaient de faire adopter un système de bons d'école, qui accordât à chaque réseau des subsides identiques au prorata des élèves. Ne disposant que d'une seule source de revenus, l'école officielle allait à nouveau être désavantagée. Il est donc évident que les anticléricaux s'y opposèrent. En se fondant sur leur position de force, et tirant argument du fait que le réseau libre répondait à un besoin, qu'il rendait à l'Etat un service dans un régime d'enseignement obligatoire et que les catholiques n'avaient pas l'intention de payer doublement, ils réussirent à maintenir le principe du subventionnement. Les mêmes arguments et la même position de force prévalèrent lors de la lutte scolaire de 1954-1958, époque à laquelle l'enseignement secondaire et l'enseignement technique furent démocratisés. En vue de supprimer le minervalGa naar eind(9), dont le montant était assez élevé, le ministre catholique de l'Instruction publique, Pierre HarmelGa naar eind(10), prévoyait en 1952 des crédits considérables pour l'enseignement libre, qui devaient procurer à celui-ci un net avantage sur le réseau public dont, en outre, l'expansion fut freinée. La lutte se déclencha dans toute sa véhémence lorsque le successeur de Harmel, le socialiste Collard, se mit à modifier le système. Cependant, la constellation politique évolua de façon telle que les partis en cause furent contraints d'élaborer un modus vivendi. Le Pacte scolaire de 1958 prévoit que des subventions seront accordées pour le paiement des salaires, le fonctionnement et l'équipement à raison du nombre d'élèves inscrits. Sous le gouvernement Leburton (1973-1974)Ga naar eind(11), les montants de ces subventions furent relevés, de sorte que dorénavant les prêtres et les religieuses reçoivent les mêmes traitements que leurs collègues laïcs, et que l'enseignement libre se voit accorder des crédits de fonctionnement supplémentaires. On voit clairement, d'après ce qui précède, dans quel sens s'est orienté le camp anticlérical dans ce conflit. D'emblée, il s'est rangé du côté de l'enseignement officiel. Cette prise de position devait évidemment se produire pour plusieurs raisons. C'est pour les anticléricaux que la liberté de conscience, garantie par la Constitution, avait le plus de poids. Et qui pouvait mieux la garantir sur le plan de l'enseignement que l'Etat qui, en vertu de la Constitution, devait être ouvert aux groupes minoritaires et à leurs points de vue? En outre, les anticléricaux du dix-neuvième siècle n'étaient pas à même, par leurs seules forces, de mettre fin au monopole de fait de l'enseignement catholique. Ils en étaient incapables, aussi bien du point de vue financier que du point de vue de l'organisation; ils ne pouvaient pas davantage, à cette époque, compter sur leur influence auprès de la grande masse de la population, qui était catholique. Ils estimaient trop considérable l'avance des cléricaux et considéraient dès lors des initiatives libres, privées, comme un gaspillage d'énergie et d'argent. Sauf au niveau universitaire, ils n'ont jamais essayé d'élaborer un réseau d'enseignement. A la lumière de ce principe, toute la politique de l'enseignement du côté anticlérical se ramène à deux points: 1o il faut mettre fin à la poussée catholique, qui veut s'imposer dans l'enseignement officiel, et réaliser une école vraiment neutre; 2o il faut défendre | |
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l'école officielle dans la lutte d'influence qui l'oppose à l'enseignement libre.
Mais c'est surtout au dix-neuvième siècle que s'est livrée la lutte contre la catholicisation de l'enseignement officiel. La première tentative date de 1850, sous le premier cabinet libéral homogène de Charles Rogier (1847-1852)Ga naar eind(12), et visait l'enseignement secondaire. Son objectif fut de mettre fin au partage de l'autorité avec l'épiscopat. Quelques années plus tard, cette position s'est durcie lorsque les anticléricaux prônèrent la laïcisation complète de l'enseignement de l'Etat, point de vue défendu notamment par le ministre Van Humbeek. Cette politique fut couronnée de succès dans les communes où les anticléricaux détenaient le pouvoir, à Liège, Anvers et Bruxelles, par exemple. Dans l'enseignement de l'Etat qui dépendait des décisions du Parlement, on aboutit à un compromis: le prêtre y fut admis en qualité de professeur de religion et, par la suite, il fut instauré un enseignement de la morale laïque non confessionnelle.
Le second réflexe défensif du côté anticlérical consistait à procurer à l'enseignement officiel tous les moyens légaux qui pouvaient lui permettre de parer à la concurrence du réseau catholique. C'est ainsi qu'à partir de 1850, l'Etat décide de créer lui-même des athénéesGa naar eind(13) et des établissements d'enseignement secondaire. En 1878, une impulsion identique est donnée à l'enseignement primaire, puisque le ministre, Van Humbeek obligea les communes à créer des écoles primaires. L'opposition au versement des subsides calculés au prorata des élèves se situa dans la même ligne, tout comme les efforts de Collard pour étendre le nombre des écoles officielles afin de faire face à la démocratisation et, en même temps, de stimuler celle-ci, après la seconde guerre mondiale. Que le pacte scolaire de 1958 puisse être considéré comme un compromis est prouvé par la clause suivante: l'Etat acquiert le droit de créer ses propres écoles en fonction du libre choix des parents.
Bien que concis et incomplet, cet aperçu a, pensons-nous, illustré que durant de longues années de véhémentes querelles politiques ont opposé les tenants du cléricalisme et de l'anticléricalisme. Comme il a été dit au début du présent article, un modus vivendi a permis d'arrondir les angles, mais l'antagonisme lui-même survit. | |
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Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
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