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In memoriam Emmanuel Looten.
Emmanuel Looten, le chantre de la Flandre française, est décédé le 30 juin 1974. Le 6 novembre prochain, il aurait atteint l'âge de 66 ans. Pris d'un malaise dans sa maison à Golfe Juan, il a eu sans doute la prémonition de sa mort prochaine: il a prié sa femme de le faire transporter dans sa maison natale de Bergues, à proximité de Dunkerque, à une distance de quelque mille kilomètres à travers la France. Il est mort peu après son arrivée. Il a été enterré à côté de son père et de sa mère dans sa terre natale.
Avec Emmanuel Looten disparaît le dernier représentant important d'une génération de titans flamands qui écrivaient en français: Emile Verhaeren, Georges Rodenbach, Michel de Ghelderode, Fernand Crommelynck, et d'autres encore. Le fait qu'ils s'exprimaient en français était dû à des circonstances d'ordre sociologique. Toutefois d'esprit et surtout de sentiment ils étaient des Flamands qui nourrissaient parfois une admiration pathétique pour ‘le génie flamand’. Emmanuel Looten est beaucoup plus jeune que les symbolistes cités. De plus, il débuta assez tard, en 1939, avec A cloche rêve; mais il a sûrement subi et assimilé leurs influences. Hésitant à ses débuts, il a finalement opté pour une poésie expressionniste et moderniste, surtout à partir de L'Opéra fabuleux (1946). Il devint un poète d'avant-garde, un rénovateur du langage, sans toutefois abandonner sa nature flamande. On pourrait même dire qu'Emmanuel Looten a été un rénovateur du langage tout au long de sa riche carrière de poète -il a publié plus de quatre-vingts recueils de poèmes, de plaquettes et d'essais - et que son tempérament flamand se trouvait à l'origine de ce phénomène.
Emmanuel Looten est le poète le plus important de la Flandre française et même de tout le Nord de la France. Dans la littérature française, il est apprécié comme un poète original de la révolte, ‘un de ceux qui ne s'accomodent point du dirigisme mental’ (Jean Rousselot). Il est un titan, une force de la nature, un volcan en éruption permanente, un forgeron et un briseur de la parole qui écrit ‘à la millième personne du singulier’ (Henri Pichette). Il est ‘un vrai gladiateur du langage’ qui considère la poésie comme ‘un énorme règlement de comptes, une corrida perpétuelle où le verbe et la syntaxe sont constamment acculés au pugilat’ (Alain Bosquet).
Il est primordial qu'il s'agisse là d'une poésie qui est flamande ‘jusqu'aux moelles, jusqu'au nationalisme’ (Rousselot), et pas uniquement parce que tout au long de sa carrière poétique, Looten a consacré des déclarations romantiques à la Flandre, des poèmes dits de circonstance qu'il a réunis ultérieurement dans le recueil Flandre (1960). Pour le bon lecteur, Emmanuel Looten y est présent tout entier et de façon convaincante! Le romantique Looten identifie la Flandre avec la nature et la culture celtique et avec la grandeur de son passé: l'époque des beffrois, des cathédrales, des communes, l'époque où Lille était la capitale des Etats bourguignons et où la Flandre française était le berceau de la civilisation européenne. Aux yeux de Looten, la Flandre est un mythe, un paradis perdu qu'il projette hors du temps et de l'espace et que, dès lors, il idéalise. La région qui va de Boulogne à Dunkerque, de Saint-Omer à Cassel, où Bergues occupe une situation plus ou moins centrale, constitue le sol nourricier de sa poésie. Dans cette nature à l'aspect quelque peu dionysiaque, il puise chaque fois la force d'assaillir les cieux, de projeter dans un espace de sang, de feu et de terre sa Flandre idéelle, dont il sait qu'on ne peut que la recréer dans le rêve. De Ghelderode a écrit un jour: ‘La Flandre est un songe’, vers que Looten a choisi à plusieurs reprises comme titre d'un poème.
L'un de ses recueils les plus importants s'intitule Antéité anti Pan (1961). Dans la mythologie grecque, le géant Antée était un titan qui menaçait le dieu suprême Zeus dans son ciel. Chaque fois que Zeus l'avait foudroyé, Antée puisait dans sa terre natale la force d'assaillir le ciel et d'entreprendre une nouvelle attaque contre la toutepuissance de Zeus. Ce titre prouve l'insubordination de Looten, son attitude ‘anti’, sa révolte: révolte contre tout ce qui empêche le titan créateur de recréer son rêve, révolte aussi contre le conditionnement par sa terre natale. Les relations entre Emmanuel Looten et la Flandre française sont particulièrement complexes. En fait, son amour de la Flandre est l'amour de l'inaccessible; et sa poésie exprime la nostalgie des origines les plus reculées. Elle exprime une métaphysique de l'imperfection irrémédiable à laquelle l'homme Looten refuse de se résigner, sauf peutêtre vers la fin de sa vie, lorsqu'il vit isolé sur la Côte d'Azur et que, lassé de combattre, il écrit dans ses recueils ultérieurs ‘Gris, ma seule couleur, richissime nuance...’. C'est à juste titre qu'il a intitulé un essai consacré à sa personnalité, à ses rapports avec la Flandre et la France et à sa poésie Lieu-Chef de ma Révolte (1954). Emmanuel Looten est indubitablement un romantique.