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la nouvelle poésie aux pays-bas
jan van der vegt
Né en 1935 à La Haye. Il a fait ses études à Groningue et est actuellement professeur de néerlandais à Zaandam. De 1968 à 1971, il a travaillé comme critique de poésie pour le journal Nieuwe Rotterdamse Courant. Il est rédacteur de la revue Kentering. Collaborateur de Ons Erfdeel.
Adresse:
Ewisweg 26, Heiloo, Pays-Bas.
Un choix de quinze poèmes de quinze poètes différents ne permet pas de se faire une idée claire de la nouvelle poésie aux Pays-Bas, tellement l'ensemble de la production de 1960 à 1970 est déterminé par les influences que les générations successives ont exercées les unes sur les autres. Cela vaut autant pour les ‘grand old men’ A. Roland Holst et Hendrik de Vries que pour le plus jeune des débutants. Encore ne parlerons-nous que de la poésie aux Pays-Bas. En effet, il faut noter qu'en Belgique aussi il y a une poésie de langue néerlandaise. Quoique celle-ci ne présente pas de différences fondamentales avec celle des Pays-Bas, elle évolue de façon relativement indépendante. C'est pourquoi on y a consacré un article à part dans Septentrion (II, 2). L'objet de notre étude est donc bien déterminé, pourtant les matériaux en sont tellement divers qu'il ne nous est possible de donner un aperçu de la poésie des années 1960-1970 qu'en nous limitant très sérieusement. Sinon, nous serions réduit à donner une énumération de noms, qui ne présente aucun intérêt en soi. C'est pourquoi nous parlerons uniquement des quinze poètes dont il a été recueilli des poèmes dans ce numéro. Ils font partie des plus importants de leur génération. D'autres encore auraient mérité d'être pris en considération; c'est le cas, par exemple, de Jacques Hamelink. Nous ne parlerons point de ce poète pourtant réellement important, pour la simple raison qu'il a déjà été présenté aux lecteurs de Septentrion (I, 2). Si le choix des quinze noms peut paraître
arbitraire, il a cependant été effectué en fonction de notre désir d'illustrer la diversité qui caractérise la poésie néerlandaise des années 1960-1970. Les poèmes choisis sont représentatifs pour
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cette période. Et si on peut nous reprocher d'avoir été incomplet, c'est simplement parce que nous avons voulu être clair.
Le caractère d'une génération est toujours conditionné par celui des générations précédentes. C'est vrai aussi pour les poètes dont il sera question ici, mais leur ‘génération précédente’ est bien particulière.
Vers 1950 s'est formé un groupe de poètes qui, dans un élan révolutionnaire, a profondément modifié le climat et le caractère de la poésie néerlandaise. On les appelait les Expérimentaux parce qu'ils entretenaient des contacts intimes avec les peintres expérimentaux et avant-gardistes du groupe Cobra, tout particulièrement de Copenhague, Bruxelles et Amsterdam (du nom de ces villes a été constitué le mot Cobra). Un de ces poètes était Lucebert, également connu comme peintre Cobra tout comme Karel Appel. Le Flamand Hugo Claus travaillait dans le même esprit à la fois comme peintre et poète.
Ils attaquaient le climat de la poésie néerlandaise. Après l'occupation allemande, en 1945, la littérature avait échappé à l'illégalité. La plupart des auteurs avaient en effet refusé de publier leurs oeuvres sous le contrôle des Nazis. Après 1945 et surtout dans la poésie se manifestaient des réactions contre les tensions de la guerre. Ces réactions ont été à la base d'une poésie romantique et esthétique. Ce n'étaient pas tous les poètes qui écrivaient de cette façon, mais cette fuite de la réalité déterminait le climat. Les jeunes qui écrivaient vers 1950 et qui avaient vécu leur jeunesse dans la misère de la guerre s'insurgeaient contre ce que le poète Martinus Nijhoff (1894-1953) appelait dans un autre contexte: ‘voir des ruines et chanter le beau temps’. Ils aspiraient à une poésie qui exprimât davantage le concept d'une société pauvre dans l'ombre de la guerre froide.
Mais ils voulaient aussi modifier l'aspect extérieur de la poésie néerlandaise qui avait été en majeure partie traditionnelle dans la période de 1945 à 1950. Dans l'entre-deux-guerres aussi, les poètes néerlandais avaient respecté les formes classiques. Le renouveau important de l'art dans la période de la première guerre mondiale avait percé en particulier chez le Flamand Paul Van Ostaijen et sous l'impulsion aussi du groupe De Stijl aux Pays-Bas (ce groupe n'était pas seulement actif en matière d'art pictural et plastique, mais aussi en poésie); mais il n'avait pas laissé de traces vraiment importantes.
Les poètes expérimentaux voulaient truffer la poésie néerlandaise de surréalisme et de dadaïsme, deux genres qui avaient trouvé leur synthèse dans le groupe Cobra.
Nous ne pouvons donner ici qu'une vague impression de cette poésie expérimentale.
C'est surtout à l'égard du langage que les poètes se sentaient plus libres. Ils laissaient se combiner les mots non seulement selon des lois logiques ou syntaxiques, mais aussi par des associations inconscientes qui influençaient en outre le caractère des métaphores. Si la tradition voulait qu'il y eût un rapport entre l'image et le signifié (par exemple entre la faucille et la lune), la poésie expérimentale acceptait que tout fût image de n'importe quoi. Hans Andreus associait dans un de ses poèmes expérimentaux - il en a écrit d'autres encore - la femme aimée aux mé- | |
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taphores suivantes: ‘un cri d'oiseau’, ‘la comète de Halley’, ‘l'île de Sicile’. Si au début la poésie expérimentale provoqua de vives réactions et même une certaine indignation auprès des lecteurs et des critiques, bien vite elle augmenta son prestige et toute âme plus ou moins poétique devait admettre que cette nouvelle technique associative avait élargi les possibilités de l'expression et qu'un nouveau mode de lecture était né.
La relation entre le poète et le langage est extrêmement importante dans la poésie expérimentale. C'est ainsi que les idées de certains poètes néerlandais plus âgés se voyaient maintenant réalisées. Martinus Nijhoff avait avancé dans ses poèmes et dans certains textes que le mot était matériel et palpable. Il avait, entre autres rapprochements, comparé la relation entre le poète et le mot à celle qui existe entre la mère et l'enfant. Le poète expérimental, lui aussi, considérait le mot comme un objet, comme un corps, et la relation avec le mot était d'ordre sensoriel
Ce n'est point une idée révolutionnaire: elle trouve son origine dans une très ancienne frustration des poètes; là où le sculpteur travaille avec des matériaux palpables, le poète doit se ‘débrouiller’ avec le langage, l'abstrait. L'idéal classique veut que la poésie égale la peinture, comme le disait Horace: ‘ut pictura poesis’. Cet idéal se retrouve dans les théories poétiques de la Renaissance et du classicisme et il réapparaît dans la littérature moderne lorsque Apollinaire écrit: ‘Et moi aussi je suis peintre.’
Gerrit Achterberg (1905-1962) était un des plus grands poètes néerlandais. Ses poèmes illustrent cette relation particulière entre le poète et le langage. Chez lui, le mot est un outil magique, une arme contre la mort.
C'est dans ce sens que Nijhoff et Achterberg ont influencé la poésie expérimentale. A côté des véritables expérimentaux, il y avait encore, dans les années cinquante, d'autres poètes chez qui cette influence était sensible. Nous pensons à la poésie de Guillaume van der Graft, où cette relation prend une dimension religieuse: il est à la fois poète et pasteur.
Achterberg était rénovateur d'un autre point de vue encore: la réalité totale peut constituer la matière de sa poésie, la technique, la physique ou la chimie modernes, les problèmes économiques, etc. Dès lors, sa poésie est devenue la négation de tout sentiment spécifiquement poétique et traditionnel. Il n'y a pas d'objet ni de langage qui ne soit poétique. C'est ce qu'on a appelé la ‘démocratisation de la poésie’, terme apparemment ambigu. Cette démocratisation est devenue un des traits les plus importants de la poésie expérimentale et avec la technique associative elle a contribué à élargir davantage la gamme des moyens d'expression.
Le style des poètes expérimentaux est très divers. Certains ont un langage fort chargé, à effets sonores et rythmiques; d'autres prennent un ton plus concret et se rapprochent davantage du langage parlé. Leur poésie oscille entre l'exubérance et le terre-à-terre; elle est surréaliste dans sa technique associative, dadaïste dans son humour absurde qu'on ne peut oublier de citer comme un des aspects typiques de la poésie expérimentale.
Cette poésie prédominait dans les années
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Huub Oosterhuis (photo de Martin Neumann, Amsterdam).
Hans Vlek.
nées 1950-1955. Par la suite, elle a été pleinement acceptée par la critique, ce qui a provoqué une certaine neutralisation. L'élan révolutionnaire s'est affaibli et les Expérimentaux s'en sont allés chacun de leur côté. Actuellement, et pour autant qu'ils écrivent encore, ils ont développé un style tout à fait différent de celui qui les a fait se rencontrer vers 1950.
Il a semblé un moment qu'ils allaient entraîner avec eux vers la fin des années 1950 un groupe d'épigones, d'imitateurs plutôt que d'élèves. Ce phénomène a peut-être été à l'origine du fait que vers 1960 on note chez les jeunes une sorte de réaction contre les Expérimentaux. Il est d'ailleurs remarquable que chez les poètes qui ont débuté vers la fin des années soixante, on retrouve des traces de ce style expérimental. C'est le cas pour Habakuk II de Balker (né en 1938) et pour Arie Van den Berg (né en 1948) bien que les poèmes publiés dans cet article en traduction française n'en témoignent pas. Chez Van den Berg on retrouve le langage figuré caractéristique et chez Hababuk Il de Balker une exubérance et une richesse sonore et verbale qui font penser aux premiers recueils de Lucebert.
Ce qui pourtant caractérise le plus la poésie expérimentale est ce que nous avons appelé du terme discutable ‘la démocratisation de la poésie’. On comprendra aisément le sens du terme après lecture des poèmes de Hans Vlek (né en 1947) et de Hans Van de Waarsenburg (né en 1943). Tout comme dans les poèmes de J. Bernlef (né en 1937), la réalité banale y est devenue l'objet même du poème. Il faut cependant ajouter qu'avant ces derniers poètes, il y a eu aux Pays-Bas une espèce de poésie anecdotique traitant des objets ordinaires, mais toujours il y
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Wim Huyskens (photo de Pan Mo Willemse, Amsterdam).
était joint une certaine ironie ou un formalisme hypertraditionnel, de sorte que le banal n'avait plus qu'une importance relative. Vlek, Van de Waarsenburg et Bernlef acceptent la réalité telle quelle et ne parlent pas de banalité. Ce terme implique d'ailleurs un jugement de valeur. Dans le poème de Vlek, le poète se trouve même privé de son immortalité.
Un autre aspect de la poésie expérimentale a eu une grande influence sur la poésie des années 1960-1970, c'est l'intérêt porté à la relation entre le poète et le langage. Les poèmes de Huub Oosterhuis (né en 1933) qui débuta en 1961 et de Wim Huyskens (né en 1939) dont le premier recueil parut en 1969 illustrent ce caractère.
Oosterhuis réunit en lui le prêtre et le poète; dès lors, il va de soi que dans sa poésie l'approche du langage reçoive une dimension religieuse tout comme chez Van der Graft. Le poème montre comment les mots ont occupé le poète pendant toute sa vie; ils l'ont entraîné audelà des objets, de sorte qu'il se trouve sur la table ‘chantant criant’. Les mots sont des objets visibles. Nous verrons encore comment cette conception d'être poète est contraire à celle de Hans Vlek.
Huyskens se rapproche davantage de Vlek. Dans son petit poème compact, on distingue une espèce de colère contre la faiblesse du poète (traditionnel). Ce n'est pas sans raison que le recueil s'appelle ‘La hache poétique’ (De poëtische bijl). Huyskens veut que le mot soit un outil pour affronter la réalité. Le poème dit comment le poète désire briser la métaphore de la matérialité du langage (‘un mot d'airain’). Le mot doit devenir de fer. Ainsi, le mot est un outil, ce qui explique le début paradoxal du poème lorsque Huyskens ne veut avoir affaire ni à des poètes ni à des mots. Il s'agit alors des mots ‘d'airain’. La différence avec Oosterhuis est nette: les mots l'emmènent audelà de la réalité. Huyskens tente de donner un nouveau visage à la réalité à l'aide des mots, il veut ‘forger des choses inouïes, qui offensent l'oreille’.
Si les poètes expérimentaux ont accepté les concepts de la poésie moderne et internationale, les poètes des années 60-70 ont souvent fait de même. Influencée par les modèles étrangers, à trois reprises cette génération a formé un mouvement caractérisé par des conceptions spécifiques au sujet de la poésie. En premier lieu, il faut citer l'exemple des poètes américains William Carlos Williams et Marianne Moore. On peut résumer leurs conceptions dans cette phrase de Marianne
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J. Bernlef (photo de Co-press-Studio, Amsterdam).
Moore au sujet de l'art poétique: ‘I too, dislike it’. Elle estime en effet que la réalité doit avoir une telle importance dans ses vers que le poète doit se trouver lui-même en position retirée, à l'arrière-plan. Sa technique favorite était celle qui consiste à reprendre des textes de toutes sortes de publications (entre autres d'articles scientifiques). Ainsi, le poète ne décrit pas la réalité, la réalité c'est son poème. Marianne Moore n'avait pas confiance en la subjectivité du poète; pourtant l'objectivité absolue est une illusion. Même si un poème sur l'électricité n'était constitué que de citations tirées d'un manuel de sciences, là encore il serait subjectif puisque les citations sont choisies. Ce qui est important, c'est que cette technique est plus objective que toute autre.
Il va de soi que ces conceptions poétiques ont été bien reçues aux Pays-Bas puisque Achterberg et les Expérimentaux avaient préparé le terrain. C'est la conséquence extrême de cette ‘démocratisation de la poésie’.
C'est surtout J. Bernlef qui a très consciemment introduit aux Pays-Bas les idées de Marianne Moore. Bien que son oeuvre soit imprégnée de choses banales et ordinaires, le titre de son recueil ‘Tourisme sur les accotements’ le trahit. Son approche de la réalité est dominée par la notion de hasard. Là où il y a des rapports entre les objets du poème, cela n'est pas dû à la vision du poète - ce serait un élément subjectif - mais au hasard. Le poème de Bernlef repris dans cet article en est l'illustration. Que ce ballon en plastique ordinaire et bon marché soit relié à la guerre provient du fait que la trajectoire du ballon soit précisément telle: elle passait exactement à travers la fenêtre au moment même où la télévision marchait; cela vient aussi de facteurs accidentels comme la forme irrégulière du ballon et le fait qu'il est ‘made in Germany’. C'est un jeu subtil de relations. Le poète tente de se tenir le plus possible à l'écart mais il est évident que même dans ce poème-là il y a subjectivité, ne serait ce que parce qu'il a décidé de faire un poème à ce sujet.
Bernlef tente aussi d'aboutir à l'objectivité totale dans le style. Le rythme, les effets sonores et toutes les techniques poétiques possibles qui distingueraient le langage poétique de celui de la prose ne jouent aucun rôle. Au fond, c'est de la prose coupée en morceaux. Des poètes comme J. Bernlef préfèrent d'ailleurs le terme texte à celui de poème pour qualifier leur travail. Leur technique consiste à isoler un petit bout de réalité: il y a là des
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Rutger Kopland (photo de E. de Jongh, Amsterdam).
Hans Verhagen (photo de Ab Koers, Amsterdam).
affinités très claires avec le Pop Art. Souvent on appelle ce style de poésie le Néo-Réalisme, parfois on le qualifie encore de style informatif.
Rutger Kopland (né en 1934) applique ces mêmes techniques mais d'une manière moins systématique que Bernlef. Son poème ‘Nature morte’ est très objectif, ce qu'illustre l'absence du pronom personnel je. Mais dans cette description de morts, il y a une ouverture par laquelle le poète laisse percer le subjectif, ce sont les mots: ‘les secrets sont incurables’. C'est une assertion du poète lui-même, ce n'est plus une observation. Les sentiments se dispersent dans le poème à travers les mots et c'est pourquoi ces sentiments, ce mélange de pitié et d'étonnement ne peuvent être écartés de cette couche objective. On écrit souvent les meilleurs poèmes en style informatif là où on laisse entrevoir le subjectif de cette façon subtile. Le titre aussi contribue à cette impression: tant en français qu'en néerlandais il y a un double paradoxe: ‘Nature’ est ce qui vit, ‘nature’ et mort sont opposées. C'est aussi la vision du poète et donc un élément subjectif.
Un deuxième groupe de poètes aux conceptions très spécifiques fut formé par les collaborateurs du périodique De Nieuwe Stijl (Le Nouveau Style) dont parurent deux livraisons en 1965 et en 1966. Le nom du groupe renvoie à une école des années 1910. Le poète le plus intéressant en est Hans Verhagen (né en 1939). Tous ces poètes avaient des contacts avec l'avant-garde internationale et surtout avec le groupe Zéro qui, lui aussi, avait tenté de réduire au minimum le subjectif dans l'art. Ainsi naissait un art d'objets, trouvés dans un certain ordre. Le rapport avec ce que voulait Bernlef est clair, mais
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H.C. Ten Berge (photo de Daniël Koning, Bussum).
des poètes comme Verhagen tâchaient aussi de réduire les vers à un minimum d'observation. L'attitude de Verhagen envers la réalité est extrêmement positive: il accepte un style de vie moderne dominé par la technique et par le comfort. C'est une poésie de la prospérité qui accepte la vie telle que l'accepte un être humain moyen, sans réactions sentimentales critiques. Ainsi, la nouvelle poésie gagnait une ‘terre nouvelle’, ce qui est également une allusion à l'endiguement. Il faut encore ajouter que Verhagen a maintenant développé un style différent, plus romantique.
Des influences étrangères ont amené la formation d'un troisième groupe qui, à l'opposé du second, est de nouveau typiquement littéraire. Ezra Pound et T.S. Eliot, deux grands de la poésie angloaméricaine en sont les modèles. Ces poètes aimaient truffer leurs poèmes de fragments d'autres littératures de sorte qu'il en résultait une espèce de collage. Chez Pound cela se retrouve dans ‘Cantos’ et chez Eliot dans ‘The Waste Land’. Du point de vue technique, c'est la même chose que ce que fait Marianne Moore; la grande différence réside dans le fait que Pound et Eliot absorbent des éléments purement culturels là où Marianne Moore joue avec le banal, la réalité non spécifiquement poétique. La poésie même est de poids chez Eliot et Pound, leur style n'est pas informatif et Pound a même écrit des vers d'un rythme très puissant.
Là où on retrouve des traces de leur influence dans la nouvelle poésie néerlandaise, on ne distingue aucune méfiance envers le poétique tel que - explicitement ou non - on le voit chez Vlek, Bernlef, Kopland, Huyskens, Verhagen. Il naît ainsi une sorte de poésie qui nécessite une interprétation, ce qui a mené à une interaction bizarre entre la poésie comme art et la science de la littérature. Les poèmes écrits dans ce style devaient souvent être expliqués par des notes, ce qui est le cas, par exemple, dans ‘The Waste Land’. Cette incompréhensibilité est évidemment de tout autre ordre que celle qui est provoquée par les processus associatifs des poètes expérimentaux. Là c'était le fruit d'une relation nouvelle avec le langage, ici c'est une construction. Ce mode de poésie était souvent stérile et intellectualiste et parfois on avait l'impression qu'une telle poésie était faite uniquement en vue de l'interprétation. Pourtant H.C. Ten Berge sut éviter ce mal. C'est le personnage le plus intéressant de ce mouvement. On peut interpréter le poème où il absorbe des éléments d'une culture étrangère comme une tentative de rendre visible la condition humaine, la vie comme
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Hans Faverey (photo de Lucy Schouten).
une danse macabre. Le M dans le poème est le souverain aztèque Montezuma et la formule bizarre dans la seconde strophe est empruntée à la chronologie aztèque. Le thème qui constitue le noyau du poème est l'universalité de la mort et l'impuissance; tout est renforcé par des motifs aztèques.
Lorsque le poète applique ce procédé de façon poussée, il peut naître un poème qui n'est plus interprétable sinon par un savoir spécialisé. Ce n'est pas le cas dans ce poème-ci; dans ‘mort de m’ les motifs aztèques sont très apparents dans le contexte mais aussi dans le recueil entier ‘Personnages’. Le motif aztèque est le masque (persona) derrière lequel le thème universel de la mort se dessine. Dans ce cas, le masque est identifiable.
Certains de ces poètes tâchaient de faire des poèmes qui formaient un circuit fermé sans relation aucune avec la réalité extérieure. Hans Faverey (né en 1933) est de ceux-là. Cela n'a aucun sens d'interpréter son poème, pas plus qu'il n'y en a un à vouloir expliquer ce que représente une peinture abstraite. Le poème existe, il a une logique interne et comporte un message cohérent. Mais il ne laisse entrevoir aucun rapport avec la réalité. Il est réalité. Faverey a publié dans la revue Raster dont Ten Berge était le rédacteur: il est allé jusqu'au bout. Son oeuvre est totalement opposée au style informatif de Bernlef, et d'autres encore. Cette poésie occupe une place importante dans l'ensemble de la production de 1960-70, puisque les poètes de cette génération sont caractérisés par le haut degré de réalité de leur oeuvre.
La poésie des trois mouvements dont nous avons parlé ne comporte guère de traits des Expérimentaux. Verhagen s'appelait même anti-expérimental. Ce qui est important, c'est que grâce à la poésie expérimentale, la poésie néerlandaise s'est orientée davantage vers la littérature moderne et internationale sans pour autant perdre son caractère propre.
La plupart des poètes des années soixante ne peuvent pas être rattachés à un mouvement quelconque. Parfois ils ont quelque préférence quand il s'agit de publier dans telle ou telle revue, mais cela n'est pas révélateur. Que Rutger Kopland et Judith Herzberg (née en 1934) publient dans Tirade et que Peter Berger (né en 1936) et Hans van de Waarsenburg soient des rédacteurs de Kentering, cela ne signifie pas qu'ils écrivent un même genre de poésie. En gros, on distingue deux tendances chez les poètes des années 1960-70. D'abord il y a le style concret et informatif où les moyens poétiques et
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Hans van de Waarsenburg (photo de M. van Loggem, Amsterdam).
Judith Herzberg (photo de K.I.P.P.A., Amsterdam).
techniques (strophes, rime, rythme) sont appliqués de façon très sobre et où le langage figuré ne domine pas. Ensuite il y a une poésie qui use de ce qu'avait obtenu la poésie expérimentale: une grande liberté en matière de langage et d'images, surtout en appliquant les processus associatifs. Ces poètes soignent davantage aussi l'aspect formel de leur poésie, le son et le rythme. A côté de cela, il y a toujours eu, même dans les années cinquante, des poètes qui faisaient des poèmes classiques comme, entre autres, le sonnet. Il est remarquable que précisément dans les dernières années ait surgi une poésie qui imite le démodé, le suranné du dix-neuvième siècle.
Dans l'oeuvre de Hans van de Waarsenburg, on trouve l'illustration du fait que les deux tendances ne sont pas toujours bien distinctes.
Sa poésie a un caractère contestataire: elle conteste l'existence dans la prospérité. Quelle différence avec le cycle très court de Verhagen! Chez Van de Waarsenburg, le ton objectif est remplacé par une rhétorique propre à la contestation, exprimée en particulier dans la répétition de ‘l'heure de...’ à la fin.
Le haut degré de réalité dans la poésie actuelle prend souvent la forme d'une contestation contre les choses telles qu'elles sont. Chez Van de Waarsenburg c'est toute la société de consommation actuelle, chez Judith Herzberg c'est le thème du poème. Le vers est l'expression d'un désespoir impuissant devant la mort d'un proche, exprimé d'une façon très prudente. C'est un désespoir qui provoque un sentiment de culpabilité.
Le même sentiment de culpabilité se retrouve
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Maria de Groot.
Peter Berger.
dans le poème de Maria de Groot (née en 1937) le sentiment de survivre alors que d'autres sont morts... Alors que dans le poème de Judith Herzberg il s'agit d'un seul autre, dans celui de Maria de Groot les morts sont les Juifs assassinés pendant la guerre. ‘Le théâtre juif’ est un monument à Amsterdam où les Juifs étaient rassemblés avant d'être envoyés dans les camps de concentration. Les deux poétesses ont en commun le sentiment de responsabilité.
Peter Berger est un des poètes chez lesquels on retrouve clairement l'influence de la poésie expérimentale, surtout en matière de langage et d'images. Sa thématique est existentielle, elle traite entre autres choses de la naissance et de la mort. La relation cyclique entre ces deux pôles prend forme dans le poème ‘Naissance’, grâce à la combinaison paradoxale de notions: ‘livide de santé’ ou ‘morte de bonheur’, mais aussi par la forme du poème. C'est une unique phrase tendue qui, de par son rythme, dessine l'événement qu'elle décrit. Le poète marie la forme au contenu, ce qui n'est évidemment pas nouveau. Seulement, quelle différence avec les poèmes de Bernlef, Vlek, et d'autres encore!
L'intérêt pour la poésie expérimentale a été cité comme caractéristique de certains poètes de la fin des années soixante. Il faut encore y ajouter une conscience de plus en plus aiguë de la forme poétique. Ce que les plus jeunes de la génération maintiennent est la relation avec la réalité.
L'existence ordinaire et banale est le point de départ du ‘Rondo’ de Arie van den Berg. Cependant Van den Berg n'est
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Arie van den Berg.
Anton Korteweg (photo de Marianne Korteweg-Schaaf).
pas positif comme Verhagen ni contestataire comme Van de Waarsenburg, il fait de la réalité un simple jeu. C'est le jeu de Smit (nom très courant aux Pays-Bas tel que Durand ou Dupont en France) qui, même dans ses loisirs, même pendant ses vacances, ne peut abandonner sa routine, tout simplement parce que celle-ci constitue son existence. Seulement, ici il arrive à la mélanger au rêve, et ce rêve c'est la poésie. C'est un poème qui illustre la mentalité de la jeune génération: cacher la réalité banale par un jeu de fleurs et de poésie.
Le poème de Anton Korteweg (né en 1944) repose exactement sur l'opposé de ce qu'on appelle le conflit des générations. Le poète tente de faire revivre un être d'une autre ère avec un autre mode de vie: le paysan dévot qui était pour ses animaux ce que Dieu est devenu pour lui; celui qu'attendent les animaux prend comme la forme de Dieu travesti en gros fermier. Korteweg fait preuve d'une grande maîtrise formelle: le rythme va de pair avec la solennité du sujet.
Parmi les jeunes poètes néerlandais, Hababuk Il de Balker est un personnage particulièrement doué. Son pseudonyme Habakuk est une allusion ironique à un prophète de malheur de l'Ancien Testament. De Balker est tiré de son propre nom (Ter Balkt). Mais balken signifie braire en néerlandais et sans aucun doute, le braiment de l'âne a un rapport avec le motif dominant de son oeuvre: le naturel rude et cru. Habakuk II est un poète qui chante la nature. Sa source d'inspiration principale est toute la nature, même sous sa forme la plus élémentaire ou agressive. C'est pourquoi la vie champêtre est un thème qu'on retrouve souvent dans ses
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H.H. Ter Balkt (Habakuk II De Balker) (photo de D. Buisman, Almelo).
vers: il ignore le jugement de valeur du citadin. Pour Habakuk II, les cochons sont des animaux poétiques. Il a écrit un merveilleux ensemble de poèmes sur des ampoules électriques abandonnées dans le bois. Pour lui, ce ne sont pas des objets froids mais plutôt des êtres où l'électricité peut se manifester comme force naturelle. C'est peut-être le seul poète qui ait jamais décrit la beauté d'une ampoule éteinte... et de telle sorte qu'il parvient à susciter une certaine émotion autour de ces ‘morts’ attendant leur résurrection. La réalité est une fois de plus la base de la poésie, mais cette foisci dans une vision étonnamment personnelle.
La poésie néerlandaise actuelle a comme trait caractéristique une très grande diversité, tant dans les différentes approches de la réalité que dans les conceptions poétiques. Quinze poèmes de quinze poètes ne suffisent pas pour illustrer cette richesse.
Les poètes des années 1960-1970 ont un caractère qui leur est propre malgré le fait qu'ils se sont inspirés des Expérimentaux de la génération précédente et bien qu'ils aient subi des influences de l'art et de la littérature internationales.
La poésie est le genre le plus important dans l'ensemble de la production littéraire néerlandaise du 20e siècle. C'est la tragédie d'un domaine linguistique restreint que sa littérature - et surtout la poésie comme genre le plus difficile à traduire - trouve difficilement des échos à l'étranger.
La production de la génération que nous avons présentée dans cet article prouve cependant que la poésie néerlandaise actuelle dispose de poètes de talent. Qu'ils se soient accrochés à la réalité a provoqué l'heureuse conséquence qu'en général le public s'intéresse davantage à la poésie. Elle est devenue un genre qui n'est plus l'apanage d'une élite, comme c'était le cas pour les générations précédentes.
Traduit du néerlandais par Alex Vanneste. |
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