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Maurice Fraigneux
L'Oeuvre de Daniel-Rops et ‘L'Eglise de la Cathédrale et de la Croisade’
ESSENTIELLEMENT marquée, en ses premières manifestations, par une grave inquiétude humaine, l'oeuvre de Daniel-Bops n'a cessé de s'élever vers les sommets d'un humanisme apte à résoudre les plus lourds problèmes de la destinée. Deux ouvrages de jeunesse, l'essai Notre Inquiétude et le roman l'Ame Obscure, préludent, par leurs interrogations pressantes, à une oeuvre qui sera bientôt, d'un bout à l'autre, réponse et présence. Malgré la qualité du style, la force de l'imagination et la vigueur de la pensée, l'écrivain qui s'exprime dans ces premiers livres n'apparaît pas encore comme un maître. Sans chercher dès ce moment à formuler des certitudes, il considère les éléments troubles et contradictoires qui s'agitent en lui et autour de lui. Il obéit ainsi aux impulsions initiales de l'instinct qui, sans tarder, le portera, avec le même élan, à la création d'un équilibre Pareil itinéraire est heureux et fécond. Après avoir ressenti jusqu'au déchirement l'angoisse de la condition humaine, Daniel-Rops s'en libère partiellement en dressant le bilan des questions qu'elle pose. Cette étape franchie, il fixe des lois à une inquiétude qu'il ne laissera plus desormais le dominer. Il la soumet à une austere discipline et s'en sert comme d'un aiguillon qui l'oblige aux plus difficiles confrontations. Et je crois qu'il s'agit là d'un des traits les plus frappants de sa carrière. Daniel-Rops n'a jamais renoncé à cette inquiétude qui met une si forte empreinte sur les oeuvres du commencement, mais il a pris soin de la transposer sur un autre plan. L'angle de considération a changé, et
l'éclairage est devenu brusquement plus intense. Il ne sera plus question, à l'avenir, de se borner à incarner dans la création littéraire un tourment, mais de montrer comment l'homme peut trouver au sein même de son être orageux les voies qui conduisent à la vérité et à la grandeur. Loin de supprimer le drame, cette évolution en augmentera la dimension. Elle révèlera à l'écrivain des horizons tourjous plus vastes. Elle lui permettra de maîtriser entièrement le désespoir qui s'affirme dans l'Ame Obscure. Marcel Lobet dégage très bien les lignes de force de ce roman dans son excellent essai sur Daniel-Rops lorsqu'il écrit: ‘C'est l'histoire d'un être inapte au bonheur parce qu'il manque d'équilibre et de générosité. Blaise Orbier est toujours replié sur lui-même. C'est un chrétien, mais pour qui le sang du Christ aurait coulé en vain parce que le coeur est fermé. L'âme est noble, mais elle se complait dans les ténèbres. Ni l'amitié, ni l'amour ne pourront le sauver. Il connait des heures de révolte exaspérée, et son adolescence nous est décrite avec minutie, depuis les farouches dédains du début jusqu'à l'enlisement dans les recherches maladroites. Il s'abandonne à sa fatalité intérieure, et rien n'est plus pathétique que cette victoire des forces obscures qui sévrent un homme de la vraie joie. Dans l'Ame obscure, il y a plus que des perspectives surprenantes sur les gouffres de l'âme, c'est le mal d'une génération tout entière qui est mis à nu, une génération née d'une première guerre mondiale. C'est le drame d'une époque
ombrageuse, impuissante à choisir son vrai bien’.
Mais ce n'est là qu'un point de départ. Il convenait de le souligner, afin de faire voir contre quelle nuit Daniel-Rops a remporté la victoire. Il ne s'est pas complu dans cette évocation du refus de vivre. Immédiatement, il l'a dépassée. Non point que le doute et l'angoisse n'aient plus leur part dans les oeuvres qui suivent, mais ils y interviennent comme des éléments que l'auteur dompte sans leur permettre d'envahir toute la place. Daniel- | |
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Rops est sur les traces de l'humanisme chrétien. Dans des ouvrages tels que Carte d'Europe, Le Monde sans Ame, les Années Tournantes, Eléments de notre Destin, Ce qui meurt et ce qui naît, il donne la primauté à un espoir spirituel qui, en la surmontant, restitue à l'inquiétude son vrai rôle dans l'épanouissement humain. Les essais d'histoire littéraire qu'il consacre à Rimbaud, à Psichari, à Péguy, désignent, eux ausi, une même énergie spirituelle. Et tandis que dans les recueils de nouvelles Deux hommes en moi, le Coeur complice, la Maladie des sentiments, l'Ombre de la douleur, il saisit les moments cruciaux de destins individuels, il dégage en deux grands romans, Mort, où est ta victoire et l'Epée de Feu, le sens des patients et douloureux cheminements mystiques.
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Dans l'Ame Obscure, Daniel-Rops avait incarné, nous venons de le voir, l'angoisse qui s'enferme en elle-même et n'accepte pas de mourir pour renaître sous une forme supérieure. C'est un autre roman qui donne à l'écrivain l'occasion de montrer par la fiction le pouvoir spirituel d'une inquiétude qui obéit aux préceptes du renoncement et de la charité. Dans Mort, où est ta victoire, les amertumes et les maléfices qui assiégeaient les héros de l'Ame obscure ne cessent d'être intensément présents. Mais ils sont les amorces d'autres engagements. Sur le plan romanesque, ce remarquable ouvrage traduit fidèlement les conclusions que l'auteur à déjà exprimées dans maints essais littéraires et sociaux. Il souligne, par l'exemple d'une destinée qu'il scrute jusque dans le moindre repli, l'urgente nécessité, pour l'individu comme pour la cité, de reprendre contact avec les pures sources de la grâce. A travers mille péripéties dramatiques, à travers des chutes, des remords et des retombées auxquels met un terme l'élection définitive du surnaturel, une merveilleuse conception de la vie donnée s'affirme dans ce roman volumineux et parfaitement soigné. Après de longues réflexions, après l'étude de systèmes multiples, après des expériences et des affrontements innombrables, Daniel-Rops est parvenu à un diagnostic moral extrêmment clair et simple qui constitue la base de ses jugements sur l'histoire, sur le monde et sur les hommes. Il aperçoit les signes irréfutables de l'efficacité et du rayonnement dans tous les cas où l'être cherche sincèrement à faire, de ses
propres dons, l'offrande aux autres. Il n'envisage au contraire qu'avec méfiance la démarche de ceux qui s'isolent en eux-mêmes et se refusent à la communion. La condition d'une vie pleine et féconde, Daniel-Rops la voit avant tout dans la mise en pratique des grands principes chrétiens de détachement et de dévouement. Sous les formes les plus variées, son oeuvre très vaste ne cessera de mettre l'accent sur la vertu d'un humanisme imprégné par les réalités évangéliques. Mais l'écrivain n'ignore pas que, s'il peut être, d'un certain point de vue, relativement aisé d'indiquer aux sociétés les moyens théoriques d'un retour aux sources, tout change losqu'il s'agit, pour chaque être, d'incarner en sa propre vie l'idéal chrétien. C'est pourquoi il se penche avec ferveur, dans Mort, où est ta victoire, sur le destin d'une femme que sa propre supériorité accule aux rudes épreuves et aux choix difficiles. Avec un art admirable, dans une langue aussi riche qu'émouvante, avec une connaissance complète du clavier humain, Daniel-Rops y retrace par le détail les étapes douloureuses d'une vie qui, longtemps rongée par la révolte et l'orgueil, bifurque finalement vers la prière et la paix. Laure Malaussène, l'héroïne du roman, devra parcourir le cycle entier du mal, du dégoût et de la honte avant de connaître la lumière. Ses dons brillants et sa violence intérieure l'égareront souvent sur des routes qui l'éloigneront des vraies richesses. Jamais en elle pourtant ne se taira tout à fait la voix d'une conscience que n'auront pas détruite dans le fond les errements et les péchés. Et après d'affreuses tourmentes,
où son être risquera souvent de sombrer, Laure Malaussène retrouvera, par l'invocation et le sacrifice, la signification chrétienne de l'existence. Rien n'est
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plus poignant que cette joie conquise de haute lutte et qui s'épanouit dans une âme altière dont les réssitances sont enfin brisées. Et le contraste est saisissant entre la vanité d'une vie auparavant livrée aux puissances destructrices de l'égoïsme et l'envergure morale d'une destinée désormais généreuse.
Tous les obstacles qui s'interposent entre la créature et Dieu sont évoqués dans cet ouvrage, qui révèle à quel point Daniel-Rops possède le sens de la quête spirituelle et de la tragédie intérieure. En des pages trémissantes auxquelles feront écho, quelques années plus pard, les évènements et les dialogues de l'Epée de Feu, il considère avec la même perspicacité du regard la démence d'un monde qui écarte Dieu et la sagesse de ceux qui mettent tout en oeuvre pour le rejoindre. Avec une finesse incomparable, il met à nu les mécanismes le plus secrets des êtres; il décèle les motifs cachés de leurs attitudes. Et l'oraison qu'il finit par recueillir sur leurs lèvres est d'autant plus profonde et déchirante qu'une nuit opaque l'a précédée.
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Le moment n'a pas tardé où Daniel-Rops a aperçu le moyen le plus concret de restituer aux hommes de notre temps le visage le plus authentique de l'humanisme chrétien. C'est alors qu'en deux ouvrages de première classe, Histoire Sainte et Jésus en son temps, il a entrepris de mettre à la portée d'un large public les éléments historiques de l'Ancien et du Nouveau Testament. Il a donné à cet immense travail un prolongement logique par l'Histoire de l'Eglise du Christ, dont le troisième volume, l'Eglise de la Cathédrale et de la Croisade, vient de paraître aux Editions Arthème Fayard, dans la collection des Grandes Etudes Historiques. Les deux premiers tomes de cet ouvrage, consacrés à l'Eglise des Apôtres et des Martyrs et à l'Eglise des Temps Barbares, nous avaient permis de constater comment, sanes contrecarrer en rien les exigences de la matière religieuse, Daniel-Rops la rendait attrayante et vive en recourant, pour la traiter, à toutes ses ressources d'écrivain. L'Histoire Sainte et Jésus en son temps se signalaient avec non moins d'éclat par cette même démarche. Et c'est avec joie que nous découvrons à nouveau, dans l'Eglise de la Cathédrale et de la Croisade, ces hautes qualités d'écriture. Il faut insister, tant la chose est rare, sur la valeur littéraire des livres que Daniel-Rops consacre au domaine sacré. En décidant d'en faire pour de longues années le premier objectif de ses études, il n'a nullement renoncé aux dons du romancier, du nouvelliste, de l'essayiste, du philosophe, du poète et du critique. Il les
utilise au contraire pleinement, en y joignant ceux de l'historien, dans ces ouvrages d'un genre nouveau. C'est grâce à eux qu'il parvient à leur donner cette consistance et ce relief que nous ne sommes point accoutumés à trouver chez les auteurs spécialisés en ces matières. Il est particulièrement heureux qu'un écrivain s'y soit attaché après avoir fait la preuve de sa maîtrise en d'autres catégories de littérature. Il n'y a point pourtant solution de continuité entre l'oeuvre religieuse de Daniel-Rops et ses livres antérieurs. Il serait à cet égard intéressant de montrer, et je ne désespère pas d'y revenir un jour, comment l'émotion si personnelle et la richesse du coloris qui se manifestent dans ceux-ci réapparaissent, adaptées certes au sujet mais très pareilles au fond, dans les volumes consacrés à l'histoire du christianisme. On pourrait même dire que la grandeur du sujet donne une vigueur supplémentaire à l'écrivain et qu'elle élargit encore ses vues. Seul, en tout cas, un auteur à la fois aussi multiple et aussi un que Daniel-Rops pouvait saisir dans toutes ses dimensions une telle histoire. Cest parce qu'il s'est approché, par le roman et par la nouvelle, du mystère humain, qu'il est apte à comprendre la puissance d'une grâce qui finit par vaincre toute misère et par remédier à toute déchéance. C'est parce que, dans l'essai philosophique et social, il a cherché les moyens de guérir une société blessée, qu'il lui est
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possible de dégager les lois qui font monter vers leur apogée, et, bientôt après, s'écrouler, les Empires et les Etats dont le sort parfois est provisoirement parallèle à celui de l'Eglise. C'est parce que, dans l'étude critique, il a scruté avec passion les motifs qui ont précipité dans le drame spirituel de grands écrivains, qu'il peut décrire admirablement les réactions des âmes aux prises avec Dieu. Dans un sens identique, l'unité d'une oeuvre depuis longtemps fondée sur une base de culture chrétienne préparait bien l'auteur de l'Epée de Feu à écrire l'histoire de l'Eglise du Christ.
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L'Eglise de la Cathédrale et de la Croisade, dont l'histoire prend place entre le XIe et le XIVe siècle, est spécialement riche en hauts faits et en brillants destins. Daniel-Rops les retrace, les regroupe et les commente en les faisant, au sens propre et intensément, revivre. Qu'il analyse les principes théologiques et philosophiques de l'Eglise médiévale, qu'il peigne les moeurs de ses fidèles, qu'il fasse le récit des grandes entreprises de la société de ce temps, en chaque cas il recrée l'ambiance d'une époque et en appréhende l'âme profonde. Il définit en ces termes l'idéal qui surélevait cette chrétienté: ‘...si la société était infiniment moins cloisonnée qu'elle ne l'est de nos jours, si l'Europe chrétienne avait le sentiment de constituer une unité, c'est qu'un ordre supérieur s'imposait à tous les hommes qui la constituaient. Unité de fait, unité de principes, tout allait de pair; la cause en était unique; influence profonde de la foi chrétienne, action déterminante de l'Eglise.
‘Le Christianisme retirait le bénéfice des efforts six fois séculaires accomplis par les siens. L'Eglise avait, durant le grand péril, si bien pris en mains les destins du monde que nul ne songeait à récuser son autorité. Elle avait fait reconnaître ses préceptes comme ceux-même de la civilisation; ses hommes étaient partout, efficaces. Elle apparaissait vraiment le guide des nations. C'était elle qui donnait aux hommes le sens de leur communauté de destin. En leur enseignant qu'ils étaient enfants de Dieu, tous rachétés par le sang du Christ, elle leur imposait la conviction qu'ils étaient tous liés les uns aux autres, par delà tous les antagonismes d'intérêts...
Elle leur donnait aussi autre chose: le sens même de la vie, de l'effort humain. Chacun savait que, là où Dieu l'avait placé sur terre, il avait une tâche définie à accomplir, en vue d'un but parfaitement net. Chacun pouvait donc se situer dans de strictes hiérarchies et, en travaillant au cours de son existence, il avait la certitude de collaborer à une grande oeuvre qui le dépassait. L'univers apparaissait aux hommes d'alors comme un vaste ensemplé, prévu et ordonné par une Puissance supérieure, et où rien ne pouvait, par conséquent, être absurde et vain. Et c'est une grande chose pour une société humaine que de savoir vers quoi elle tend’.
Cet idéal imprégnait non seulement l'âme individuelle mais aussi toute la cité. Daniel-Rops ne manque pas de souligner comment la communion qu'il instaurait entre les hommes facilitait les oeuvres de longue haleine. C'est grâce à l'unité de la foi, de la pensée et du culte que chaque membre de cette société peut se sentir proche de ses frères en toute circonstance. L'auteur de l'Eglise de la Cathédrale et de la Croisade met en relief, sur ce plan, la richesse exceptionnelle que présente l'époque au point de vue de l'élan créateur et de la volonté d'entreprise. ‘Le plus minutieux des tableaux chronologiques, écrit-il, ne suffit pas à rendre compte de ce jaillissement. On bâtit des cathédrales; on part à la conquête du Saint Tombeau, de l'Espagne en proie aux Maures, des régions baltiques encore paganisées; on discute dans les Universités des hauts problèmes; on écrit des épopées, on crée des mythes éternels; on va, par millions, sur les chemins de pèlerinage; on se lance à la découverte du monde, jusqu'au coeur secret de l'Asie; on élabore des formes politiques
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nouvelles; tout cela simultanément, dans une ardeur de vie où tous ces éléments l'un sur l'autre réagissent, et dont il est bien certain que d'avance l'esprit se décourage de pouvoir rendre la complexité’. Dans le domaine des institutions, dans celui des arts et de la pensée, sur le terrain politique et social, les aventures les plus nobles sont tentées. Des personnalités de chefs, de guides et d'éclaireurs se révèlent dans chaque secteur. Il n'est pas alors un seul compartiment de la vie qui ne connaisse la ferveur, la tension, l'abondance et la force. Au sein de cette société, la plus belle harmonie règne parce qu'une doctrine apporte la solution de tous les problèmes et dirige l'existence de chacun. Dans de telles conditions, il n'y a pas place pour des éléments qui nuiraient à l'équilibre. Tout prend un sens profond et unanime par la référence constante à une conception de vie qui s'incarne dans chaque action quotidienne. Et les fruits de cette unité sont innombrables.
C'est en face d'une ‘civilisation consacrée’ qu'on se trouve. L'élément surnaturel y domine. Chacun sait que ses paroles, ses pensées et ses actes ont des répercussions qui dépassent l'ordre matériel et que tout est soumis au jugement de Dieu. Ces convictions n'excluent évidemment pas les faiblesses, les déviations et les fautes. Mais la raison ne se sépare pas alors du réel et ne tente pas de justifier le péché, qui est reconnu comme tel. L'hypocrisie n'intervient pas pour le revêtir des apparences de la vertu. Il n'y a ni transmutation ni falsification des valeurs. Pour le bien comme pour le mal, la loi religieuse constitue la référence suprême, et personne ne songe à la nier. En ce sens, Daniel-Rops parle avec justesse de ‘la foi qui soutient tout’ et qui atteint son plus haut degré d'expression chez les guides de l'époque, les saints et les mystiques. En des âmes de choix qui, souvent, unissent la force de la prière à celle de l'action, rayonne un christianisme intégral. Grâce à leurs exemples il illumine la masse entière qui, à son niveau, y puise les meilleurs éléments de son comportement. C'est sous l'influence de ces guides que les commandements de Dieu et de l'Eglise s'imposent à chacun, que la vie liturgique et sacramentelle resplendit d'un tel éclat, que les principes de la vie parfaite exercent un attrait aussi fort.
Il serait impossible de reprendre ici l'énumération des grandes figures qui ont joué un rôle de premier plan dans l'Eglide la Cathédrale et de la Croisade. Après avoir mentionné un certain nombre d'entre elles, Daniel-Rops étudie en un chapitre spécial saint Bernard de Clairvaux, en qui il voit avec raison un témoin particulièrement authentique de ce temps de ferveur. Et en effet, de la puissance de la pensée religieuse aux capacités d'organisation apostolique, saint Bernard ne réunit-il pas tous les traits par lesquels peut se manifester une foi débordante? Avec le rare sens intuitif qui lui permet de toucher d'emblée l'axe d'un destin, Daniel-Rops fait voir comment chaque aspect de la personnalité du saint est dominé par l'idéal monacal. C'est en fonction de cet idéal qu'il faut évaluer l'immense activité déployée par Bernard de Clairvaux, qui le vit dans toutes ses exigences, sans jamais s'accorder le moindre relâchement. Son caractère de chef s'impoee, dès la première jeunesse, à ses moines, qu'il entraîne avec lui dans la voie du renoncement et de l'immolation. L'énergie qu'il déploie comme chef d'ordre, comme fondateur de communautés, comme prédicateur, comme écrivain, comme conseiller des chefs politiques, n'atténue en rien ses belles qualités de douceur, de mansuétude et de charité. Sous tous les angles et dans chacune de ses attitudes, il apparait comme homme de Dieu. Daniel-Rops écrit à ce sujet: ‘Quand on pense à l'existence si étonnamment pleine de saint Bernard, à son action parmi les hommes, c'est cette lumière de Dieu qu'il faut discerner en lui. Le seul mot qui le caractérise entier est mystique; dans tout
ce qu'il fait, dans tout ce qu'il dit, c'est l'activité mystique qu'on reconnaît déterminante. Par là il est pleinement témoin de son époque, de sa foi profonde et unanime, de sa soumission à Dieu. Il est un des plus hauts sommets de la société où il vécut; mais une montagne ne fait-elle pas corps avec l'étendue
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des plaines qui l'entourent? N'y prend-elle pas racine?’ A son temps, saint Bernard sait aussi s'opposer lorsqu'il lui voit prendre une fausse direction, et ses interventions auprès des maîtres de l'Eglise et de la cité sont célèbres. Il n'hésite pas à dresser de durs réquisitoires dans tous les cas où la négligence et l'erreur risquent de compromettre les droits de Dieu.
Ce sont les âmes de cette valeur qui, aux moments où l'enlisement la menace, arrachent la chrétienté à la torpeur et la remettent en contact direct avec l'esprit évangélique. Tout n'était pas parfait dans les rangs de l'Eglise au seuil de cette grande epoque. La simonie et le nicolaïsme notamment n'avaient pas fini d'y exercer des ravages. Une réforme s'imposait, afin que fût recouvrée la pureté primitive. La papauté elle-même avait alors conscience des périls intérieurs. Avec la puissance de l'intelligence et du coeur, Grégoire VII fit face dès son avènement et donna l'impulsion décisive en assignant une forme concrète aux volontés de réforme qui s'étaient déjà exprimées avant lui.
Les réformateurs de la vie monastique et les fondateurs d'Ordres apportent un précieux concours aux chefs de l'Eglise dans leur lutte contre la tiédeur, la routine et l'abus. C'est ainsi qu'en faisant retour à la règle de saint Benoît, la réforme cistercienne ramène les moines à l'austérité et au dépouillement. Sous le pontificat d'Innocent III, les idées de rénovation font un grand pas en avant. Ce pape prend en mains la réorganisation de la curie romaine. Il veille à ce que les évèques accomplissent en tout point leur mission. Il édicte un ensemble de mesures qui ont pour but de réintroduire une stricte discipline chez les prêtres et les moines. Par son action personnelle et par celle des conciles réunis grâce à son initiative, il fait rayonner dans toute l'Eglise un esprit de pauvreté, conforme au mandement évangélique. Ces préoccupations d'ordre moral ne le détournent pas des aspects intellectuels de la réforme. Ce grand pape fixe aussi les principes de l'éducation des clercs. Il cherche à susciter une forme de prédication apte à émouvoir le peuple. La naissance et le développement des Ordres mendiants, qu'il encourage activement, comble, à cet égard, ses voeux. L'appui qu'il donne à saint François d'Assise, à saint Dominique et à leurs fils est à l'origine du courant d'héroïsme mystique qui traversera toute la chrétienté. Les apôtres que ces deux âmes de feu vont réprande dans le monde contribueront au premier titre à rétablir un christianisme conforme à ses sources. Ils rendront aussi à l'Eglise son sens à la fois intérieur et universel: ‘Ce n'est
donc pas seulement sur le plan de la réforme morale que l'apparition des Mendiants fut un fait considérable. Mais s'ils aidèrent les Papes dans leurs luttes temporelles, ils firent bien davantage: ils furent les instruments d'une conception nouvelle de l'Eglise et de son rôle, plus universaliste qu'unitaire, où l'éclat de la puissance féodale céderait la place à des prestiges intérieurs. Eglise des Missions, Eglise des Universités où s'accomplit la promotion de la pensée, Eglise mieux adaptée à une société élargie. Ainsi, une fois de plus, comme cela s'est produit souvent dans l'histoire, le Message permanent du Christ s'incarnait-il en une forme de Chrétienté particulère; une fois de plus dans la pâte, le levain avait travaillé’.
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Une Eglise aussi jeune et aussi forte devait inévitablement entrer parfois en conflit avec les pouvoirs politiques. Depuis la querelle des Investitures jusqu'à l'échec de Frédéric II dans sa lutte contre le pape Innocent IV, Daniel-Rops reprend et éclaire les éléments dramatiques de cette rivalité. Celle-ci se fait jour à partir du moment où la papauté s'efforce de briser des liens trop étroits avec des Etats qui lui ont prêté assistance au cours des siècles précédents. La situation n'est que provisoirement éclaircie après que l'Eglise a tenu tête aux entreprises d'un Henri IV d'Allemagne ou d'un Frédéric Barberousse. Non seule- | |
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ment ces victoires peuvent avoir pour conséquences un déplacement de l'intérêt pour le spirituel vers les objectifs terrestres, mais elles risquent aussi de donner naissance à des forces qui agiront bientôt contre l'Eglise elle-même. On le voit bien lorsque, mise en face de royautés nouvelles qu'elle a soutenues à leurs commencements, elle doit ensuite se défendre contre leurs prétentions. Le martyre de saint Thomas Becket en Angleterre et la politique d'indépendance de Philippe Auguste en France illustrent ces considérations.
Mais une Eglise qui, avec des alternances d'heurs et de malheurs, est obligée de livrer combat à un pouvoir qui tantôt vise à l'étouffer ou qu'elle-même tantôt cherche à mettre en tutelle, ne renonce pas pour la cause au perfectionnement de sa vie propre. Et beaucoup mieux que dans ces activités où la politique tient une place trop grande, c'est dans l'effort d'organisation interne qu'il faut voir le souci du progrès spirituel. Daniel-Rops insiste opportunément sur la remarquable harmonie bientôt réalisée à ce point de vue. De la base au sommet, de l'administration paroissiale aux prérogatives du Pape et du Conclave, des règles sont fixées et des traditions consacrées. La justice rendue par l'Eglise se développe, tandis que le droit canon s'oriente vers une synthèse nouvelle. Et tout cela ne grandit pas en vase clos mais aboutit à une charité toujours plus vive et plus efficace, dont les hôpitaux, les hospices, les léproseries et d'autres entreprises de bienfaisance sont les signes sensibles.
C'est par cette charité, présente en tout domaine, que l'Eglise peut marquer de son influence civilisatrice et sanctifiante une époque naturellement encline à la violence et à l'injustice. Malgré l'unité qui le caractérise, malgré ses croyances et ses idéaux, l'homme médiéval n'a pas perdu le souvenir des excès des temps barbares, et il n'est pas exempt de reproches. En rectifiant et en canalisant son élan, l'Eglise écarte en lui les instincts brutaux et fait fleurir ses plus belles promesses. Elle le met sur le chemin des oeuvres durables. Sans cesse, elle rappelle à des êtres que leur turbulence menace d'égarer qu'ils vivent sous le regard de Dieu. Elle prend hardiment la tête du mouvement qui, dans cette perspective, doit mener à l'affranchissement des opprimés et à l'accession des faibles à la dignité sociale. Elle joue un rôle de première importance dans la libération des serfs, dans la définition des vertus communautaires du travail, dans l'assujettissement de l'argent aux valeurs supérieures, dans l'éducation de l'amour, dans la reconnaissance des droits de la femme.
L'action qu'elle exerce comme guide de la pensée n'est pas moins remarquable. Daniel-Rops rappelle la réflexion célèbre de Chateaubriand qui désignait les monastères de la période antérieure comme ‘des espèces de forteresses où la civilisation se mit à l'abri, sous la bannière de quelque saint. La culture de la haute intelligence s'y conserva avec la vérité philosophique, qui renaquit de la vérité religieuse. Sans l'inviolabilité et le loisir du cloître, les livres et les langues de l'antiquité ne nous auraient point été transmis, et la chaîne qui lie le passé au présent eût été brisée’. Au cours de l'époque de la Cathédrale et de la Croisade, la même activité se manifeste au grand jour. L'Eglise veille à faire converger les richesses de l'esprit vers l'exaltation de Dieu et de la foi. Elle ne néglige aucun moyen. Elle apprend à l'humanité le respect du livre. Elle fonde partout des écoles, qui donnent un enseignement à la fois soucieux d'éducation et d'instruction. Elle établit des Universités, où les problèmes de la foi et de l'humanisme sont étudiés en profondeur et où brillent des maîtres qui ont assimilé toutes les connaissances de leur temps. Il suffit de songer à un saint Anselme, à un Abélard, à un Albert le Grand, à un saint Bonaventure, a un saint Thomas d'Aquin pour être immédiatement convaincu de l'effervescence et de la force de la pensée médiévale.
Ces tendances, innombrables mais étroitement unifiées, d'une société fondée sur une vision chrétienne du monde s'expriment dans la plus haute réalisation artistique de l'époque: la cathédrale. Elle est ‘l'expression totale d'une foi’. Entreprise, dans la plupart des cas, à
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l'initiative de chefs eclésiastiques, elle fut aussi une oeuvre sociale. Le peuple y participait non seulement par ses dons mais aussi par le travail volontaire, heureux de ‘bâtir pour Dieu’. Dans ses vitraux, dans ses sculptures, dans le jeu de ses couleurs, dans ses voûtes, dans ses tours, dans tout son élan, s'incarnait cette même conception de l'homme relié à Dieu qu'enseignaient la philosophie et la théologie. La cathédrale s'adressait à la fois à l'érudit et à l'être simple. Daniel-Rops décrit en ces termes son langage universel: ‘Maison du peuple, la cathédrale savait merveilleusement se mettre à sa portée. Elle avait, certes, tout un aspect savant qui ne se révélait qu'aux érudits, à ceux qui, connaissant à fond les Saintes Ecritures et la théologie, étaient à même de percer les symboles, mais elle avait aussi un aspect simple, familier, populaire qui donnait confiance aux humbles. Les mêmes formules revêtues de beauté qui, aux savants, livraient l'enseignement spirituel le plus haut, touchaient au coeur les simples en leur parlant de foi, d'espérance et d'amour. Ils étaient d'autant plus sensibles à ce langage que bien des éléments étaient empruntés à leur propre vie, qu'ils les sentaient tout proches’.
Sur un autre plan, la Croisade traduit une même ferveur. Daniel-Rops discerne avec grand soin, parmi les motifs qui l'ont inspirée, le bon grain de l'ivraie. Il ne se dissimule pas que si, à son origine, réside une pure volonté spirituelle, d'autres mobiles plus intéressés sont aussi intervenus. Il reconnaît loyalement qu'à maintes reprises elle dévia et fut gâchée par le manque de préparation, la convoitise matérielle et la brutalité. Elle fut enfin de compte un échec, puisque la délivrance du Sépulcre et la réconciliation des Eglises, qu'elle se fixa comme fíns essentielles, ne furent point réalisées. Elle permit toutefois à la Chrétienté médiévale des ressentir profondément son unité. Elle provoqua, à côté d'excès et d'horreurs, de nombreux actes d'héroïsme et de sainteté. Le jour se lèvera d'ailleurs bientôt où les chrétiens comprendront qu'à la contrainte et à la force l'Evangile fait un devoir de céder la place à des méthodes basées sur le rayonnement de l'exemple. L'ère des Missions s'ouvrira.
Mais après toutes ces grandes réalisations, des fissures apparaissent dans la chrétienté, que n'ont cessé de troubler des hérésies diverses. Tandis que s'éveillent les nationalismes, l'unité chrétienne est entamée. De graves difficultés préoccupent les papes. Les débuts de la guerre de Cent ans et la crise économique affaiblissent les courages, et l'angoisse s'installe. La confiance et la vitalité qui constituaient les traits essentiels de l'homme médiéval sont déjà vaincues par le doute et la peur. Les résultats de trois siècles d'unité restent brillants, mais les modifications survenues dans les méthodes de pensée et d'action exigent à présent d'autres cadres et des principes renouvelés. A des aspirations inédites qui viennent de surgir dans la société profane et qui remettent en question les axes de la culture, il faudra que l'Eglise apporte des réponses adéquates et neuves. Une autre synthèse est attendue. Elle surait dû se dessiner aux environs de 1350, date du déclin de l'Eglise de la Cathédrale et de la Croisade. Elle ne sera efficacement présente dans l'histoire que deux siècles plus tard, après que les réformes protestantes auront porté à l'Eglise du Christ des coups terribles.
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