Roeping. Jaargang 10
(1931-1932)– [tijdschrift] Roeping– Gedeeltelijk auteursrechtelijk beschermd
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Léon BloyVOICI, maintenant, ce que j'appellerai les clés de Bloy. Il y a d'abord, selon moi, l'illusion dont j'ai parlé, par rapport à sa mission. Il y a, ensuite, que c'était un immense naïf; et, trait connexe, il était, par dessus tout, un affectif. Ce que Nietzsche a appelé l'intellectualité froide, ou encore un état d'esprit scientifique n'avaient que peu à voir avec lui. L'intelligence, chez lui, était toute sillonnée de passion, d'imagination, d'élans d'âme. Ecoutons-le exhorter, sur ce chapîtte, sa fiancée que, protestante, il sent portée au libre-examen et au rationalisme: Le défaut, l'unique défaut peut-être de ton éducation est d'avoir mis en toi une confiance trop grande dans les spéculations de l'esprit, et je t'avoue que cela m'inquiète et m'attriste parfois quand j'y pense. Je voudrais que tu vécusses beaucoup plus par le coeur que par la pensée, parce que c'est ainsi que j'ai toujours fait et qu'alors nous serions beaucoup plus unis. Il y a là, impliquées, des choses incontestablent très justes, et même d'une importance essentielle; mais c'est à côte d'un excès qui contribue à expliquer les côtés faibles ou regret- | |
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tables de Bloy. Cela n'a pas cependant empêché Termier, qui était prince du sang dans ce royaume, de qualifier son intelligence de ‘magnifique’, ce qui est surtout vrai de son intelligence intuitive. Léon Bloy présentait cette naïveté spéciale inhérente à l'homme appelé à accomplir de grandes choses; car la grandeur, dans tous les ordres, est simple. Qu'on veuille remarquer, en effet, qu'il n'y a ni héros, ni génie, ni saints concevables sans cette naïveté-là. Il ne s'agit pas, naturellement, de naïveté bête, mais, j'y insiste, de cette naïveté enthousiaste et fraiche, et, pour tout dire, sublime, qui croit pour agir. Aussi bien n'est-elle pas sans présenter quelquefois des inconvénients. Ensuite, Bloy était un très grand lyrique. ‘Il n'est pas sorti une page de moi qui ne soit d'un poète’, m'a-t-il plusieurs fois répété en me donnant précisément lui-même cette observation comme ‘une clé de son oeuvre’. Or, pour lui, la poésie était directement intéressée à la vie profonde de l'âme et donc aux son rapports de celle-ci avec Dieu: Au fond, a-t-il écrit, l'idée de poésie implique l'idée de Dieu puisqu'elle est une idée nécessaire comme, par exemple, celle de nombre, de forme, de finalité et d'essence que l'âme de l'homme subit et qu'elle ne génère pas. La métaphysique enseigne cela et tout le monde le sait sans avoir appris la métaphysique. Mais, dans un ordre de considérations moins générales, ce mot de poésie peut s'entendre et s'entend ordinairement de tout effort, de tout mouvement intérieur qui porte l'âme humaine hors d'elle-même ou au-dessus d'elle-même, qui brise doucement et violemment le rapport de la créature à la création en lui constituant une vie moitié naturelle et moitié surnaturelle dans un centre de réalités supérieures aux préoccupations ordinaires de l'esprit humain. | |
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Le coeur humain est le contact de deux angle opposés par le sommet et ouverts sur l'un ou l'autre infini. Ici, le gouffre d'obscurité; là, le gouffre de lumière. L'effet des deux visions est aussi puissant, et le suave poète qui s'élève en chantant dans la gloire, n'agit pas sur nous avec plus de force que le poète coupable et désespéré qui raconte à la terre le sombre naufrage et la disparition de son coeur.Ga naar voetnoot1) Le lyrisme de Bloy s'exhalait constamment en un chant puissant à la Gloire de Dieu. Enfin, ‘il ne faut pas qu'on oublie, m'a-t-il souvent fait observer, que je suis un vieux montmartrois!’ Cela signifie que Bloy avait un sens aigu, paradoxal par rapport à son lyrisme et constituant la deuxième et savoureuse composante de son génie litteraire, du comique énorme, de la force hilarante que comporte tout un côté burlesque de l'animal humain. Bloy sentait d'une manière aiguë la cocasserie transcendante d'une foule de nos agitations, la vanité bouffonne d'un grand nombre de nos évolutions individuelles et collectives. Il m'est souvent arrivé, chez lui, de penser périr étouffè par le rire le plus fou. On riait beaucoup, chez Bloy, et de la plus tonique manière, si les larmes y apparaissaient souvent.
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Si l'on ne tient pas compte de tout cela, de ce qu'il a cru pouvoir et devoir faire, en raison de la mission qu'il pensait, de toute la force de sa sincérité, avoir reçue; de ce qu'il a été: un grand naïf enfantGa naar voetnoot2), un incroyable lyrique, un grand comique authentique, on ne peut rien com- | |
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prendre à Léon Bloy, surtout si l'on prétend le tirer à terre, au niveau des piétons. Bloy vole, parfois chimérique et méchant, toujours enthousiaste, vibrant et sonore, souvent tragique et sublime, d'un vol superbe éclaboussé d'un grand rire vengeur.....
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Il est donc loin d'être parfait, me dira-t-on, puis qu'il a tellement besoin d'être expliqué? Oui, Bloy appelle une décantation. ‘C'est un bon vin, tres généreux, que recouvre une écume, - ai-je entendu dire à Termier -: écartez l'écume et buvez le vin’. Cette décantation, c'est le travail critique seul qui la fournira, non l'injustice systématique et la mesquine acrimonie. Il y a deux attitudes qui sont tout autant l'une que l'autre a réprouver à son égard: un culte aveugle et un mépris fermé (qui ne sait pas toujours lui-même de qui il est). Ce qu'il appelle, pour être compris, hé! mais, c'est, comme tout homme, une lucidité pleine d'amour. Ce à quoi il a droit, comme tout homme et comme tout écrivain, c'est à la justice et à l'humanité. Et ce n'est pas parce qu'il en a plus du moins souvent manqué lui-même, qu'il n'y surait pas droit. Sinon, au nom de quoi condamnerait-on ses excès? Mais, pour ajouter encore une mise en garde, il y aura grandement lieu de tenir compte, dans ce travail qui s'opérera et qui déjà s'opère, de ce que fut son temps, autrement dit de l'histoire de l'Eglise de France et de l'histoire de la France elle-même au XIXè siècle. Le temps qui va du Syllabus à la Grande Guerre n'a pas précisement été, ni pour l'une ni pour l'autre, une période de tout repos, mais, au contraire, un temps très tourmenté et très sombre. Il est juste de remarquer que Léon Bloy s'est formé et qu'il s'est principalement développé en deça de la résurrection glorieuse de saint Thomas d'Aquin, à un moment où la philosophie chrétienne hésitait. tâtonnait et parfois | |
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s'égarait jusqu'a encourir la désapprobation de Rome; en deça du renouveau eucharistique, liturgique et mystique, en deça du renouveau de la philosophie sociale et de l'Action catholique. Souvenons-nous que Léon Bloy est contemporain de l'extension catastrophique du libéralisme, du socialisme, du scientisme et du modernisme, des effrayants progrès du matérialisme moderne et de l'aggravation de l'apostasie officielle des Etats, c'est-a-dire du Laïcisme, dont nous sommes menacés de périr, et dont Bloy représente, justement, l'éclatante antithèse. Quand on honnit Bloy, c'est le plus souvent parce qu'on s'acharne à le confondre avec le groupe régulier des écrivains catholiques, artistes et apologistes, à le rapprocher d'eux et à lui appliquer leur commune mesure. Et ce que j'en dis là n'est pas pour les diminuer. Mais Léon Bloy est un phénomène unique, un véritable monstre d'originalité et de solitude, comme Pascal dans son siècle. Genie égocentrique, romantrique né, marqué, par un destin exceptionnel, pèlerin excessivement douloureux d'une voie à part, il réclame un traitement special et, par là même, comme je l'ai dit, une explanation et une manière de s'en servir. Quelle folie, pourtant, ce serait, à cause de cette nécessité, de rejeter sa splendide et authentique richesse, qui est de la plus haute qualité, à la fois chrétienne, humaine et littéraire. Car Léon Bloy est un des plus grands prosateurs de tous les siècles français, ‘l'un des rois de la prose française’, comme a dit Pierre Termier. ‘Quelle prose, mieux que de la sienne, mérite de devenir classique, c'est à dire d'être montrée comme un modèle? Elle a toutes les qualités: clarté, pureté, élégance, richesse, nombre; et elle est le vêtement splendide des plus brillantes images et des plus fortes pensées’.Ga naar voetnoot1) | |
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Apparaît-il donc si souvent parmi nous un homme ‘qui a quelque chose à dire?’ ‘Il est, comme l'affirme Termier encore, le grand écrivain catholique de son temps et l'un des plus grands de tous les temps’Ga naar voetnoot1). J'ajouterai qu'il est le seul grand, romantique qui ait réussi, catholiquement parlant. Par lui, ‘l'absolu de l'evangile est entré, dans la sève même de notre art’.Ga naar voetnoot2) Il est juste, cependant, de reconnaître qu'il a manqué à Bloy, en tant que grand écrivain catholique, un certain sens de son temps, parce qu'il a manqué d'un certain sens de la catholicité dans l'espace. Du XIXè siècle - un fantôme de siècle, disait-il - il a vu, d'un oeil implacable, la face ténébreuse: il en trop peu aperçu les lumières, les préparations. Enfermé dans son sentiment apocalytique, et, aussi, dans sa conviction véhémente et mystique d'une prédestination surnaturelle de la France à peine inférieure à celle du peuple juif, il n'a pas été sensible à la grande oeuvre de regroupement spirituel, qui commençait sous ses yeux et dont nous voyons apparaître, aujourd'hui, les premiers fruits. Aussi, c'est à peine si, dans toute son oeuvre, on trouverait la trace d'une préoccupation effective de l'extension du Règne du Christ à travers le milliard des infidèles et les ttois cent millions de schismatiques et de protestants que porte le globe. Pour Bloy, pratiquement, les choses allaient, si je puis dire, comme si Dieu ‘était français’. Encore une fois, il serait imprudent de convier au banquet | |
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de son oeuvre, tel quel, le premier venu, et surtout la jeunesse, pétulante par définition et trop souvent impatiente de tous les jougs. Tant que le travail de décantation dont je parle n'aura pas été accompli et ne sera pas incorporé à la Culture, l'oeuvre de Bloy présentera de réels dangers et elle aura besoin d'un commentateur informe et capable, comme en ont eu besoin le janséniste Pascal ou le gibelin anti-papiste Dante. Pour ma part, chaque fois que j'ai parlé de lui, je me suis efforcé, dans la mesure de mes moyens, d'être ce commentateur et cet introducteur pour qui Platon est un ami (et quel ami!), mais à qui la Vérité est plus chère que tout. C'est surtout le temps qui agira. Souvenous-vous de ce que le temps a fait pour Pascal, qui eut ce malheur d'être le partisan déclaré et le soutien passionné d'une hérésie formelle, organisée, et combien désastreuse! Plus lointainement encore, considérez ce qu'il a fait pour Dante, dont, il y a dix ans (1321-1921), la Mère Eglise elle-même promouvait la gloire spirituelle et littéraire et le triomphe universel: or, a-t-on jamais vu Bloy, dans ses pires violences, imaginer un Enfer et y plonger un pape (Anastase), un cardinal-archevèque (Ruggieri degli Ubaldini), un empereur (Frédéric II), un comte (Ugolin), un humaniste, (Brunetto-Latini, son ancien maître, son Barbey d'Aurevilly!), et tant d'autres contemporains catholiques avec eux? Jamais la haine et l'âpreté ont-elles dépassé les réprobations et les damnations dantesques? Le recul n'excuse rien, ne dénature rien; mais il sépare et purifie.
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Il y aura grandement lieu aussi, pour juger l'arbre, d'examiner ses fruits. ‘J'écris pour la canaille’, disait Bloy. Qui sont donc ceux qui sont sortis de lui, ceux qui lui doivent le baptème, ou la conversion, ou la ferveur, et, les uns et les autres, le sens de l'absolutisme divin? Il s'en trouve en | |
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France, en Belgique, en Suisse, en Hollande, en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Autriche, en Tchécoslovaquie et jusqu'au Japon, dont Bloy vit arriver un jour un admirateur jaune qui avait fait tout exprès le voyage, du pays du Soleil levant, pour pouvoir le voir et l'entendre. Ceux-là sont en quelque sorte ses ‘répondants’. ‘Nous, qui avons connu la vieillesse de l'olivier, nous savons que le fruit rend témoignage de la sève et de la racine’.Ga naar voetnoot1) Quand on interroge la vie. elle n'a pas toujours l'air de répondre. Mais quelle trancendante ironie, parfois, dans les faits, qui sont sa muette éloquence! N'est-il pas savoureux, par exemple, de constater que ce contempteur des philosophie et des théologiens a pour filleul un Maritain; que celui qui a appelé ‘La Science’ ‘le labarum ses imbéciles’, a pour ‘petit frère’ un Termier; que ce ‘solitaire’ a eu pour dernier entourage les gens les plus sociables et lesp lus légitimement enfoncés, par état, dans les soins du monde, que cet ‘irrégulier’ a mis au monde de la grâce des gens qui se font un mérite et un honneur d'obéir au mondre voeu de l'Eglise; que ce ‘violent’ n'a enfanté que des doux, car aucun pamphlétaire haineux et féroce n'est sorti de lui que je sache. Il y a là une sorte de paradoxe trés digne d'attention. Les fruits qu'on voit quand on regarde avec les yeux qu'il faut, c'est sa propre femme convertie, deux de leurs enfants au Ciel, les deux autres mères de familles déjà nombreuses. C'est Jacques Maritain, sa femme, sa belle soeur, son beaupère, sa belle-mère recevant le baptême. C'est, aussi par Maritain, Ernest Psichari, petit fils de Renan, baptisé, et derrière Psichari tout ce que l'a suivi, le suit et le suivra encore dans sa voie catholique. C'est un Erik Satie converti de même par Maritain à son lit de mort. (Léon Bloy compte un grand nombre de petit-fils spirituels). C'est, surtout, par Maritain, le rayonnement intellectuel et surnaturel du Doc- | |
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teur universel de l'Eglise ravivé et propagé dans des milieux où son nom même était inconnu. C'est Van der Meer et sa femme convertis; un fils ravi tout enfant au Ciel, un autre prêtre et benédictin. C'est l'action intellectuelle et convertisseuse de Van der Meer en Hollande. tel prince javanais mourant son Journal d'un Converti, préfacé, par Bloy, entre les mains, ou le grand écrivaint Frédérik Van Eeden devenant, déjà vieillard, son filleul..... C'est Termier qui, ayant fait si hautement et si magnifiquement témoigner la Science pour Dieu, peut écrire: ‘Je divise ma vie en deux parties nettement et profondément distinctes; celle qui a précédé et celle qui a suivi ma rencontre avec Léon Bloy’.Ga naar voetnoot1) Bref, ce qu'on voit, c'est toute une rayonnante famille spirituelle et la plus diverseGa naar voetnoot(2), des prêtres, des religieux, dont les enfants communient à sept ans et moins, et dont à autres reçoivent le sacerdoce ou prononcent des voeux de religion; des savants, des philosophes, des écrivains, des employés, des hommes d'affaires, des professeurs, des artistes, entraînés suivant une ligne sage et montante d'amour de Dieu, d'amour l'Eglise, d'amour des âmes, dans le grand mouvement d'âme et d'amour de celui qui a pu sans mensonge, proférer ces deux choses; l'une: ‘La vérité bien nette et qui éclate dans mes livres, c'est que je n'écris que pour Dieu’, et l'autre: ‘Il y en a qui demandent le baptème après m'avoir lu. Quelle sanction divine à mes violences!’ Et la première est évidement la cause de la seconde.
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Un dernier mot encore: nul n'a été plus franc que Léon Bloy, nul n'a davantage déposé contre lui-même, nul ne s'est aussi naïvement livré á ses adversaires et à ses ennemis. Il n'est que juste, si on le juge, d'en tenir compte et de l'en faire bénéficier. Lui-même vivait dans un très profond | |
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sentiment de son indignité, sentiment qui, comme tel, dépassait certainement tout ce qu'on a pu dire de mal contre lui: ‘Ma Souveraine bien aimée, je ne sais pas ce que c'est que de Vous honorer dans tel ou tel de Vos Mystères, selon qu'il fut enseigné par quelques-uns de Vos amis. Je ne veux rien avoir sinon que Vous êtes la Mère douloureuse, que toute Votre vie terrestre n'a été que douleur, douleur infine, et que je suis un des enfants de Votre douleur. Je me suis mis à Votre service comme un esclave, je Vous si confié ma vie temporelle et spirituelle pour obtenir par Vous ma sanctification et celle des autres. C'est de cette manière seulement, à ce titre seul, que je peux Vous parler. Je manque de foi, d'espérance et d'amour. Je ne sais pas prier et j'ignore la pénitence. Je ne peux rien, et je ne suis rien qu'un fils de douleur. Je ne me connais aucun mérite, aucun acte vraiment bon qui puisse me rendre agréable à Dieu, mais je suis cela, un fils de douleur. Vous savez qu'autrefois, il y a plus de trente aux, obéissant à une impulsion qui me venait certainement de Vous, j'ai appelé sur moi toute la douleur possible. A cause de cela, je me persuade que ma douleur, qui est grande et continuelle, peut Vous être offerte. Puisez dans ce trésor pour payer mes dettes et celles de tous les êtres que j'aime. Et puis, si Dieu le permet, donnez-moi d'être Votre témoin dans les tourments de la mort. Je Vous le demande par Votre très doux nom de Marie. Le dernier fond de ce que s'est passé entre l'âme de Léon Bloy et Dieu - fut ce à travers l'illusion - nous échappe. Au delà de l'illusion même, voire au delà des prestige du faux Ange de lumière, dans l'hypothèse où de tels prestiges de seraient trouvés dans l'aventure d'Anne Marie, qui oserait dire qu'il ne s'est quand même pas passé un mystère ce grâce possédant, au moins partiellement et d'une certaine manière, une valeur d'équivalence, par rapport à ce qu'il a cru recevoir?..... Il n'est pas douteux, en tout cas, qui Bloy lui-même ait eu le sentiment latent d'un conflit, d'un échec de quelque chose, au centre de sa vie, qui n'était pas ce que cela aurait dû, pu, voulu être. ‘Depuis longtemps déjà, j'ai tout a fond de moi cette impression très nette et qui doit se rapporter quelque profonde réalité mystérieuse, - écrivait-il le 7 janvier 1890 à sa fiancée - que je | |
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ne suis pas où je devrais être, que je n'ai pas ce que je devrais avoir, que je suis, en quelque façon, frustré d'un héritage qui m'appartient et qui est détenu par des mains injustes. Je sais que cette pensée peut paraître folle. Cependant je n'ai jamais pu l'écarter, même dans la prière’.Ga naar voetnoot1) Analysée sous cet angle précis, l'admirable et sainte lettre á Jean de la Laurencie revêt un aspect complémentaire, laisse échapper un mystérieux cri de surcroît, que je ne peux, poùr ma part, qu'interpréter comme une sorte de confirmation de cette conjecture que j'avancc, d'un double jeu, écartelant pour son âme, mais où le talon de sa Souveraine a vaincu: Cher ami, ma femme qui vous a vu aujourd'hui me dit que vous m'attribuez le pouvoir de vous réconforter. Vous m'aviez écrit déjà des choses semblables et cela m'étonne toujours. Faut-ilque les contemporains soient inexistants pour que vous pensiez avoir besoin de moi! Quel besoin j'aurais moi-même de m'appuyer sur autrui! Combien de fois l'ai-je essayé! Combien de fois ai-je cru trouver des colonnes de granit qui n'étaient que cendre ou pis encore! Et j'ai bien peur moi-même de n'être que cela. | |
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Ces phrases ou ces pages qu'on veut admirer, si on savait qu'elles ne sont que le résidu d'un don surnaturel que j'ai gâché odieusement et dont il me sera demandé un compte redoutable! Je n'ai pas fait ce que Dieu voulait de moi, c'est certain. J'ai rêvé, au contraire, ce que je voulais de Dieu, et me voici, à soixante-huit ans, n'ayant dans les mains que du papier! Ah! je sais bien que vous ne me croirez pas, que vous supposerez je ne sais quel repli d'humilité. Hélàs! quand on est seul, en présence de Dieu, à l'entrée d'une avenue très sombre, on a le discernement de soi-même et on est mal situé pour s'en faire accroire! La vaie bonté, la bonne volonté toute pure, la simplicité des petits enfants, tout ce qui appelle le baiser de la bouche de Jésus, on sait bien qu'on ne l'a pas et qu'on a vraiment rien à donner à de pauvres coeurs souffrants qui implorent le secours. C'est ma situation vis-à-vis de vous, cher ami. Sans doute je peux prier pour vous, je peux souffrir avec vous et pour vous, en essayant de porter un peu votre fardeau; oui, mais la goutte d'eau puisée dans un calice du Paradis terrestre, il m'est impossible de vous la donner. J'ai senti aujourd'hui que j'avais le devoir de vous dire cela pour que vous ne comptiez pas trop sur une créature faible et douloureus.Ga naar voetnoot1) Il est toujours difficile de connaître un homme, même pour lui même. ‘Je me mets fort peu en peine, disait saint Paul aux Corinthiens,Ga naar voetnoot2) d'être jugé par vous ou par un tribunal humain; je ne me juge pas non plus moi-même; car, quoique je ne me sente coupable de rien, je ne suis pas pour cela justifié: mon juge, c'est le Seigneur. C'est pourquoi, ne jugez de rien avant le temps jusqu'à ce que vienne le Seigneur. Il mettra en lumière ce qui est caché dans les ténèbres, et manifestera les desseins de coeurs: et alors, chacun receverz ce Dieu la louange qui lui est due.’ Quand on a tout pensé, tout examiné, tout dit, il faut encore ajouter cela: Dieu seul. LÉOPOLD LEVAUX. |
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