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Resume
Chapitre I. Etat actuel des recherches
Le premier chapitre de cette étude contient un aperçu historique des recherches, un exposé du plan et du but du présent livre, enfin une description de la transmission de la Chanson de Roland et du Roelantslied.
L'histoire de la recherche scientifique concernant le Roelantslied commence en 1835, l'année où C.P. Serrure découvrit, dans la Bibliothèque Municipale de Lille, le premier fragment manuscrit (R) de ce texte. Cette même année Francisque Michel retrouva en Angleterre la manuscrit contenant la ‘Version d'Oxford’ de la Chanson de Roland. Peu après, plusieurs sources du Roelantslied sont rendues accessibles: successivement un exemplaire d'un livre populaire daté de 1576, Den droefliken strijt van Roncevale (VbB), et les manuscrits fragmentaires de La Haye (H), de Bruxelles (B) et de Looz (L). Cette première période de recherches se termine par l'édition de Serrure en 1858 et celle de J.H. Bormans en 1864. Bormans était d'avis que les fragments conservés du Roelantslied ont pour source un texte très ancien en moyen néerlandais, qui aurait également servi de modèle à la Chanson de Roland; cette thèse a tout de suite été repoussée par Gaston Paris.
En 1886 une nouvelle édition parut, publiée par G. Kalff. Celui-ci a tenté de réunir les différents fragments du texte et d'en faire un récit continu. En comparant le texte obtenu ainsi avec l'édition de la Chanson de Roland de Th. Müller et L. Gautier il concluait que la version en moyen néerlandais devait être une traduction assez défectueuse d'une rédaction française perdue. Selon Kalff ce modèle français doit être placé à un moment tardif dans la tradition française de la Chanson de Roland.
Un demi-siècle plus tard le Roelantslied fut de nouveau étudié et édité. Cette édition, de la main de J. van Mierlo, contemporain
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de Bédier, est encore l'édition de référence du texte en moyen néerlandais. Si Van Mierlo et Bédier sont tous deux très sûrs dans leurs convictions acharnées, ils s'opposent diamétralement en ce qui concerne leurs points de vue scientifiques. Van Mierlo était un partisan opiniâtre de la théorie traditionaliste des origines des chansons de geste. Pour lui le Roelantslied était la traduction d'une version française de la Chanson de Roland, version nettement antérieure à la ‘Version d'Oxford’. Les arguments avancés par Van Mierlo pour appuyer cette thèse ont été contestés vigoureusement par J. Horrent en 1946.
Après la Deuxième Guerre Mondiale le Roelantslied n'a plus été l'objet de recherches approfondies. Le grand intérêt qu'a suscité la Chanson de Roland dans le monde des romanistes n'a pas touché le Roelantslied; les travaux de Menéndez Pidal, Le Gentil, Rychner, Duggan et de tant d'autres ont passé sous silence la traduction en moyen néerlandais. Certes, Segre a utilisé le texte comme l'une des sources de son édition et, dans son apparat critique, il en relève soigneusement les variantes, mais celles-ci n'ont presque jamais une valeur décisive pour la critique du texte. L'édition récente de G.J. Brault ne fait pas du tout mention du texte en moyen néerlandais.
Ces conditions expliquent le but et le plan du présent livre. Avant tout on a besoin d'une édition fidèle des textes, afin de rendre accessibles tous les fragments en moyen néerlandais. C'est pourquoi on trouve ici une édition diplomatique et synoptique de toutes les sources (excepté le VbB dont le texte s'accorde généralement avec celui du VbA). Cette édition sert de base à une étude de l'histoire du Roelantslied, dans un ordre chronologique inverse: d'abord les deux livres populaires du XVIe siècle, ensuite les fragments des manuscrits et en dernier lieu la relation du Roelantslied original avec la tradition de la Chanson de Roland.
On trouve encore, dans ce premier chapitre, une brève description de l'événement qui constitue la base historique de la Chanson de Roland, un résumé du contenu de la ‘Version d'Oxford’ et une
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description de la tradition textuelle de la Chanson de Roland et des sources imprimées et manuscrites du Roelantslied.
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Chapitre II. Le livre populaire Droefliken strijt et ses sources
Du livre populaire Den droefliken strijt van Roncevale deux exemplaires ont été conservés, le plus ancien datant de 1520 environ (VbA), le plus récent de 1576 (VbB). Une comparaison nous apprend qu'ils doivent remonter tous les deux, indépendamment l'un de l'autre, à un original perdu qui doit dater des environs de 1500. Le livre se compose pour environ la moitié de morceaux en vers, appartenant à la tradition de la Chanson de Roland. Cependant, ces passages en vers sont insérés dans un autre récit, écrit en prose et remontant à différentes sources. Le résumé du contenu du Droefliken strijt est suivi d'une étude de ces sources.
La source principale des parties en prose est constituée par la Historia Karoli Magni et Rotholandi ou Chronique du Pseudo-Turpin. Le compilateur du livre populaire a connu cette source sous la forme d'une traduction en moyen néerlandais, qui figure dans Die alder excellenste cronyke van Brabant, incunable datant de 1497, imprimé chez Roland van den Dorpe à Anvers. Une comparaison attentive du texte et des illustrations du Droefliken strijt avec ceux de cette Cronyke fournit des données intéressantes sur la façon dont les imprimeurs anversois d'environ 1500 traitaient le récit de Roland et de Roncevaux. Roland van den Dorpe a probablement imprimé sous trois formes différentes le récit consacré à son homonyme épique: d'abord un texte entièrement composé de vers, puis la prose de la Cronyke van Brabant et enfin la version mixte du Droefliken strijt. Cet examen d'une des sources du livre populaire a mené à un résultat inattendu: il nous permet de mieux comprendre les activités d'éditeur d'un des premiers imprimeurs anversois.
Le Roelantslied occupe la deuxième place parmi les sources du Droefliken strijt, immédiatement après la chronique du pseudo-Turpin.
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Le compilateur ne s'est pas limité à emprunter au Roelantslied tous les passages en vers, un certain nombre de passages en prose s'inspire également de celui-ci; ces passages ont souvent la forme de résumés très succincts. Le Roman der Lorreinen, chanson de geste en moyen néerlandais, doit être considérée comme une troisième source. Certains éléments narratifs du livre populaire se rapportant aux relations familiales de Guwelloen (Ganelon) avec Marcelijs et Baligant et avec l'impératrice grecque Erena ont été fournis par ce texte. Enfin la prose contient des passages qui reposent sur la tradition de la chanson de geste Ogier le Danois. Telles sont les sources principales du livre populaire Droefliken strijt. Un tableau des correspondances entre les éléments du texte et leurs différentes sources se trouve à la fin de ce chapitre.
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Chapitre III. La méthode de travail du compilateur du livre populaire
Comment le groupe de textes hétérogènes étudiés dans le chapitre précédent a-t-il pu aboutir à la naissance du livre populaire Droefliken strijt? Dans le prologue de ce livre se trouve un passage difficile à interpréter, qui contient une réponse partielle à cette question. Il me semble que le compilateur veut dire ici (VbA, P 65-70) qu'il a ajouté la prose au texte en vers afin de pouvoir démontrer la part prise par d'autres que Roland et Olivier dans la bataille de Roncevaux.
Mais parfois les renseignements fournis par les différentes sources se contredisent. Dans ces cas-là le compilateur devait choisir et adapter. Le rôle que joue l'évêque Turpin dans le récit offre un excellent exemple. Selon la tradition de la Chanson de Roland il se bat aux côtés de Roland à Roncevaux et il meurt sur le champ de bataille. Selon la tradition du pseudo-Turpin par contre, l'évêque se trouve auprès de Charles dans le corps d'armée et, la campagne finie, il écrit sa chronique. Le compilateur a opté pour la dernière conception, et il confie le rôle de Turpin sur le champ de bataille à un autre évêque. Autres exemples de telles adaptations: l'arrière- | |
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garde qui devient l'avant-garde, le rôle de Gautier dans le récit.
Mes recherches m'amènent à conclure que Die alder excellenste cronyke van Brabant a été la source principale du compilateur du Droefliken strijt. La conception du récit est fondée sur celle de la Cronyke; le cadre du récit est emprunté à la Cronyke, et elle semble avoir inspiré le titre du livre populaire. Dans la partie centrale du livre populaire - qui décrit la bataille de Roncevaux proprement dite - le compilateur a inséré des parties en vers empruntées au Roelantslied. Dans la prose il insère également des informations provenant d'autres sources; parfois il invente des épisodes pour allonger le récit. Bon nombre de ces extensions semblent inspirées par la volonté d'impliquer davantage de personnages dans l'action ou d'agrandir la part qu'y prennent des personnages appartenant traditionnellement au texte.
Les motifs du compilateur pour composer un récit aussi hétérogène, tant par sa forme que par son contenu, sont probablement d'ordre commercial. Il me semble qu'il a essayé d'attirer le public le plus nombreux possible. Les amateurs des anciens romans de chevalerie pouvaient goûter les parties en vers, mais ceux qui préféraient la prose ‘scientifique’ n'étaient pas déçus non plus. Le Droefliken strijt offre au lecteur de l'histoire vulgarisée, enluminée de passages rimés hauts en couleur.
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Chapitre IV. Le texte en vers du livre populaire Droefliken strijt
Le quatrième chapitre étudie le texte en vers du livre populaire. Quelle valeur cette source tardive peut-elle avoir pour nos connaissances du Roelantslied? Du point de vue quantitatif c'est le texte le plus important: il compte 1246 vers, repartis sur douze passages, qui appartiennent tous au deuxième épisode de la Chanson de Roland, l'épisode de Roncevaux. Cependant, une comparaison avec le texte des fragments manuscrits et avec les textes français nous apprend que le texte en vers du Droefliken strijt a subi de
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nombreuses modifications. Ce sont surtout les leçons corrompues qui rendent ce texte suspect du point de vue qualitatif.
Mais, mises à part ces leçons corrompues, le texte comporte des modifications conscientes, dues aux rédacteurs et au compilateur du livre populaire. Comme le Droefliken strijt combine des parties du Roelantslied avec le récit du pseudo-Turpin, les contradictions entre les deux traditions devaient être éliminées. Des changements radicaux dans le texte en vers étaient donc inévitables. Quelques exemples d'interventions de ce genre: on a ajouté un second évêque à côté de Turpin; l'arrière-garde est devenue une avant-garde; des détails ont été ajoutés aux endroits où l'on passe de la rime à la prose afin d'éviter que le lecteur ne perde le fil du récit.
Le compilateur ne s'est pas borné à ces modifications purement structurales, il a également modifié l'idée fondamentale de l'histoire. L'accent s'est déplacé: bien plus que les autres textes le texte en vers accentue le caractère chrétien du combat et les motifs d'inspiration chrétienne des combattants. Ils se battent pour Dieu contre les païens, et aussi pour eux-mêmes afin de gagner une place au ciel. Ce motif a relégué à l'arrière-plan d'autres motifs (d'inspiration héroïque, nationaliste et féodale).
Finalement, le texte en vers diffère de celui des fragments sur le plan stylistique. Il s'agit bien d'un effort d'éclaircissement du récit et de modernisation du texte; le nombre de syllabes par vers s'en trouve considérablement augmenté. Ces modifications sont peut-être liées à un changement dans la fonction du texte: texte destiné à la lecture publique pour les manuscrits, texte destiné à la lecture individuelle dans le cas du livre populaire.
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Chapitre V. La tradition manuscrite.
L'examen des différents fragments manuscrits mène à la conclusion qu'ils donnent tous des textes plus ou moins corrompus. Les fragments tardifs L (vers 1500) occupent une place à part dans la tradition.
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Bien que, comme les autres, ce texte soit gravement corrompu, embrouillé et chargé de négligences, il contient de longs morceaux de l'histoire qu'aucune des autres sources n'a conservés. Le manuscrit dont ces fragments faisaient partie contenait encore d'autres textes que le Roelantslied - un roman à tendance religieuse intitulé Jonathas ende Rosafiere, des chansons d'amour, un poème du rhétoriqueur De Roovere, un texte scatologique et un sermon joyeux. Ce contenu et l'apparence modeste du manuscrit font supposer qu'il représente le répertoire d'un poète professionnel. Il paraît qu'à une époque où les imprimeurs cherchaient un marché pour le Roelantslied parmi un public composé de lecteurs, le même récit trouvait encore un auditoire. Cependant, la simplicité du codex peut aussi s'expliquer par la supposition qu'il a été copié pour un lecteur individuel.
Les quatre autres fragments, R, H, B et Ro, ont fait partie de manuscrits de romans de chevalerie du type courant au XIVe siècle. Ils étaient probablement destinés à la lecture en public, (peut-être) par des conteurs ambulants. Le texte du fragment R - dont le manuscrit a disparu - est peut-être une adaptation particulière dans laquelle la culpabilité de Roland en ce qui concerne la défaite de Roncevaux a été effacée.
Les fragments manuscrits constituent avec les passages en vers du livre populaire Droefliken strijt un texte presque complet du deuxième épisode de la Chanson de Roland. A mon avis le Roelantslied a certainement contenu tous les épisodes de la Chanson de Roland. Cette conviction est soutenue par le fait que dans les fragments conservés on trouve plusieurs allusions aux parties faisant à présent défaut. En outre la prose du livre populaire contient quelques résumés de passages appartenant au premier et au troisième épisode de la Chanson de Roland. La thèse de Van Mierlo, que le Roelantslied n'a jamais été qu'une version de l'épisode de Roncevaux, semble donc être réfutée.
Le traducteur du Roelantslied original a suivi fidèlement la
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grande ligne de son modèle. Là où le texte transmis par les fragments conservés s'écarte de la Chanson de Roland, l'écart est presque toujours dû à une leçon corrompue. Parfois on peut démontrer une modification consciente, mais en général ces changements-là n'ont été introduits que tardivement dans la tradition néerlandaise, p. ex. par l'intervention du compilateur du livre populaire. Il faut peut-être faire exception pour le passage du messager sarrasin qui vient défier les Francs (425-438H, L, VbA). Cet élément est peut-être ajouté par le traducteur, mais il est également possible qu'il l'ait trouvé dans son modèle français, bien que l'on ne le retrouve nulle part dans les textes survivants de la Chanson de Roland.
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Chapitre VI. Roelantslied et Chanson de Roland
Dans ce dernier chapitre il s'agit de la place qu'occupe le texte en moyen néerlandais dans la tradition internationale de la Chanson de Roland, des rapports entre traduction et modèle. Car le Roelantslied est traduit d'après un original français: quelques variantes du moyen néerlandais qui ne peuvent être expliquées que comme étant des fautes de traduction le prouvent. Une comparaison attentive d'un bref passage avec les vers correspondants de la Chanson de Roland donne une idée de la méthode du traducteur. Celui-ci a travaillé sur un texte français composé de laisses d'inégale longueur, avec la même rime ou assonance dans toute la laisse; il a transposé ce texte dans la forme habituelle de la poésie épique en moyen néerlandais, des paires de vers à rimes plates sans division en strophes. Suivant le récit dans ses grandes lignes, il choisissait chaque fois les données principales du passage qu'il était en train de traduire. Partant d'une traduction littérale de ces données, il complétait les paires de vers d'un remplissage de sa propre invention. De ce procédé résulte une traduction dans laquelle le contenu du modèle est d'une part réduit à l'essentiel, d'autre part amplifié d'une quantité considérable de texte supplémentaire.
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Les recherches sur les rapports exacts entre le Roelantslied et la tradition de la Chanson de Roland n'ont jamais mené à un résultat satisfaisant. Kalff est arrivé à la conclusion que le texte en moyen néerlandais a été traduit d'après un modèle d'une date relativement récente dans la tradition française et Van Mierlo s'est décidé pour la solution opposée. Mais la méthode de Kalff est insuffisante et les arguments de Van Mierlo ne soutiennent pas l'épreuve de la critique. Le spécialiste étranger le plus éminent qui s'occupe actuellement de ces problèmes est C. Segre. Il a étudié à fond la tradition de la Chanson de Roland et il résulte de ses recherches un nombre d'articles savants et, surtout, une édition exemplaire. A l'instar de Th. Müller et de J. Bédier, Segre distingue dans le stemma de la tradition de la Chanson de Roland deux branches: α, représenté par la seule ‘Version d'Oxford’, et β, qui réunit tous les autres textes conservés. Segre range donc le texte en moyen néerlandais (h) dans la branche β, sans avoir lui-même étudié le Roelantslied. Nous pouvons cependant prendre connaissance de sa méthode, grâce à un article sur la place de la version norroise (n). Segre pourrait se servir de certains arguments de cet article pour appuyer son point de vue concernant h, parce que le Roelantslied s'accorde avec n dans les endroits en question (ChR 1087bis et 1977bis). Je suis d'avis que ces endroits ne prouvent pas de façon convaincante que
h appartienne à la branche β (ni n d'ailleurs). En outre on peut nommer deux autres endroits (h 466H, cf. ChR 1205 et h 1582L, cf. ChR 2096) qui donnent une indication sur l'étroite parenté entre le texte en moyen néerlandais et la ‘Version d'Oxford’, ce qui implique que h devrait être placé dans la branche α.
Cette conclusion peut avoir des conséquences importantes pour la critique des textes de la Chanson de Roland. Elle implique qu'en principe tous les endroits où le Roelantslied s'accorde avec les textes du groupe β et que Segre considère à présent comme n'ayant pas figuré dans l'original, ont bien appartenu à l'archétype de la Chanson de Roland. Elle implique aussi que l'archétype de la tradition
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n'a pas été une aussi ‘grande oeuvre d'art’ que le remaniement plus récent que nous connaissons sous le nom de ‘Version d'Oxford’. Dans cette perspective il faut admettre qu'un poète de génie a remanié une rédaction de la branche α de la Chanson de Roland pour en faire la grande oeuvre d'art que nous admirons grâce à Bédier et Segre.
Mais l'heure de tirer une conclusion aussi spectaculaire n'est pas encore venue. Mes contre-arguments sont peu nombreux et peut-être contestables. Pourtant j'espère que mes recherches ont démontré que la place de h dans le stemma de Segre est loin d'être assurée et qu'en examinant la tradition de la Chanson de Roland on ne peut se passer de prendre en considération le texte en moyen néerlandais. Je souhaite que l'édition du Roelantslied insérée dans ce livre facilite les recherches à ce sujet.
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