Dekker n'a pas voulu se faire le complice des agissements des potentats locaux exploitant cyniquement leurs compatriotes, les dépouillant sans scrupules de leurs maigres revenus, recourant s'il le faut au meurtre pour parvenir à leurs fins. Tout cela se faisait au vu et au su des autorités occupantes. Animé par les sentiments les plus nobles, avec une pointe de don quichottisme, Douwes Dekker prit la défense des opprimés, mais le terrain se déroba sous ses pieds. Il crut avec une certaine naïveté qu'au moins le gouverneur général néerlandais lui accorderait son appui... Déçu, amer, abandonné de tous, il remit sa démission et, rentré en Europe, mena une existence errante, précaire, des soucis conjugaux venant encore compliquer et assombrir ses dernières années.
‘Max Havelaar’ est un manifeste, un appel à la conscience publique. On l'a comparé à ‘La case de l'oncle Tom’. Toutefois, celui qui prit Multatuli (‘j'ai beaucoup supporté’) pour nom de plume, n'a pas le ton parfois geignard de Beecher-Stowe. De plus, son récit est assez curieusement composé. Il s'agit somme toute d'un roman dans un roman. La technique n'est pas nouvelle, des écrivains, britanniques notamment, l'ont employée avant lui. Mais ici, les deux plans s'équilibrent harmonieusement et l'on éprouve autant d'intérêt à lire la satire mordante de la société bourgeoise néerlandaise (courtiers, armateurs, banquiers, etc.) qu'à prendre connaissance de ce qu'était la vie quotidienne en Insulinde. Il s'agit là encore d'une étude de moeurs où le folklore n'a qu'une place limitée.
A travers son héros, le sous-résident Max Havelaar, Multatuli nous fait partager son sentiment de révolte, sa désespérance. Flaubert et Maupassant n'ont pas mieux décrit certains types de bourgeois repus, hypocrites, à la conscience tranquille. Malgré tous les obstacles qu'il dut surmonter (notamment pour faire paraître son livre), le cri de Multatuli eut de profonds échos dans le monde, encore tout acquis au système colonialiste et à ses moeurs, en particulier à La Haye. Hélas, il était trop tard pour rendre justice à Edouard Douwes Dekker, qui fut la victime d'une juste et noble cause. Tout cela n'a cependant pas fait disparaître le véritable fléau du Tiers Monde que sont la corruption, la concussion, l'arbitraire, l'exploitation effarante de l'homme par l'homme. L'Indonésie de Soekarno nous en a donné un triste exemple.
D'une extraordinaire richesse d'observation, emportant d'emblée l'adhésion, ‘Max Havelaar’ est un document resté d'une brûlante actualité. Cette lecture enrichissante nous a consolé de tout le temps perdu consacré à certaines élucubrations nauséeuses et incohérentes du genre ‘nouveau roman’.
□
Né en 1898 à Harlingen (Frise), le Dr. Simon Vestdijk exerça la médecine pendant quelque temps à Java avant de se consacrer exclusivement aux lettres.
Erudit (il fit de remarquables études sur Rilke, Joyce, Kafka, Nerval; publia des essais sur les sujets les plus divers: l'Espagne au temps du Gréco, Ponce Pilate, la guerre de Trente ans), Vestdijk est un romancier prolifique. Il est également un chroniqueur musical de grande classe. Ses livres sur Mahler et Sibelius font autorité.
‘Les Voyageurs’ est l'un des romans les plus envoûtants, les plus originaux, les plus riches de pensée que j'aie lus au cours de ces dix dernières années. L'auteur parvient avec une stupéfiante aisance à nous faire accepter et vivre intensément l'extraordinaire aventure survenue à une douzaine de locataires d'un immeuble résidentiel, tirés de leurs lits par d'énigmatiques policiers qui les rassemblent dans le hall d'un cinéma avant de les diriger, par un dédale de couloirs, des enfilades de pièces vers le quai d'une gare où une foule étrange se bouscule pour monter dans des trains dont on ne connaît pas la destination. Les ‘voyageurs’ se demandent s'ils rêvent, s'ils sont victimes d'une mystification ou d'une opération publicitaire. Leur colère fait place à l'angoisse quand ils comprennent qu'ils sont les seuls êtres vivants en ces lieux insolites et effrayants, que ceux qui les entourent sont des trépassés qui ne font à leurs questions que des réponses laconiques et déconcertantes.
Petit à petit l'idée s'impose au petit groupe que le jugement dernier est proche. Pour se préparer à cette suprême épreuve, ils font leur confession publique au buffet de la gare où ils se sont réfugiés et où un garçon modeste et bienveillant leur verse à boire de l'eau qui se change en vin...
Le rythme du roman est aussi rapide qu'imprévu. Les considérations sur la prédestination, la dialectique existentielle du divin et de l'humain constituent la trame du récit, autant que les assauts et les tortures morales que leur infligent Satan et ses cohortes pour leur faire maudire Dieu et la création. Les pauvres humains apprennent enfin la raison de leur odyssée alors qu'ils regagnent leur résidence. Seul Kim, le petit poitrinaire, préfère rester avec son chien fidèle dans un monde où il connaîtra la paix du Seigneur.
Simon Vestdijk excelle à dépeindre des scènes dantesques, à brosser des tableaux breughéliens, à faire des analyses psychologiques fouillées, implacables, à exposer le plus simplement les idées philosophiques, les aperçus théologiques les plus ardus. Son livre laisse une impression profonde et durable. Le traducteur, Louis Roelandt, s'est acquitté avec brio d'une tâche certainement très difficile.
□
Un peu avant les événements de mai-juin 1968, quand la France jupitérienne se gobergeait dans l'autosatisfaction, faisait montre envers les nations voisines d'une condescendance irritante et déplacée, un sondage de l'I.F.O.P. a révélé que plus de 50 pour cent des Français ne lisaient pas un seul livre par an! Cela ne les empêche nullement d'être enclins à porter des jugements définitifs, même sur ce qu'ils ignorent.
Dieu merci, il y a encore chez nous des gens qui ont la ‘vocation’ de la lecture, comme dit un critique contemporain, et ceux-là connaissent et reconnaissent la valeur, la profonde originalité des écrivains d'expression néerlandaise. Saluons au passage la maison d'édition Aubier, qui consacre une série d'ouvrages aux poètes et prosateurs néerlandais (Collection bilingue des classiques étrangers).
Le recueil ‘Les grands conteurs flamands’, remarquablement préfacé par Karel Jonckheere, traduit par Jeanne Buytaert, prouve à quelle maîtrise sont parvenus des Pillecyn, Brulez, Walschap, Gijsen, Ruyslinck, Daisne, Lampo, Van Aken, Michiels et tant d'autres, dans le genre difficile entre tous du conte. La langue est toujours savoureuse, concrète, pulpeuse. Ce trait caractéristique s'explique d'ailleurs historiquement. Au temps de l'occupation, espagnoie notamment, il n'était pas recommandé de discuter théologie, de manier les abstractions, comme cela se faisait en Hollande. (Descartes a étudié à l'université de Franeker en 1621!)
Guettés par l'Inquisition, lâchés par une pseudo-élite vautrée aux pieds des étrangers, nos ancêtres (le bon