Les Waeteringues du Nord de la France.
Dans l'atonie quasi générale, le mois de mai 1969 aura vu un évènement dans l'histoire de la Flandre Maritime: la parution aux éditions Landais (Dunkerque) d'un ouvrage de Monsieur Delaine modestement intitulé: ‘Les Waeteringues du Nord de la France’. Car pour exact qu'il soit le titre risque par sa technicité de cacher au non initié l'intérêt puissant de l'ouvrage: il ne s'agit de rien de moins que d'une sorte de génèse de la Flandre Maritime, de l'ère tertiaire à nos jours, où nous voyons les Flamands modeler sans relâche et sans découragement, malgré les catastrophes toujours renouvelées, le Plat Pays qui est le nôtre.
L'auteur nous rappelle d'abord les données géologiques indispensables, en partant de l'ère tertiaire, la première à avoir influencé profondément la contrée. Puis bornant son objet à ce qui modela les lieux et les hommes, il nous brosse un tableau rapide du pays amphibie de l'époque romaine et franque, ‘ou l'océan s'épanche deux fois par jour dans la plaine et fait douter si ces parages font bien partie de la terre ferme’ (Strabon cité page 9), pour en arriver à l'importante transgression dunkerquienne (IVème siècle), invasion marine dont les effets bénéfiques à long terme seront les apports de tourbe accélérés par la constitution de cordons littoraux qui deviendront nos dunes.
Vient ensuite la première intervention humaine d'envergure. La christianisation par les moines devrait son succès rapide à l'admiration des autochtones pour les techniques de dessèchement astucieusement enseignées aux missionnaires Bénédictins dans les Fens (polders) d'Angleterre. Mais il ne s'agit que de dessèchements partiels sans plan d'ensemble concerté, où l'on se contente de rejeter l'eau chez le voisin.
Après les invasions normandes les comtes de Flandre instaurent une politique consciente et féconde d'attribution de terres à gagner sur la mer. Philippe d'Alsace se penche le premier ‘sur l'ensemble des problemes posés par le dessèchement de la plaine maritime’. (p. 32)
Il réalise ‘d'importants travaux de consolidation ou de construction de digues (digues de mer ou de l'Aa)’ (p. 33). Sous son règne les chanoines d'Aire, gratifiés de terrains à assécher, créent le canal de la Colme à partir d'une des branches de l'Aa. Mais surtout il institue ‘les Waeteringues’ ou associations pour le dessèchement.
L'auteur nous entraîne ensuite à travers l'histoire de ces Waeteringues qu'on ‘ne peut d'ailleurs pas... dissocier de l'histoire du pays, l'avenir de celui-ci étant toujours intimement lié à celui des Waeteringues’. p. 45. Et c'est là que l'aventure de la Flandre Maritime prend sa dimension humaine car la complexité du réseau de watergangs n'a d'égale que la minutieuse complexité de l'organisation des Waeteringues longuement mise au point et retouchée jusqu'au chef d'oeuvre et que la Révolution se hâta de rétablir après l'avoir supprimée comme vestige d'Ancien Régime.
De l'objectivité des notations naît peu à peu un sentiment d'épopée, devant cette lutte sans trêve pour arracher aux bourbes et à la mer la terre de Flandre. Car le cycle des guerres où les inondations stratégiques anéantissent en quelques heures le labeur de plusieurs générations, donne à l'entreprise toujours recommencée des allures de mythe de Sisyphe: les Moëres sont inondées une trentaine d'années après leur assèchement par le génial Coebergher; d'un trait de plume, le traité d'Utrecht (1713) raye Dunkerque de la carte, privant ainsi les waeteringues d'un exutoire patiemment perfectionné au cours des siècles. (La riposte est d'ailleurs à la mesure du défi: on creuse le canal de Mardyck (6,5 kms de long - 40 m de large en gueule - 20 m au plafond et 6 mètres de profondeur) en moins de huit mois...); tout récemment encore la soldatesque allemande tendait une inutile inondation qui rendait sensiblement au littoral son tracé du Xlème siècle...
Après nous avoir fait revivre l'histoire des waeteringues, l'auteur reprend son sujet sous un autre angle: ayant consacré quelques pages à la climatologie, à la pédologie et aux besoins en eau de l'agriculture (car on ignore trop souvent l'indispensable fonction d'irrigation des watergangs), il traite du régime des eaux, canal par canal, rivière par rivière. En plus d'un meilleur ‘quadrillage’ du sujet que permet cette autre façon d'envisager les choses, elle ajoute une nouvelle dimension à notre admiration pour l'oeuvre des waeteringues: la délicate mise au point de l'organisation humaine des waeteringues se double d'une délicate mise au point technique où les intérêts parfois divergents des agriculteurs des différentes sections doivent s'harmoniser avec les intérêts souvent contradictoires de la navigation et des chasses d'eau dans les ports.
Une centaine de pages d'annexes nous fournissent enfin un choix de documents qui nous permettent de nous plonger dans le jargon ou la fraîcheur des textes dont la minutie et la révision constante nous permettent d'assister, d'un point de vue judiciaire et administratif, aux avatars et au subtil devenir des waeteringues.
Bref, Monsieur Delaine offre là une somme indispensable à qui veut ‘lire’ le sol de la Flandre Maritime et comprendre ses habitants. Mais son ouvrage dépasse l'intérêt local pour proposer une expérience originale d'autonomie et de solidarité où tout lecteur curieux de l'homme trouve son compte. Monsieur Delaine est peut-être le seul à douter de l'ampleur de son public éventuel et c'est l'unique reproche que je ferai à son ouvrage: tout se passe comme s'il était convaincu de ne s'adresser qu'à des spécialistes déjà