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Charles Plisnier
Ten overstaan van de tijdgeest, die klaarblijkend de verbondenheid van de Europese cultuur nastreeft, meent het Nieuw Vlaams Tijdschrift af en toe bijdragen te mogen opnemen die oorspronkelijk niet in het Nederlands zijn geschreven. Zulks was reeds het geval met een opstel van Julien Gracq, wiens letterkundig prestige kort daarop werd bevestigd door de toekenning van de Prix Goncourt. Thans publiceren wij een novelle van de Frans-Belgische auteur Charles Plisnier, insgelijks belauwerd met de Goncourtprijs.
Zulke blijken van verruimd litterair inzicht kunnen alleen onuitgegeven werk betreffen. Uiteraard bewaren zij een streng-uitzonderlijk karakter, waarbij met waakzame nauwgezetheid de verantwoordelijkheid van de redactie betrokken is.
Een even onvoorziene als smartelijke gebeurtenis heeft inmiddels de publicatie van ‘Mademoiselle de Grébeauville’ een tragisch aspect verleend: terwijl het manuscript ter drukkerij was besteed, kwam het ontstellende bericht van Charles Plisnier's overlijden.
De redactie van het N.V.T. groet hier met ontroering de uitvaart van een begenadigd schrijver, die mede de faam van een eigen nationale letterkunde luisterrijk in het buitenland heeft verkondigd.
DE DIRECTIE.
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Mademoiselle de Grébeauville
A Sadi de Gorter.
Ce sont là jeux de prince.
Où est aujourd'hui Renaud de Beauvaisis?
Je m'efforce de recomposer son image: jambes longues, hanches étroites, épaules larges; sous les courtes boucles blondes, un masque de demi-dieu grec. Je redécouvre sans émoi l'extraordinaire beauté de ce masque froid; sa bonté me surprend toujours. Je cherche à en situer l'accent. Je ne le trouve pas dans ces yeux bleu clair d'un éclat de métal que l'ironie, trop souvent, durcit encore; ni dans ces joues au galbe si net que le rire les déforme à peine; mais dans la bouche dont la lèvre supérieure avance un peu.
Ce jeune homme de grande bourgeoisie, intelligent, sensible avait pris ses diplômes en se jouant: médecine, histoire, sciences politiques. Il ne semblait pas qu'il dût jamais faire grand'chose de ce qu'il nommait sa ‘culture mandarine’. Il avait beaucoup d'argent, le dépensait et cela suffisait à l'occuper. Il arrivait qu'on le comparât à ce Miguel de Manara dont on fit don Juan. Mais je n'apercevais point en lui la moindre braise d'une foi qui pût se ranimer un jour. Et pour bien d'autres raisons encore, cette comparaison ne me satisfaisait pas. Don Juan aimait; Renaud n'aimait pas. Il aimait seulement qu'on l'adorât, qu'on se suspendît à lui, qu'on se
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traînât à ses genoux. Les femmes n'y manquaient point. Mais le plaisir qu'il tirait de ces victoires, s'il le grisait un peu, ne le contentait pas. Les recherchant toutes, - ou plutôt s'arrangeant pour se faire solliciter par toutes, - il entendait bien n'en garder aucune. Apparemment trop sceptique lui qui ne souffrait pas, pour imaginer que les autres pussent souffrir, il congédiait gentiment mais sans aucun remords, celle qui, selon son mot, ‘avait fait son temps’. Je ne pus jamais le croire méchant; ni cruel. Méfiant quant aux ostentations du coeur, il passait, laissant ses victimes déchirées mais sans haine.
Si lié qu'il fût alors avec moi, jamais il ne me parlait de sa vie intime. Mais il arrivait que des femmes, me supposant quelque empire sur lui, vinssent se plaindre à moi de ses rigueurs, de ses oublis. M'autorisant du fait que je fusse de cinq ou six ans son aîné, je le gourmandais un peu. ‘Ce sont là jeux de prince’, lui disais-je. ‘Et assez écoeurants!’. Il riait. ‘Avez-vous jamais vu’, me répondait-il, ‘bonté qui n'ait tourné au désastre?’ Je ne voyais là qu'un mot amusant. Hélas! Ce mot, il l'illustra d'une manière assez atroce.
Rien qu'une aventure, en somme, brève, et très misérable.
Cette aventure, elle m'est revenue à l'esprit comme je traversais un marché. Des femmes, serrées dans de gros manteaux, la tête enveloppée d'un châle, un panier à leurs pieds, offraient des poires d'hiver, des pommes. Une étiquette se trouvait piquée sur les fruits: 100 fr le kilog.
Ce printemps-là, - vingt ans, depuis, ont passé -, comme je me relevais mal d'une mauvaise pneumonie, les médecins me prescrivirent un repos absolu. Renaud, qui avait quelque autre raison de fuir Paris, se persuada qu'il devait m'accompagner. ‘Evitez, me disaient les médecins, les villes d'eau, les stations de montagne. Vous y retrouveriez trop de gens.’ Renaud m'interrogeait: ‘Pourquoi n'irions-nous pas à Ormancé?’
Ormancé était une propriété de famille que sa mère, très mondaine, - et plus mondaine encore depuis son veuvage -,
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délaissait. A quelque deux lieues d'Evreux, au milieu d'un parc aux vastes ombrages, une vieille demeure un peu sévère mais non sans grâce, sous un très haut toit d'ardoises. Un vieux ménage de domestiques, - jardinier, cuisinière -, la gardaient avec zèle et l'entretenaient fort bien. ‘Le bout du monde’, disait Madame Le Beauvaisis. Et elle assurait qu'il n'y avait à deux lieues à la ronde, ‘personne qu'on pût voir’.
Avait-elle oublié les Grébeauville ou ceux-ci, encore que beaucoup mieux nés qu'elle qui était Godange, - Tréfileries de la Meurthe -, lui semblaient-ils de trop petites gens?
Nous partîmes, Renaud et moi, pour Ormancé. La campagne normande, les herbages drus d'un vert presque insoutenable, les pommiers en fleurs, les eaux limpides et lentes me promettaient une paix ravissante. Les domestiques, Malvine et Lucas, nous accueillirent comme peuvent le faire les survivants d'une époque où la domesticité ne déshonorait point et où certaine familiarité présentait une forme de la déférence. ‘Madame était venue faire ses couches ici’. Ils avaient vu monsieur Renaud ‘pas plus gros qu'un petit chat’.
- Eh bien! Vous allez me voir maintenant et beaucoup, dit Renaud.
Les premières journées furent revigorantes. Je déteste la pêche. Mais, un jonc très inutile planté près de moi, je me plaisais à regarder à longueur de matinée l'Iton limpide où bougeaient des arbres. Couché dans l'herbe, Renaud lisait. L'après-midi, nous allions à la recherche de quelque bois, nous marchions entre les vergers.
Nous eussions pu n'approcher personne. C'eût été trop demander à Renaud. Ce garçon avait besoin de visages. Il s'avisa qu'il devait une visite aux Grébeauville et me persuada que je devais l'accompagner.
Il en savait à peine plus que moi sur ces gens.
Plusieurs fois, en entrant dans le bourg, nous étions passés devant leur maison: au bout d'une allée de tilleuls serrés, une gentilhommière d'assez plaisante allure sous son badigeon blanc, avec ses deux lignes de cinq fenêtres et la tour carrée qui la flanquait. Derrière, au-delà d'un clos potager, se trouvait une ferme qui, selon les gens du lieu, était tout ce qui restait à ses propriétaires de leur ancienne splendeur.
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Sans doute les gens du lieu exagéraient-ils. Car, sortant peu, ne recevant guère, les Grébeauville menaient tout de même leur train d'autrefois.
- Il y a quatre ans, me dit Renaud, je suis allé chez eux avec ma mère. Tout y est déteint, fripé, usé, mais assez plaisamment. On y sent l'économie, non la misère. La plus grande prospérité de la famille doit se situer sous l'Empire car sur dix meubles notables, cinq au moins sont Napoléon. Il y a même dans le salon, un petit David, - assez bon portrait. Ce n'est pas pourtant noblesse impériale. Beaucoup plus ancienne. Tout au moins en ce qui concerne Madame de Grébeauville qui est née Rochemance.
Comme beaucoup de bourgeois de sa sorte, Renaud qui moquait tant de préjugés, gardait celui du nom, du lignage. Il n'aurait pas fallu gratter beaucoup d'archives pour trouver parmi ses aïeux, quelques notaire ou quelque cul-terreux. Mais il ne s'en montrait que plus exigeant sur les quartiers des autres. Petitesse puérile que je m'explique assez mal dans un garçon si ‘émancipé’.
- Ces gens ont une fille prénommée, paraît-il, Agnès. Mais je ne pense pas l'avoir jamais vue, même enfant. Il y a quatre ans, elle achevait sa licence de droit à Caen. J'imagine une robine à lunettes.
La malheureuse ainsi expédiée, Renaud se plaisait à portraire ses auteurs.
- Le père aurait fait merveille dans Labiche. Une bonne tête de hobereau normand, forte en joues, haute en couleurs; il porte chaîne de montre sur le ventre, col cassé, manchettes amidonnées. On le dit gâteux. En vérité, il promène sur le monde un oeil bovin, ne pipe mot et ne paraît point penser plus que de raison; mais je verrais plutôt en lui, un sage. Il paraît qu'il fut, dans son bel âge, magistrat. Sa femme le voulut à la Cour; elle fut seule à le vouloir; ostracisé, il s'empressa de démissionner, regagna ses pâtures, je veux dire son manoir. A côté de cette ombre évasive, Mme de Grébeauville existe pour deux. C'est plutôt dans Augier que je la verrais figurer, sinon dans Becque. Une stature de Walhalla et, malgré la soixantaine, aussi blonde que n'importe quelle Edwige. Elle sait tout, lisant beaucoup de journaux. Elle fait tout dans sa maison et autour: les fiches pour sa bibliothèque,
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les achats de tracteurs pour sa ferme, les piqûres aux malades du village et même, pour soulager le curé, le catéchisme aux enfants. Grébeauville la laisse savoir, la laisse faire. N'allez pas croire qu'il la redoute. Il la regarde de ses gros yeux globuleux, sourit aux anges.
J'avoue que ces portraits m'amusèrent. Je vérifiai le lendemain leur justesse.
Mme de Grébeauville nous accueillit avec tous les signes d'une joie vive. Les présentations faites, Monsieur de Grébeauville s'assit et toute une heure, je ne l'entendis plus. Heureusement, suspendu à la muraille derrière le fauteuil, où il somnolait, je voyais le David qui en effet était ‘assez beau’: le portrait d'une femme maigre aux cheveux noirs, au sourcil épais.
J'admirais Renaud. Je ne pouvais douter qu'il s'ennuyât. Il semblait pourtant prendre plaisir à cette conversation décousue.
Plusieurs fois, Mme de Grébeauville lui demanda des nouvelles de sa mère. Elle semblait avoir pour cette personne, le plus sincère attachement.
- Le village semble mort quand elle est absente. Ditesle-lui!
Le village ne devait guère vivre. En dix ans, Madame Le Beauvaisis n'y avait passé que trois fois, et pour huit jours.
Les yeux de Mme de Grébeauville, très mobiles, brillaient comme éclats de jais au soleil. Sa voix, sans cesse, passait d'un ton à l'autre: un instant, douce comme leçon de catéchismes, l'instant d'après stridente comme un commandement militaire.
Il ne se dit, cette après-midi-là que choses idifférentes. De Mademoiselle de Grébeauville, il ne fut pas question. Je m'étonnais que Renaud négligeât ou omît de s'enquérir d'elle.
Comme nous prenions congé, M. de Grébeauville parla.
- Pourquoi ne viendriez-vous pas, un soir, faire un bridge?
Peut-être, après tout, lui avions-nous plu? Renaud pensait plutôt qu'il tenait à ses petits plaisirs. Nous ne pouvions en tout cas décliner son invitation.
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Dans l'allée, j'interrogeai mon ami: pourquoi n'avait-il fait aucune allusion à Mademoiselle de Grébeauville?
- La crainte d'un impair, me dit-il.
Toute cette soirée, je me sentis mal à l'aise. Mademoiselle de Grébeauville se trouvait là. Mais si peu. Moins la fille de la maison, qu'une parente pauvre qu'on tolère, qu'on utilise même pour de menus services, dont, manifestement, on ne tire aucune fiefté.
En entrant, nous avions eu quelque peine à remarquer sa présence. Debout derrière le demi-queue ouvert. - Pourquoi? Il ne semblait point qu'on y jouât jamais, - elle semblait vouloir se dérober aux regards. Il fallut bien pourtant qu'elle sortît de son retrait, s'approchât. Grande, mince, le visage assez long mais point disgracieux, avec de très grands yeux sombres sous les cheveux crépus et noirs. Surpris, je regardais le tableau suspendu à la muraille.
- Vous regardez le David, me dit Mme de Grébeauville. Quelle ressemblance, n'est-ce pas, avec le modèle du peintre. C'est la trisaïeule d'Agnès, Estelle de Rochemance. Malheureusement, ma fille n'a point sa grâce.
Ce regret me peina. Non, Agnès n'avait point la grâce d'Estelle de Rochemance. A dire le vrai même, je ne trouvais pas qu'il y eût entre les deux jeunes femmes, une ressemblance si parfaite. Mêmes visages allongés, mêmes yeux, mêmes sourcils inquiétants. Mais la bouche d'Agnès était plutôt charnue, - je n'osais penser: sensuelle. Au surplus, Estelle de Rochemance se trouvait divinement coiffée; et je me demandais si Agnès pourrait jamais l'être, même mal.
Gênée jusqu'à l'affolement, Mademoiselle de Grébeauville détournait les yeux, se tordait les pieds. Elle portait une robe brune à peu près informe, des bas gris de laine épaisse. Elle joignit sur son ventre, ses mains qu'elle avait, je ne sais trop comment, cachées jusque là. Elles n'étaient point grosses, mais rouges et gercées et je crus voir traîner du noir dans les mille plis des doigts.
- Fais-nous grâce, Agnès, de la vue de tes mains! dit Mme de Grébeauville.
Elle se tournait vers nous.
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- Figurez-vous que ma fille a la folie du jardinage. Le plantoir, la binette, la bêche: voilà ses amours. A longueur de journée, elle gratte, déterre. Dans quel état cela la met, vous le voyez. Un teint cuit de faneuse et quelles mains! Encore si elle daignait passer les gants de travail que je lui ai donnés. Mais elle prétend que cette pellicule de caoutchouc l'empêcherait de sentir la terre; et elle aime l'humus gluant. Nous voilà bien loin du Droit pour quoi elle se prétendait faite!
M. de Grébeauville parla.
- Avouez que si elle ne plaide pas, ce 'n est pas faute de vous avoir demandé de la lui permettre.
Cette scène me surprenait. J'aurais attendu chez Mme de Grébeauville, plus de discrétion, de pudeur. Cette exhibition devant des jeunes gens qu'elle connaissait à peine, cette sortie contre une fille manifestement confondue de timidité! Et elle la traitait, cette fille de vingt-huit ans, comme elle eût fait d'une enfant en âge de pensionnat.
Heureusement, la table de bridge attendait. Agnès, qui se trouvait exempte du jeu, put retourner s'asseoir derrière le piano. Je crois qu'elle lisait.
Bonne fortune inattendue, ces deux hobereaux jouaient bien. Lui, de manière un peu mécanique, appliquant les conventions d'usage avec rigueur mais compensant une imagination vacillante par une mémoire solide et quelque intuition; elle, au contraire, avec une impétuosité parfois inquiétante, des anticipations souvent hasardeuses, mais beaucoup d'esprit de suite et une constante volonté de gagner. Je connaissais la manière de Renaud, fantaisiste, désinvolte, égoïste: nos partenaires assurèrent qu'ils l'admiraient. S'il leur arriva de s'en indigner un peu, ils gardèrent ce sentiment par devers eux.
Mademoiselle de Grébeauville servit le thé. Pour ne pas la gêner, j'évitai de regarder son visage. Mais je ne pus éviter de revoir ses mains. Heureusement, il ne fut plus question d'elle.
Nous ‘tournâmes’. Sans doute avait-elle regagné son refuge derrière le piano. C'est Renaud maintenant qui la pouvait apercevoir. Tout au moins, à en juger par ses mouvements, s'efforçait-il de le faire. Je crus entendre une porte
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s'ouvrir, se fermer; je m'étonnai de ne voir paraître personne.
Mme de Grébeauville était de ces bridgeuses qui parlent en jouant, - chose fort fâcheuse mais assez commune. Non qu'elle commentât la partie. Mais elle vous apprenait par exemple, qu il fallait aller jusqu'à Evreux, et encore, pour trouver des partenaires acceptables: ‘Autant dire qu'on ne joue jamais!’. Que le système Culbertson lui paraissait fort critiquable, ‘si terriblement britannique, n'est-ce pas, si peu fait pour nos esprits français’. Que ses fermiers étaient brouillons, maladroits et qu'elle s'attendait à ce qu'on la réveillât cette nuit ‘à cause d'une vache qui devait vêler’.
Renaud gagna. Ce qui me surprit, car il s'arrange à l'ordinaire pour laisser sa chance et terminer perdant.
Je me sentais de plus en plus mal à l'aise. Je craignais que les cartes posées, une conversation ne s'engageât. Et d'avance, je souffrais pour Agnès.
Mais nous pûmes prendre congé. Des yeux, nous cherchâmes Mademoiselle de Grébeauville. Elle avait disparu.
Sur le chemin du retour, nous ne parlâmes guère. En passant la grille, il me semble qu'une bête fuyait derrière nous dans un taillis. Mais je n'en dis rien. La nuit de mai était douce à respirer: comment en perdre une gorgée?
A Ormancé, Renaud alluma un cigare. C'était signe qu'il voulait me retenir, parler. J'avais sommeil. Il s'inclina. Mais il m'accompagna jusqu'à la porte de ma chambre.
- Ce bruit, me dit-il, que nous avons entendu en passant la grille...
Je m'étonnai qu'il se souvînt d'un incident aussi minuscule.
- C'était un lièvre?
- Pas du tout. C'était Agnès de Grébeauville. Je l'ai parfaitement vue. Elle nous épiait, cachée derrière un tilleul. Si elle veut jouer les espionnes, il lui reste beaucoup à apprendre. Elle portait un manteau blanc!
J'ouvrais ma porte.
- Une refoulée, poursuivait Renaud. Une dominée. Ce ne sont pas ses mains qui m'inquiètent; des mains cela se soigne, cela se refait. Mais cette robe, ces bas! On apprend le droit, la culture des tomates. Pas le goût!
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Je m'irritai. Ne pouvait-il voir une fille sans la prendre en charge?
- Pourquoi voudriez-vous qu'elle eût du goût? Qu'en ferait-elle?
- Justement. Il faudrait qu'elle sortît de cet étouffoir.
- N'allez pas vous aviser de lui dire quoi que ce soit de semblabe. Tyrannisée, écrasée, cette fille peut se trouver fort heureuse.
Je n'en pensais rien. Renaud le savait et haussa les épaules. Mais je m'acharnais.
- On peut aimer la solitude, Renaud. Vous, vous êtes un animal mondain.
Il sourit, me serra la main, s'éloigna.
Un soir, comme nous passions dans la bibliothèque, Renaud me dit:
- Cette Agnès de Grébeauville est vraiment un assez curieux être. Je l'ai surprise aujourd'hui dans son domaine.
Je comprenais mal.
- Vous êtes allé à l'Angeret? L'esprit de M. de Grébeauville vous manquait si cruellement?
- Je n'ai vu ni M. de Grébeauville, ni Mme, née Rochemance. Agnès seulement.
- Ah!
J'étais sur une édition de Rivarol parue à Bruxelles en 1793, qui me ravissait.
- Vous m'écoutez?
- Je vous écouterai le temps qu'il faudra. Mais pour l'heure je vous l'avoue, ce mauvais diable m'intéresse plus que Mademoiselle de Grébeauville. Et voyez cet in-16.
Renaud, poliment, prit le volume, le feuilleta, le caressa. Puis il le posa sur la table.
- Je suivais le petit chemin, - vous le connaissez, - qui sépare la ferme du parc. La grille qu'on y voit est celle du potager. J'eus la curiosité de jeter un coup d'oeil à travers les barreaux. Quelle merveille, ce potager: net comme un jardin à la française, verdures égales, planches bordées d'un buis frais taillé. J'avais honte du nôtre. J'aperçus Agnès.
- J'imagine que vous vous attendiez un peu à cette apparition.
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- Je l'avoue. Elle se penchait, se livrait à un mystérieux travail. Pourquoi porte-t-elle ces affreux gros bas de laine? Bien qu'un peu fortes, ses jambes sont bien faites. Elle se redressa, me fit face, mais elle ne me vit point d'abord. Vous étonnerai-je? Je la trouvai mieux habillée que dans le salon de sa mère. Elle portait, serré sur une robe de cotonnade jaune, un tablier bleu de jardinier et la poignée d'un sécateur émergeait de la poche. Je me montrai, la saluai. ‘Puis-je entrer?’ Elle paraissait affolée. Pourtant, comme je poussais la grille, elle vint à ma rencontre en se frottant les mains au coin de son tablier. Vous croyez qu'elle me souhaita la bienvenue? Elle me dit: ‘Je pinçais mes plants de fèves. C'est le moment de le faire si l'on veut éviter une attaque des pucerons. Et on avance ainsi la récolte.’ Je m'extasiai sur sa science. Son visage était vif, animé. Le devait-elle au soleil, au mouvement ou à l'exaltation de l'artiste devant son ouvrage? Je m'excusai de mon intrusion. Elle ne protesta point. Elle évitait de me regarder. Elle doit être de celles qui ne regardent bien les gens qu'embusquées dans un taillis. Mais cette sauvagerie ne me choque pas. Croyez-moi, je fis tout ce que je pus pour la mettre à l'aise. En vain. Mais ne sachant m'accueillir, elle ne savait non plus me congédier. Elle me promena dans ses allées, me montra de jeunes épinards, de jeunes poireaux, cueillit des turions d'asperge dont j'admirai le galbe, ajusta la paille d'un plant de fraisier. Savez-vous qu'aussitôt la floraison passée, il faut pailler les fraisiers? Vous le savez maintenant. Voulant échapper à cette initiation potagère, je me permis de lui demander si elle ne regrettait pas Caen et le droit que naguère elle
aimait. Elle faillit me répondre. ‘Je n'ai jamais aimé Caen, ni le droit. Ce que j'aimais...’ Mais elle commença de se tordre les mains et peut-être ne saurai-je jamais ce qu'elle aimait. Je la débarrassai d'une présence qui, visiblement, ne lui causait aucun plaisir. Et je repassai la grille.
Renaud était-il sincère? Lui, si sûr de son charme, comment pouvait-il douter que sa présence dût enchanter une fille solitaire? Je ne voyais point sur son visage pourtant, cette assurance, ce contentement de soi qui, si souvent, m'irritaient. Croyait-il que son charme perdît ses vertus dans un village? Je me gardai de le détromper.
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Je m'étais remis à Rivarol. Je lisais: ‘Le chat ne nous caresse pas, il se caresse à nous’. Et je me demandais si Renaud n'était pas comme le chat. Il fallait qu'il se carressât aux êtres. Non que je craignisse sérieusement pour Mademoiselle de Grébeauville. Mais je souhaitais qu'il rencontrât dans le bourg, une fille belle, forte et avertie qui l'occupât.
Pour l'heure, il furetait dans les rayons.
- Se peut-il, dit-il enfin, que cette bibliothèque ne contienne pas un seul ouvrage sur les jardins!
Je le regardai, surpris. Il eut son sourire d'enfant pris en faute qui veut se faire pardonner.
- Que voulez-vous? Je suis un homme de livres, moi. Je ne comprends les choses qu'ancrées sur papier.
Les Grébeauville vinrent jouer à Ormancé. Leur fille ne les accompagnait pas.
Puis, nous nous retrouvâmes à l'Angeret. Je remarquai que Mademoiselle de Grébeauville avait quitté ses odieux bas de laine: mais elle devait avoir mis deux paires de bas de soie, car la couleur de sa chair ne transparaissait pas.
Soirée sans histoire. Renaud perdit. Je ne l'avais jamais vu jouer si mal. Sa désinvolture ou sa distraction pouvaient passer pour grossières. Mme de Grébeauville ne laissa point paraître son étonnement. Mais je crus remarquer qu'elle suivait le regard de mon ami.
Comme le premier soir, Mademoiselle de Grébeauville se tenait derrière le piano. Mais sans doute avait-elle choisi un siège plus haut, car j'apercevais sans effort sa chevelure, ses yeux. Elle semblait à peu près coiffée; les boucles rebelles flattaient même un peu son front mat.
- Figurez-vous, dit Mme de Grébeauville, qu'Agnès daigne enfin mettre des gants de caoutchouc pour gratter la terre. Depuis trois ans qu'ils se trouvaient enfermés dans un tiroir!
Le vieil hobereau souffrait visiblement avec peine que sa femme humiliât leur fille. Il parla.
- Je crains que ces questions de toilette n'intéressent guère nos amis.
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C'est alors que Renaud, qui semblait l'avoir préméditée, formula son étrange demande.
- Mademoiselle, vous si savante, ne pourriez-vous donner quelques conseils à notre jardinier? Depuis que j'ai admiré vos planches, je ne puis plus voir les nôtres sans honte.
Assurément, Mme de Grébeauville fut surprise. Mais elle n'en dit rien. ‘Etait-il croyable que ce jeune Le Beauvaisis s'intéressât à la culture potagère?’
Agnès rougit. Elle protesta qu'on surévaluait sa science.
- Je ne suis pas du tout professeur d'horticulture. Je feuillette quelques manuels de jardinage. Et j'aime la terre. Voilà tout.
Mais elle promit d'aller voir les planches de Lucas.
- Quand vous voudrez! dit-elle.
Le lendemain était un dimanche. On convint du lundi.
Nous lisions dans la bibliothèque. Nous vîmes Mademoiselle de Grébeauville passer la grille. Renaud se leva vivement.
- Je suppose, me dit-il, que les potirons ne vous intéressent pas.
Et il s'en fut à la rencontre de son invitée.
Mademoiselle de Grébeauville s'avançait dans l'allée d'un pas hésitant. Elle ne manquait point de grâce. Et son tailleur bleu ne lui messayait pas. Mais elle portait un petit chapeau de l'avant-dernière année garni de cerises et de feuillages, vraiment potager.
Au bout d'une heure, ne voyant point reparaître Renaud, je résolus de sortir sans lui. ‘Quel jeu jouait-il? On peut tuer par ennui.’ Je ne le retrouvai qu'au dîner.
Il semblait distrait. Je n'ose dire rêveur. Il plaisantait, mais sans conviction. Il riait, mais faux. Je sentais la colère monter en moi.
- Mon cher, dis-je, vous m'inquiétez.
Il feignit la surprise. Fort mal. Certainement, il s'attendait à ce que j'allais lui dire.
- Je vous inquiète!
- C'est une façon de parler. On ne s'inquiète pas
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pour la salamandre. Elle traverse le feu et s'y rafraîchit.
- Alors?
- Alors, je ne crois pas que vous puissiez demeurer longtemps ici, sans danger pour d'autres. Il y a à Paris, ou à Cannes, ou à Saint-Moritz, des filles capables de se défendre. Allez jouer votre jeu avec elles. Ce sera plus courageux. Plus digne en tout cas.
Il acheva de peler son orange. Je connaissais ces secondes qu'il se donnait pour dominer ses nerfs, garder son masque d'homme bien élevé.
- Qui vous dit que j'aie envie de jouer quelque jeu que ce soit? Ah! Je voudrais le pouvoir! Il arrive qu'on sauve quelqu'un en jouant.
- Diable! Quel souci! Je ne vous croyais pas l'âme d'un Chartreux.
Il ne me répondit pas tout de suite. Je le considérais une fois de plus, frappé par la bonté empreinte sur son masque glacé. Mais il s'agissait bien de bonté!
- Cher ami, dit-il, ce qu'il faudrait à cette fille, c'est un souvenir. N'importe lequel. Délicieux ou torturant. Ou l'un et l'autre à la fois. Mais quelque chose en elle, de chaud, de vivant. Vous la savez, comme moi, condamnée. Que son père meure ou non d'un coup de sang, en sera-t-elle moins asservie? Je croirais plutôt le contraire. Sa mère va vivre vingt ans, trente, - pourquoi pas centenaire? A mesure que le temps passe, Agnès se trouvera plus dominée par elle qu'aujourd'hui, plus petite fille devant elle, plus encore chevrette au pieu. La voyez-vous libre un jour? Sans doute. Mais trop tard pour vivre. Peut-elle aimer aujourd'hui et qui? Je l'ignore. Mais qu'on puisse l'aimer et qui peut l'aimer, je le sais. Ces gens s'enterrent à l'Angeret. Fonds d'Etat voisins de zéro, ferme hypothéquée. Il viendra un paysan enrichi. On l'éconduira proprement. Voyez-vous ce cul-terreux dans le salon? Il ferait sortir de son cadre, la trisaïeule, Estelle de Rochemance. Il viendra un hobereau septuagénaire, deux ou trois fois veuf, tremblant à l'idée de finir, sans quelqu'un pour soigner sa goutte. Il se résoudra à demander une fille sans dot. Les Grébeauville se jetteront sur lui et peut-être Agnès aussi. Pour s'évader, on n'a pas toujours le choix des moyens.
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Comment nier qu'il y eût quelque vérité dans ce tableau? Mais je n'étais déjà plus assez jeune pour ne pas croire au miracle. Je savais qu'il s'en produit parfois au bout d'une longue attente: un grand amour peut survenir à quarante ans comme à trente.
- Mademoiselle de Grébeauville, dis-je, n'est pas si laide.
- Elle n'est pas laide. Fruste seulement; ignorante de ce qu'elle peut faire rendre à son corps, à son visage; maladroite dans le choix de ses toilettes. Mais ce que nous voyons en elle, qui le verra? Et quelqu'un de notre monde peut épouser une fille sans dot; il n'épouse pas une fille qu'il croit disgraciée. Quant à une aventure! Il faudrait un homme très maître de ses sens, très averti, très délicat...
Je persiflai:
- Vous, par exemple.
Nous nous levions de table.
- Par exemple, dit sèchement Renaud.
Nous passâmes dans le salon. Je pouvais moraliser. Au prix d'un ridicule, il arrive qu'on fasse quelque bien. Mais quoi que j'en eusse, l'alternative que Renaud m'avait fait apparaître me troublait. Et je doutais que ce fût un grand bien d'éviter à Mademoiselle de Grébeauville, la souffrance d'un véritable amour.
Le lendemain, je regrettai cette défaillance. Choisir pour soi la souffrance, révèle toujours le courage, parfois la lucidité; mais la choisir pour les autres...
D'ailleurs, que savais-je d'Agnès de Grébeauville? A écouter Renaud, si quelqu'un, bientôt, ne mettait le feu à sa vie, elle dépérirait irrémédiablement entre les quatre murs de son jardin, parmi ses choux. Mais n'y a-t-il pour une âme d'autre aliment que l'amour? Un souvenir tient-il lieu de tout? Et fallait-il accorder à une femme, comme seul destin digne d'être vécu, vingt ou trente ans de vie dans un monde dépeuplé? J'en voulais à mon ami d'une imagination que je nommais fantaisie, d'une désinvolture que je nommais égoïsme. Je l'accusais de camoufler sous des sophismes l'envie qu'il avait de se désennuyer.
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Mais ce garçon, n'entendait jamais que ce qu'il voulait bien entendre. Puisque l'ennui était la cause de son merveilleux mouvement de charité, je m'efforçai de faire en sorte qu'il ne s'ennuyât plus. Feignant d'entreprendre un travail, je lui demandai je ne sais plus quelles recherches historiques pour lesquelles il se trouvait plus qualifié que moi. Il ne me refusait jamais de tels services; il ne me refusa point celui-ci. Ainsi mit-il en coupes réglées la bibliothèque qui, providentiellement, contenait maints ouvrages sur la question qui m'occupait. Pour achever de mater ses nerfs, encore que les médecins me défendissent tout sport violent, j'imaginai de me remettre au tennis. Il aimait ce jeu et le jouait bien. Mais les journées ont vingt-quatre heures. Renaud dépouilla cinq ou six ouvrages sur Talleyrand; il m'accorda tous les ‘sets’ que je voulus; il ne renonça même point à m'accompagner dans mes promenades. Il restait de la marge. Et je ne pouvais décemment le retenir à Ormancé comme chien en niche. Deux ou trois heures chaque jour, il disparaissait.
Il ne me parlait plus d'Agnès de Grébeauville. Qu'il la vît chaque jour, on ne pouvait en douter. J'ignorais où.
Une après-midi, comme je suivais le chemin qui sépare l'Angeret de sa ferme, je poussai la grille du potager: il était désert. Le tablier bleu de la jardinière se trouvait soigneusement plié sur une brouette. Je ressortis, interrogeai les alentours. Des vergers bordés de haies vives, un petit bois aux taillis épais. De quels baisers, pensais-je, de quelles caresses, le spécialiste de l'amour affole-t-il cette file contenue et ardente? ‘Un souvenir. N'importe lequel. Délicieux ou torturant.’ Ce souvenir, que ferait-il d'elle?
Le soir, je lui dis que je me sentais reposé et que j'allais regagner Paris. Il me considéra gravement.
- Déjà! fit-il. Je le regrette. Vous vous déplaisez ici? Je m'y plais, moi! Je retrouve un peu mon âme d'enfant. Je redeviens frais. Mais vous pouvez vous passer de moi.
Pas une seconde je ne pensai qu'il mentait. Peut-être en effet, Renaud retrouvait-il un peu de son âme d'enfant près d'une âme très enfantine. Mais qu'il en éprouvât si bien le sentiment accroissait mon inquiétude.
Partir, c'était fuir. Peut-être quelqu'un aurait-il besoin de moi ici. Je décidai de rester.
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Les Grébeauville ne paraissaient pas soupçonner le drame qui habitait leur maison.
Assise dans un fauteuil non loin de nous, Agnès, à longueur de soir lisait beaucoup moins qu'elle ne regardait Renaud. Elle portait la robe que je lui avais vue déjà. D'où venait que celle-ci parût avoir pris forme? Les robes ne sont pas choses mortes. Sensibles, au contraire, elles expriment la femme qu'elles vêtent. Sur celles qui renoncent à exister, elles pendent comme d'un cintre; sur celles qui vivent vraiment, elles se transfigurent. J'avais peine à reconnaître celle que portait Agnès. Elle retombait fort gracieusement sur ses jambes croisées.
Heureuse d'avoir réussi un périlleux ‘quatre coeurs’, Mme de Grébeauville se tournait vers sa fille.
- Ai-je la berlue? disait-elle. Il me semble qu'Agnès embellit.
Gênés, nous considérions nos cartes.
- Mais voilà! Enfin elle renonce à se claquemurer. Elle quitte son jardin! Elle se donne de l'air, du mouvement.
Agnès n'embellissait point, encore qu'elle parût maintenant presque aussi plaisante que le portrait; mais elle existait. Cette mère intelligente ne sentait-elle point que sa fille désormais cessait d'être une enfant qu'on moque ou qu'on loue devant des invités?
Mais si le drame de l'Angeret échappait à ses habitants, d'autres s'en inquiétaient.
Malvine avait de l'affection pour moi. Déjà elle connaissait mes goûts. Si, à quatre heures, je me trouvais au château, elle m'apportait des gâteaux secs, un jus d'orange.
Une après-midi, son plateau posé, je remarquai qu'elle hésitait à se retirer.
- Je vois, Malvine, que vous avez quelque chose à me dire.
Mon attaque, sans doute, la prenait de court. De coeur familier mais d'esprit domestique, ayant décidé quelque audace, elle ne pouvait se résoudre à la commettre. Je l'encourageai.
- Parlez, dis-je.
- Au vrai, Monsieur, c'est à Monsieur Renaud que je devrais parler. Mais je le connais. A peine aurai-je ouvert la
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bouche, il me tapera sur l'épaule et me tournera les talons. Tout ça d'ailleurs ne me regarde pas. Mais je l'ai vu tout petit et j'aime bien la demoiselle.
‘Tout ça... La demoiselle...’ J'aurais dû renvoyer Malvine à ses fourneaux. Elle se décida brusquement.
- Croyez-vous qu'il puisse ‘la marier’?
Je feignis de ne point comprendre. Malvine ne se méprit point.
- Non, n'est-ce pas? Ce n'est pas une fille pour lui. Alors?
- De quelle fille, Malvine, parlez-vous?
Ses yeux me reprochèrent ce simulacre d'ignorance.
- Vous le savez comme moi, Monsieur. Je parle de Mademoiselle de Grébeauville.
Que savait Malvine? Elle me le dit.
- Monsieur Renaud traîne avec elle dans les vergers, dans les bois.
- Un flirt, Malvine.
Je vis qu'elle comprenait le mot. Elle secouait la tête: ‘Non. Non.’
- Monsieur Renaud a loué toute une maison, à Evreux. Près de Notre-Dame, une demeure qui a bien plus de cent ans, pas grande, mais belle, avec une porte toute ouvragée et une statue au-dessus. Tous les meubles de la vieille dame qui est morte sont restés dedans.
- Ah!
Je ne savais si je devais blâmer Renaud de sa duplicité ou le féliciter de sa discrétion.
- On a vu Mademoiselle de Grébeauville sortir de cette maison-là. Eh bien! Monsieur, si Monsieur Renaud ne pense pas ‘la marier’, ce n'est pas bien. Il est très beau, Monsieur Renaud. Et bien charmant. Mais ça ne lui donne pas tous les droits! Que voulez-vous qu'une fille fasse s'il prend attention à elle? L'aimer, bien sûr, à en perdre le sens. Après, s'il s'en va...
J'éprouvais quelque honte devant cette sagesse. Sans doute le sort des êtres ne se règle point selon les canons du bien conduire et du bon usage et il existe d'autres destins pour une fille que le mariage. Mais je n'entrepris point d'éclairer Malvine sur ce problème délicat. Elle pensait que seul je
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pourrais arrêter Renaud dans une mauvaise action, épargner à une fille égarée, - ‘mais qui ne l'eût été à sa place?’ - des regrets mortels.
Dès que Renaud parut, j'entrepris de le confesser. Il ne nia point: il aime se taire mais déteste mentir. Je vis qu'une chose surtout l'intriguait: qui m'avait informé? Je me gardai bien de le lui dire.
- Vous n'aimez pas Agnès de Grébeauville!
- Qu'en savez-vous?
- Vous ne pourriez!
- Pourquoi?
En effet, pourquoi? Cette fille était forte et saine de corps; la passion rendait son visage pathétique; et l'on pouvait deviner en elle, une âme très farouche, mais propre et pure. Il y a souvent plus de choses dans un homme que n'en sait son meilleur ami: de plus troubles; aussi de plus nobles. Que Renaud, jusqu'ici eût joué, prouvait-il qu'il était joueur? Ou qu'il ne rencontrât rien sur sa route qu'il pût prendre au sérieux? Dans l'âme d'Agnès, en vérité, ne retrouvait-il pas son âme d'enfant? Près d'elle, ne le voyaisje pas, justement, renoncer à ces jeux dans lesquels il n'avait jamais engagé le profond de lui? L'hostilité même qu'il me montrait à cette minute n'était-elle pas le signe que ma demande l'offensait dans son for secret? Oui, il croyait aimer. Et si je voulais laisser une chance à Mademoiselle de Grébeauville, ne devais-je pas justement, tenir pour naturel qu'il l'aimât?
- Soit, dis-je.
D'ailleurs, le miracle s'accomplissait. Le lendemain, je croisai Mademoiselle de Grébeauville dans le bourg. A peine si je la reconnus: les cheveux nus, les épaules droites sous sa cape blanche, une fille triomphante, heureuse, lumineuse.
- Pourquoi, me dis-je, s'obstine-t-elle à porter ses bas épais?
Le courrier de Renaud le suivait à Ormancé. Renaud soupesait les lettres, en examinait l'écriture, les rejetait sur le plateau. Parfois, il en fourrait une dans sa poche. Un pli
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barrait son front pur. Rien qu'une seconde. Déjà il semblait que l'importune fût oubliée.
Agnès se transfigurait. Cette fille que, le premier soir, dans le salon de sa mère, j'avais vue nouant sur son ventre ses mains gercées, se tordant les pieds, jetant autour d'elle des regards affolés, je la voyais maintenant marcher avec aisance, s'asseoir avec grâce, ouvrir et fermer naturellement les yeux. Sans doute, de brusques rougeurs trahissaient-elles encore parfois son émotivité farouche. Mais elles ajoutaient du charme à sa fruste beauté. Et si elle parlait peu, ses phrases, prononcées d'une voix chaude, vous donnaient le désir de l'entendre plus souvent. La confiance en soi rendue à un être suffit-elle à produire de pareilles mutations? Il y faut encore le sentiment d'aimer, d'être aimé, l'illusion qu'on existe pour quelqu'un au-dessus de tout, la conscience qu'on existe à jamais pour soi-même. Agnès avait-elle trouvé tout cela? J'hésitais à le reconnaître.
En Renaud, sous ce masque toujours aussi parfaitement beau et froid, quelque chose se transfigurait aussi. Je n'osais plus guère railler son ‘amateurisme’, son scepticisme. Non que je craignisse de l'irriter. Mais je me demandais si, jusqu'à ces jours, je ne m'étais pas fait de lui une image très inexacte. ‘Vous qui ne croyez à rien’, lui dis-je pourtant un jour. ‘Ah!’ Ce ‘Ah!’ me fit rêver.
La roue tournait. Je ne m'efforçais plus de l'arrêter. ‘A la grâce de Dieu!’ me disais-je.
Je connaissais la maison du Corbeau. J'avais naguère admiré sa façade ancienne. Une vie solitaire s'achevait alors derrière ces fenêtres à meneaux. Deux vies, maintenant, s'y unissaient-elles?
Dans son oeuvre d'initiation, où en était Renaud? Je le connaissais assez pour ne craindre de lui aucune brusquerie, ni même aucune impatience. Sa délicatesse, son expérience, sa maîtrise de soi-même me rassuraient. Une fille aime l'amour avant d'aimer un homme. Même si elle connaît comme un livre les gestes de la possession, elle ne les devine point. Sa tête, son imagination désirent déjà: son coeur, sa chair, pas encore. Mieux que tout autre, Renaud savait cela. Et il ne donnait à Agnès aucun baiser qu'elle n'eût vaguement désiré, aucune caresse quelle n'eût confusément atten- | |
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due. Ainsi, poursuivit-il sa séduction comme on compose un chef-d'oeuvre. Vaincue déjà, demain réduite, puis comblée, Agnès de Grébeauville ne pourrait lui reprocher que son art. Si le souvenir de son aventure devait la torturer, c'est dans la mesure où il serait ‘ravissant’.
Où en était Renaud, je le sus bientôt, hélas! Il me le dit avec une impudeur, une brutalité, une crudité que je n'eusse pas attendues de lui. Et ce fut la seule fois, je pense, qu'il découvrit à quelqu'un, le secret d'une de ses femmes.
Si, le jour, il disparaissait souvent de longues heures, nous nous retrouvions toujours pour dîner. Une nuit, inquiet de ne l'avoir pas vu reparaître, je m'étais mis au lit. Je craignais quelque éclat, quelque scandale. J'imaginais la maison du Corbeau, toutes persiennes closes. Les amants, pensais-je, s'y seront laissés surprendre par la nuit.
Un coup sec à la porte. Elle s'ouvrit. J'allumai ma lampe de chevet et vis Renaud.
- Je vois que vous ne dormez pas. Puis-je entrer?
Il traîna une chaise près de moi. Il paraissait las, brisé. Pour consentir à demander secours à quelqu'un, il fallait qu'il fût extrêmement bouleversé, qu'il souffrît enfin.
- Je quitterai Ormancé demain, dit-il.
J'eus la cruauté de sourire.
- Déjà!
Il dédaigna la pointe.
- Vous vous trompez sur moi, Cher. J'aimais, pour la première fois. Et la dernière. J'aimais Agnès, âme et corps. Et je voulais en faire ma femme.
- Vous vouliez! Vous ne le voulez donc plus?
Il baissa la tête. Dans la faible lumière, je crus voir qu'il rougissait.
- Vous ne me comprenez pas. Qui pourrait me comprendre? Moi-même, le pourrais-je? Demain, dans un an, dans dix ans, je me dirai que j'étais un malade, qu'on ne joue pas la vie d'un être et la sienne sur une déception, un choc émotif. Je ne me croyais pas gibier pour psychanaliste. Je le suis.
Je ne posai aucune question. Je craignais d'entendre une révélation monstrueuse.
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Celle qu'il me fit ne l'était pas: elle était seulement ridicule.
- Comme moi, vous vous demandez pourquoi Agnès portait de tels bas. Quelles raisons imaginiez-vous? J'imaginais un goût un peu maniaque, une de ces pudeurs grossières comme en ont les filles élevées seules.
- Votre imagination vous trompait?
- Là-bas, je l'avais embrassée, caressée. Mais j'attendais qu'elle fût prête à se donner. Depuis longtemps, elle l'était dans son esprit, dans son coeur. Mais j'ai horreur de tout ce qui ressemble à un viol. Et beaucoup d'hommes croient prendre, qui se fient au consentement des lèvres et qui violent en vérité. Aujourd'hui...
- Aujourd'hui?
- Je considérais le visage d'Agnès. Je la sentais toute donnée. ‘Non. Je vous en supplie!’ Mais quel sens pouvaisje attribuer à ce cri? Le dernier réflexe d'une pudeur qui ne demande plus qu'à céder. Je fis glisser son bas.
Renaud se leva. Il se mit à marcher dans la chambre, revint vers moi.
- Sa jambe était comme une jambe de bête.
Il regardait autour de lui comme s'il cherchait un objet qui pût distraire son esprit, l'empêcher de voir cette jambe velue.
- Alors, je sus que tout ce qui s'était noué, tissé entre cette femme et moi, se trouvait déchiré, mis en pièces. Une seconde plus tôt je l'avais violemment désirée: je me sentais glacé. Elle vit mon visage. Elle aussi dut savoir. Elle se mit à pleurer. Oh! Sans cri, doucement. Un élan se refit en moi. Un instant, j'espérai. Je bus ses larmes, caressai son cou, ses cheveux, ses joues. Mais je ne m'abusai pas longtemps. Que signifiait cette caresse? Mouvement de pitié, réflexe de courtoisie. Un homme bien élevé peut faire certaines choses tendres qui n'engagent pas son coeur. Mon coeur ne se sentait plus engagé. Je ne pouvais plus prendre Agnès. Je ne le pouvais plus! Pour lui cacher ma déroute, je mentis affreusement. Je feignis d'ignorer la cause de son chagrin, de la chercher. ‘Avant tout, lui dis-je, n'avais-je pas à la consoler?’ Elle me détrompa. Je protestai que j'étais une brute, que je regrettais mon désir bestial, que j'aurais la patience d'un
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homme ‘digne de ce nom’. Elle n'affecta même point de se prendre à ce jeu. Elle ne pleurait plus. Elle me regardait fixement. Ah! Sans haine. Je crois que déjà elle se trouvait rendue à son néant. Elle me regardait fixement, fixement. ‘J'étais folle’, dit-elle. Elle se remit debout, rattacha son bas.
Je me sentais partagé entre la pitié et la colère. La colère domina la pitié.
- Vous êtes un malade, oui. Car enfin, une jambe s'épile! Si, au lieu d'une enfant ignorante, Agnès était une de ces rouées que vous avez prises à la douzaine, vous lui auriez vu la peau plus lisse qu'un grès poli.
Renaud haussa les épaules. Il semblait écoeuré de luimême.
- Je le sais, dit-il tout bas. Mais qu'est-ce que cela change?
- Ce que cela change? Si réellement vous aimiez, si réellement vous désiriez, demain, quand vous aurez dormi, quand...
- Non.
Et je savais qu'il disait vrai.
- Non. Agnès aurait-elle la jambe ‘plus lisse qu'un grès poli’ demain et toujours, je reverrai dans l'ombre, cette lividité couverte de longs poils noirs. Demain et toujours, je sentirai sous mes doigts, ces soies de bête. Je ne désire plus cette fille. Je ne la désirerai plus. Peut-on aimer sans désir? Et si par pitié, je jouais un tel amour, ne commettrais-je pas un abus de confiance pire que la pire offense?
Je baissai la tête.
Renaud quitta Ormancé le lendemain.
L'après-midi, je me présentai chez les Grébeauville. Ils me reçurent avec une courtoise froideur. Que savaient-ils? Mon ami, leur dis-je, me chargeait d'excuser auprès d'eux son brusque départ.
Renaud m'avait vaguement parlé de l'Afrique. Je crus pouvoir laisser entendre qu'une mission depuis longtemps sollicitée l'appelait là-bas. Où au juste? Je l'ignorais comme lui-même. ‘Les télégrammes de service ne sont pas explicites. Ils vous appellent, voilà tout!’ Je n'imaginais pas être aussi
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près du vrai. Le gouvernement ne donnait aucune mission à Renaud. Mais il s'en était donné une.
M. de Grébeauvile ne dit mot: il paraissait écrasé. Mme de Grébeauville affecta de me croire et me pria de transmettre à mon ami, ses meilleurs voeux.
J'admirai ces gens si maîtres d'eux-mêmes. Car pouvaient-ils ignorer une aventure dont glosait tout le canton et ne découvrir aucun rapport entre le départ de Renaud et le retour insolite d'Agnès, - quelque raison qu elle leur en eût donnée, - au milieu de la nuit? Peut-être eux aussi avaient-ils rêvé un miracle qui fît de leur fille sans dot, la femme d'un jeune millionnaire et redorât leur nom? Dans ce cas, ils avaient joué et perdu.
Le nom d'Agnès ne fut pas prononcé.
Malvine se réjouissait du départ de Renaud. Elle imaginait que celui-ci, apprenant tout à coup les dangers auxquels il exposait Mademoiselle de Grébeauville, avait renoncé à s'en faire aimer. Elle le louait fort d'un mouvement ‘qui montrait le bon de son coeur’.
Pourtant, il se passait à l'Angeret, des choses inquiétantes.
Un soir, à l'heure du dîner, Mme de Grébeauville ne voyant point paraître Agnès, et croyant quelle s'attardait au jardin, y avait dépêché la domestique. Celle-ci trouva le jardin vide et la grille ouverte. L'alerte donnée, une troupe munie de lampes-tempête, de torches électriques battit les vergers, les bois; on finit par découvrir ‘la pauvre jeune fille’ assise sur un arbre abattu. Elle demanda: ‘Que se passe-t-il? Pourquoi vient-on me chercher?’ Elle clignait des yeux devant les lumières, comme une chouette. Elle ne pleurait pas; mais on ramassa près d'elle son mouchoir roulé en boule et mouillé.
Le lendemain, la domestique entendit grand bruit ‘dans la chambre de Mademoiselle’. Des portes d'armoire battaient, des tiroirs s'ouvraient, se refermaient. Madame et Monsieur allaient, venaient. Ils devaient contenir leur voix et on ne pouvait comprendre leurs paroles. Mais Mademoiselle criait: ‘Je veux partir! Je n'ai pas besoin d'argent! Que faites-vous de mes diplômes? Suis-je incapable de travailler
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comme tout le monde?’ Autour d'elle, les adjurations se faisaient suppliantes. Elle finit par sangloter. ‘Elle n'en finissait plus de sangloter’.
- Mais ne croyez pas, disait Malvine, qu'elle ait renoncé à s'en sauver!
Une nuit, le garçon boulanger revenant de son ouvrage, aperçut, mal dissimulée sous les herbes, dans le fossé qui borde la haie, une grosse masse sombre. Il eut peur: n'étaitce pas un cadavre? Il frotta son briquet: ce n'était qu'une valise. ‘Il y avait une étiquette dessus. La valise de Mademoiselle. Il sonne à la grille. La domestique vient, puis Madame. Sans doute Mademoiselle avait caché cette valise là, pour la prendre au petit matin’. Au petit matin, Mme de Grébeauville veillait. Agnès se glissa dehors, gagna la route, longea la haie, chercha sa valise. ‘Alors seulement, Madame se montre. Elle lui prend le poignet, la ramène dans la maison. Elle crie: Il faudra donc qu'on vous enferme! Elle crie: Ce lâche, qu'a-t-il donc fait de vous? Il mérite une balle dans le ventre! Alors, figurez-vous, voilà que cette pauvre fille prend sa mère à la gorge! Il a fallu les séparer. Monsieur passe ses journées à pleurer.’
Malvine me demanda timidement:
- Est-ce que Monsieur Renaud n'est pas en Afrique?
- S'il n'y est, il y sera bientôt.
Elle parut un peu soulagée.
- Croyez-vous que Mademoiselle sache où il va?
- Non, Malvine. Je l'ignore, moi. Et je me demande s'il le sait au juste lui-même.
Elle s'assombrit. Car, si elle aimait Agnès, elle aimait aussi Renaud.
Devina-t-elle que celui-ci avait joué moins que nous ne le croyions, qu'il souffrait, peut-être? Mystérieusement, elle dit:
- Un homme, c'est fort!
Je revoyais la scène misérable: Mme de Grébeauville serrant Agnès au poignet, la ramenant dans sa prison.
- Rassurez-vous, Malvine. Ces gens ne laisseront pas fuir leur fille!
- Je l'espère bien.
Je ne relevai point ce cri. Pourtant, je ne croyais pas que
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pour Agnès, la prison fût préférable à la mort. Ni même à pire.
Mais déjà Mademoiselle de Grébeauville avait renoncé à cette sorte de liberté qu'on trouve hors de soi-même. Je le soupçonnais. Bientôt, je n'en pus douter.
Un matin, comme je traversais le bourg, je la vis qui sortait de la quincaillerie. Elle tenait un fer de houe.
Je la saluai. Elle s'arrêta devant moi mais ne répondit point à mon salut. Elle me dévisageait comme si elle devait ramasser toute son attention pour me reconnaître. De quel rêve, de quelle stupeur émergeait-elle?
- Ah! fit-elle enfin. C'est vous?
Et aussitôt, mais très lentement:
- Dites-moi la vérité. Reviendra-t-il?
On ment à un malade. Je dis à Mademoiselle de Grébeauville que sûrement Renaud reviendrait un jour, mais qu'il avait à faire un très long voyage.
- Où est-il? Où?
- Aujourd'hui ici. Demain ailleurs. La mission dont on l'a chargé est très délicate. Et très mystérieuse car elle concerne l'Etat.
Son regard brûlait.
- Vous comprenez? Je l'attendrai de toute manière.
Une sorte de lumière sur ses lèvres, presque un sourire.
- Où allez-vous? Puis-je vous suivre?
- Si vous voulez, dis-je. Marchons un peu.
Mais déjà Agnès de Grébeauville était retombée dans son rêve; ou sa stupeur. A la dérobée, je regardais son visage. Le visage d'une somnambule.
Peut-être se croyait-elle avec Renaud? Oue pouvais-je d'autre pour cette petite fille? Nous marchâmes longtemps côte à côte. Plus un mot ne fut prononcé. Nous arrivâmes enfin devant l'Angeret. Moi-même, j'ouvris la grille et la refermai sur elle.
Je ne pouvais m'abstenir sans inconvenance, de paraître de temps en temps à l'Angeret.
M. de Grébeauville n'avait jamais beaucoup existé; il
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existait maintenant, car il effrayait. Le cou s'enfonçait dans les épaules. Le rouge de la peau tournait à la couperose. Les yeux prenaient un éclat vitreux.
Mme de Grébeauville, amaigrie, était toujours aussi véhémente. Elle semblait ne pouvoir plus voiler la dureté de son regard.
Je ne pouvais douter que ces gens connussent les circonstances du drame dans lequel leur fille avait sombré. Ils ne pouvaient douter que je les connusse aussi. Sur ce drame, nous nous taisions.
Pourquoi? Ne me devais-je pas de défendre le souvenir de mon ami? ‘Non, aurais-je dit, il ne méritait pas une balle dans le ventre. Un ardent, sous son masque froid; peut-être un dévoré. Désespérant d'aimer jamais, étant de ceux qui ne peuvent aimer sans admirer; insatisfait, étant de ceux qui poursuivent un absolu; par pudeur, affectant en paroles un détachement que démentaient les actes, il ne manquait point de bonté et rêvait de retrouver une ‘pureté d'enfance’, d'atteindre dans l'amour, cet absolu toujours fuyant. Il avait vu Agnès, fruste peut-être, gauche, maladroite mais brûlante d'un feu contenu, mais pure comme il entendait qu'on le fût. Il l'avait admirée, aimée, vraiment admirée, vraiment aimée. Un seul secret: l'événement qui venait de séparer ces deux êtres. Il fallait le respecter. Rien n'est simple dans les âmes. Le drame qui vous habite, soi-même le comprend-on? Le malheur ou le bonheur des hommes échappent à leur volonté. Ayant aimé Agnès, Renaud l'avait sacrifiée: il s'était sacrifié aussi. Agnès retombait à sa solitude. Il s'infligeait l'Afrique, ses marais, son soleil et une solitude pire. Moi, dans mon coeur, je lui demandais pardon d'avoir parfois douté de lui. Il arrive que les princes meurent de leurs jeux.
Mais tout cela, je n'osais le dire.
Un jour pourtant je commençai.
- Renaud...
M. de Grébeauville se leva. Au bout de ses gros bras, ses grosses mains tremblaient. Le rouge de son visage virait au brun.
- Qu'on ne prononce pas, dit-il, qu'on ne prononce pas ici le nom de cet homme. Il a souillé ma fille. Et vous avez été ses complices. Vous...
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Il me touchait l'épaule. Il touchait l'épaule de sa femme.
- Et vous!
Mme de Grébeauville se leva. Elle était livide.
- Vous perdez la raison, je crois!
- Vous saviez! criait M. de Grébeauville. Vous la suiviez et vous saviez. Vous saviez le bois, les promenades, Evreux, cette maison ignoble. Vous saviez. Et vous le laissiez faire. Vous l'offriez comme un appât!
Il leva les deux poings, tourna sur lui-même, marcha lourdement vers la porte, disparut.
- J'espère, Monsieur, dit Mme de Grébeauville d un voix blanche, que vous oublierez cette scène pénible.
Mais comment l'oublier?
Le lendemain, j'appris que M. de Grébeauville avait eu dans la nuit une congestion cérébrale.
- Il n'en mourra pas, le pauvre homme, dit Malvine.
Il ne mourrait pas, en effet. Mais il était devenu hémiplégique. Un de ses yeux restait fermé. Sa bouche se tordait d'un côté. Chaque après-midi, pendant une heure, Agnès poussait dans le parc, sa chaise roulante.
Mme de Grébeauville s'excusa de ne point me recevoir.
Où était Renaud? Que faisait-il? J'imaginai que sa mère au moins ne l'ignorait point. Elle me détrompa.
Sa lettre, calme et assez incohérente, m'étonna de la part d'une femme dont j'avais toujours, à défaut d'une haute intelligence et d'un coeur généreux, apprécié le langage mesuré, l'esprit net.
Depuis longtemps, m'assurait-elle, elle voulait m'écrire. Mais ses multiples occupations l'en avaient empêchée, - ‘vous savez, cette terrible fancy-fair de l'Opéra’, et aussi peut-être quelque absurde pudeur. Il lui coûtait d'avouer à quelqu'un, - ‘même un ami’ -, que son fils la dédaignait au point de l'avoir laissée ignorante d'un événement qui, sans doute, l'avait bouleversé.
‘Car il a beau me dire qu'il veut voyager parce qu'il s'ennuie. Je ne crois pas à cette raison. Un garçon comme lui,
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aimant le monde et y paraissant avec avantage, ne quitte pas brusquement, sans un important motif, ses amis, ses succès pour aller se jeter en Afrique, il ne sait même où. Encore s'il s'agissait vraiment d'un simple voyage! Mais ce qu'il nomme voyage, c'est une espèce de prospection. “J'irai du nord au sud, au hasard. Je m'arrêterai là où je me sentirai le plus utile. Et je vous ferai tenir la liste de ce qu'il faudra m'envoyer”. - Quoi! Vous comptez donc séjourner là-bas longtemps? - M'y installer, oui. - Et vous n'en reviendrez plus? - Peut-être en reviendrai-je. Mais j'ignore quand’. Il s'est souvenu à propos qu'il était médecin. ‘Vous allez donc soigner des négresses? - Assurément. - Pourquoi pas des animaux? “Croyez-vous, me dit-il, que vos blanches soient moins animales que ces négresses au corps plus lisse que statues de bronze? Si elles ont besoin de médecins, au moins se peuvent-elles passer de spécialistes pour leur épiler les jambes”. Il riait d un rire dur que je ne lui connaissais pas, - pas du tout un rire de joie. Je vous assure qu'un moment je l'ai cru fou.’
Mme Le Beauvaisis avait tout tenté pour retenir son fils ‘dans la vie civilisée’. Elle avait supplié, menacé, pleuré même, ‘ce qu'elle déteste faire’. En vain. Il avait écrit de Meknès pour demander une lettre de crédit sur Dakar, de Dakar pour demander des copies de diplômes. Un seul mot: ‘Je descends’. Il descendait. Où s'arrêtera-t-il?
‘Ah! Dites-moi! Que lui est-il donc arrivé à Ormancé? Quel démon l'a pris? Car le voyez-vous, lui si soucieux de son confort, dans un poste dépourvu de station hydrothérapique, lui si amoureux des beaux livres, des beaux tissus, des belles musiques, dans un village perdu, condamné aux caisses de nouveautés d'un libraire, aux tams-tams, aux beautés en calicot? Et je ne crois pas que sa folie lui passe de longtemps. Je me demande, mon ami, si nous le reverrons jamais.’
Je me le demandais aussi. Mais ‘quel démon avait pris Renaud’, je croyais le savoir. C'était cette part de soi, présente en lui comme en chacun de nous, qui doute de notre innocence. Le plus incroyant n'y échappe pas toujours. Renaud, intelligent, beau, adroit, charmant, avide, ayant beaucoup cueilli, glané, beaucoup rejeté, beaucoup brisé,
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avait compris un jour que c'étaient choses vivantes. Ainsi, cette fille qu'il aimait était de la même substance que ces femmes; ces femmes qu'il avait oubliées étaient de la même substance que cette fille. Et voici que cette fille, il ne pouvait faire autrement que de la rejeter aussi, de la briser aussi! Alors, il avait pris honte de lui-même, de cette intelligence, de cette beauté, de ce charme homicides. Et horreur. Je songeais à don Juan auquel naguère je n'osais le comparer, dans son cloître de Séville. Pour entrer dans un cloître, il faut croire en Dieu. Sans doute Renaud ignorait-il qu'il y crût. Mais il s'était souvenu qu'il était médecin. Aussi qu'il existe dans le monde, des vivants qu'on ne soigne pas volontiers. On se rachète ainsi peut-être, à ses propres yeux: une âme, dix âmes pour une âme. Jeu de prince encore, après tout. Et je n'imaginais pas du tout que mon ami pût garder à Mademoiselle de Grébeauville, une exacte fidélité. Il l'oublierait même peut-être, à peu près: une saison en Normandie, cette fille qui... Le mot de Freud me revenait: ‘un traume pathogène’. Un choc reçu enfant, inaperçu alors, oublié depuis, enseveli dans les ombres intérieures d'un être a suffi parfois pour en faire un saint, un tyran ou un poète. A cause d'une vision décevante dans une chambre d'Evreux, Renaud Le Beauvaisis serait un médecin des noirs.
Un matin, je m'ennuyais dans Evreux.
J'aime les marchés, leur mouvement, leur jacassement, leur odeur. Un marché s'offrait. Je m'y engageai.
Des camelots au verbe glapissant, des mercières debout derrière leurs tréteaux. Des maraîchères, debout, leurs paniers à leurs pieds.
Soudain, je sentis ma gorge se serrer. Là, devant moi, à deux pas! Vivais-je un cauchemar? Ces cheveux crépus et noirs, ce pâle et long visage, ces yeux fixes, cette cape blanche, ces gros bas? Mademoiselle de Grébeauville. A ses pieds, un panier plein de tomates, sous une étiquette: 100 fr le kilogramme.
- Agnès, dis-je. Agnès, réveillez-vous!
Je lui pris le bras.
- Suivez-moi!
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Elle saisit son panier et me suivit.
Je reçus enfin des nouvelles d'Afrique.
Renaud se trouvait sur le Niger, quelque part près de Segou. Entre l'eau limoneuse et l'immensité jaune des cotonniers qu'écrasait un soleil inhumain, il ne ‘s'ennuyait’ pas.
‘Etes-vous toujours à Ormancé?’ Mais s'il regrettait les prairies vertes, les pommes mouillées au matin et l'Iton limpide, sa main ne tremblait pas. Sur Agnès, deux lignes. ‘Evitez de dire à qui vous savez que je me souviens d'elle. Je croyais à la vertu du souvenir. Je ne crois plus qu'à celle de l'oubli’.
Il espérait que mon Talleyrand ‘avançait’, que ce pensum achevé, je me remettrais ‘vraiment au travail’. A peine s'il me parlait de lui.
‘Je crains que vous n'ayez pas très bien compris mon brusque départ. Je n'en puis rien dire, sinon ceci: certain soir, je me suis pris en haine. Je sais bien qu'on ne peut se fuir soi-même. Mais ne peut-on s'étourdir assez pour oublier qu'on se hait? Au moins l'ai-je cru ou espéré. Je me plais ici. Par chance le médecin est claqué par les fièvres et on va le renvoyer dans son Cantal. Je le remplace. Tout arrive, vous voyez, et qu'un diplôme vienne à point. Je fais agir à Paris pour qu'on me maintienne dans un poste qui semblait m'attendre. Ne vous inquiétez pas pour moi. Ici, l'alcool et les femmes, voilà les deux pires fléaux. Je m'interdis l'alcool et les femmes ne sont même pas belles.’
Lettre contenue, glacée. Lettre de clinicien? Lettre d'indifférent? Lettre d'un homme qui, résolu à s'oublier, semblait souhaiter qu'on l'oubliât.
Mademoiselle de Grébeauville se trouvait pratiquement séquestrée. Un psychiatre venu de Caen voulait l'emmener dans sa clinique. ‘On s'échappe d'une clinique, disait sa mère. Agnès sera soignée ici aussi bien.’
J'allai prendre congé de cette dame. Elle me fit répondre qu'elle me remerciait de ma visite, mais se trouvait souffrante et ne pouvait me recevoir.
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Je repassai la grille, gagnai le chemin qui sépare la ferme du parc.
Mademoiselle de Grébeauville s'occcupait dans le potager. Je la vis telle sans doute, exactement, que Renaud Le Beauvaisis l'avait vue un jour. Serrée dans son tablier bleu, ‘elle se penchait, se livrant à un mystérieux travail’.
J'approchai lentement. Elle ne m'entendit pas. Je voulus ouvrir la grille. Elle se trouvait fermée à clé.
Un homme parut près de moi: le fermier. Avait-il la charge de veiller à ce que la captive ne s'échappât point?
- Laissez-la, me dit-il d'un ton courtois mais décidé: c'est tout à fait comme si elle dormait!
CHARLES PLISNIER
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