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Le surréalisme et la littérature contemporaine
Aragon, en faisant allusion dans le ‘Traité du style’ à la vague de snobisme qui s'enflait à cette époque autour de Rimbaud, remarquait en 1928 que toute allusion au ‘Bateau ivre’ ne pouvait plus être tenue que pour le signe le plus certain de vulgarité. J'avoue qu'un conférencier qui prend aujourd'hui la parole sur le surréalisme ne se défend pas d'une appréhension du même ordre. Nous sommes à une époque où les mots perdent leur vertu et s'usent plus vite qu'à une autre par frottement - ce frottement même des disque de radio et des disques publicitaires qui fait de la parole la plus vivante un gavage insipide que refuse très vite notre estomac. Il faut d'ailleurs faire bonne mesure. Un même avilissement rapide, plus rapide peut-être, menace le mot rival d'existentialisme dont la fortune a été plus prompte encore. Il y a une tarte à la crème du surréalisme, et si j'ai une excuse à présenter pour vous en parler, ce ne peut être que le projet de nettoyer un mot qui a brillé pour certains, et à une certaine époque, en lettres de feu - et de le débarrasser de cette trace d'innombrables doigts sales qui finit par nous cacher l'effigie même des monnaies qui ont beaucoup roulé.
Le surréalisme a été victime de son succès, disons - pour être exact - d'un certain genre de succès. Il n'a pas vaincu,
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je veux dire forcé à la reddition ou au silence ses adversaires, comme ont pu le faire a un moment donné le classicisme et le romantisme. Il n'a pas cessé d'être moqué et même combattu avec acharnement: quand Mauriac parle, encore de nos jours, de la ‘peste noire’ surréaliste, qui selon lui ronge notre poésie, il ne manque certes pas de gens pour l'applaudir. Le succès du surréalisme n'est pas là. Il n'est pas de ces triomphes que décèlent des statistiques de vente ou des épidémies de conversions. Il est dans une aptitude rarement atteinte par d'autres doctrines à la dissémination à distance, à la dilution jusque dans des eaux étrangères et lointaines, à la contamination. Il est dans son caractère volatil, dans son aptitude particulière à s'ajouter à des manifestations ou à des comportements qui lui sont par essence étrangers - à s'y ajouter comme un signe qui en change le sens - disons, si vous le voulez, et le langage de tous les jours nous en est garant, qu'il tend volontiers à prendre la forme adjective plutôt que substantive. On dira, par exemple, guidé instinctivement par un détail suspect qui se révèle toujours difficile à isoler, qu'une rencontre, une affiche, un jeu de mots, un groupement fortuit d'objets sont surréalistes. Je ne puis mieux faire ici d'ailleurs que de me référer à un remarquable article de Blanchot qui écrivait à propos du surréalisme dans l'‘Arche’.
‘Il n'y a plus d'école, mais un état d'esprit subsiste. Personne n'appartient plus à ce mouvement et tout le monde sent qu'il aurait pu en faire partie. Il y a dans toute personne qui écrit une vocation surréaliste qui s'avoue, qui avorte, apparaît quelquefois usurpée, mais qui, même fausse, explique un effort et un besoin sincère... Le changement est considérable, l'éclairage est différent... Mais enfin le surréalisme est partout. C'est un fantôme, une brillante hantise littéraire. A son tour, métamorphose méritée, il est devenu surréel...’
Mais un adjectif, on le sait, parce qu'il essaie de fixer une impression essentiellement fugitive, se défend mal contre la déformation particulière à chaque sensibilité, et il en résulte que ce mot de surréalisme en vient à recouvrir communément par abus d'interprétation des significations bien différentes. Tantôt on nomme surréaliste tout ce qui est, dans la littérature ou l'existence courante, bizarre, surprenant,
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gratuit, cocasse, ou fantastique. D'autre fois, si l'on se place plus résolument sur le terrain littéraire, on visera par l'épithète ‘surréaliste’ - et d'ailleurs avec une égale hostilité - deux positions en réalité contradictoires. Pour les uns, le surréalisme évoquera la chapelle littéraire dans ce qu'elle a de plus exclusif et de plus insolemment fermé - un club d'admiration mutuelle où l'on utilise comme mot de passe des formules cabalistiques, et dont on claque la porte avec scandale et contusion sur les naïfs qui se croiraient le droit d'entrer. Pour d'autres, au contraire, le surréalisme symbolise la démagogie littéraire la plus basse ‘la poésie à la portée de tous les inconscients’. ‘La poésie faite par tous’ ‘le communisme du génie’ - en somme un nivellement ruineux par le bas du ‘talent littéraire’ puisqu'il suffit pour être poète de prendre une plume et d'écrire, en se gardant seulement d'aller à la ligne. Vu sous cet angle, le surréaliste profitant d'une coïncidence de date vient aisément se superposer à l'image du bolchevik de la légende. il devient le partageux du talent, le spoliateur de la réputation acquise, le violateur de la règie - quelque chose comme le poète au couteau entre les dents.
J'ai cité là quelques acceptions communément répandues de l'entreprise surréaliste, et sur lesquelles il n'est pas autrement besoin de s'arrêter. Si nous voulons situer dans le mouvement de la littérature actuelle sa place et son enseignement, il nous faut d'abord lui restituer sa vraie figure.
Observons tout de suite que le surréalisme n'était pas sans prêter le flanc à des interprétations contradictoires. Le propre du mouvement, comme l'a fort bien montré Jules Monnerot, était, comme c'est sans doute le propre des mouvements vraiment vivants, d'allier tant bien que mal des positions et des doctrines contradictoires, préoccupé surtout qu'il était de ne rien laisser échapper de ce qui comptait. Ce n'est pas autour d'une doctrine logiquement déduite (tout le surréalisme y répugne) que se groupent ses membres - bien plutôt ils participent d'un esprit, - ‘l'esprit nouveau’ - ils sont les dépositaires d'une illumination, ‘d'une révélation générale’ qui, selon Breton est le lot commun des esprits représentatifs de chacune des hautes époques. La cohésion, d'ailleurs toute relative, du groupe, témoigne au fond de la
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vérité du mot de Proust selon lequel ‘la communauté des opinions importe moins que la consanguinité des esprits’. Mais, plus encore que ses contradictions apparentes ou réelles, ce qui égare dans l'interprétation commune qu'on donne du surréalisme (et même Sartre dans son étude: ‘Qu'est-ce que la littérature’ n'est pas indemne de cette erreur d'optique) c'est qu'on ne prend pas le surréalisme dans sa perspective historique, dans sa réalité historique, qui est, s'il annonce sans doute quelque chose, de succéder avant tout à autre chose, qu'on confond volontiers avec lui. On prête volontiers aux riches, et par exemple au surréalisme ce qui revient en fait expressément à son prédécesseur, le mouvement Dada.
Le mouvement dadaïste, dont on sait qu'il est né à peu près simultanément vers la fin de la première guerre mondiale, à la fois en Suisse, avec Tzara, aux Etats-Unis avec Duchamp et Picabia, et à Paris, a longtemps égaré sur son sens véritable par l'allure scandaleuse qu'il a réussi à se donner de danse nègre et de saccage organisé. En réalité, avec le temps, ses éléments se laissent aisément réduire à une manifestation essentielle que je définirais pour ma part comme une explosion brutale, une véritable déflagration de pure négativité. Le mouvement dada, né dans l'année où la guerre mondiale présente les premiers symptômes d'une complète décomposition, est bien la tentative la plus résolue et la plus conséquente de destruction et de saccage que la littérature ait connue. Il vise à la désintégration sociale complète et prêche d'exemple: l'un de ses promoteurs, le boxeur Cravan, se signale comme ‘déserteur de 17 nations’. Il poursuit la destruction de l'objet par l'humour objectif qui nous montre l'apparence de tout repos de la matière comme sujette à de curieux accidents; c'est l'expérience connue des morceaux de marbre, substitués par Duchamp à des morceaux de sucre. Le même Duchamp poursuit avec ténacité la liquidation de l'expérience individuelle, par le moyen des ‘ready-made’ ou objets tout faits: il expose, en les signant, un porte bouteilles acheté dans le commerce, une lithographie représentant un paysage d'hiver qu'il intitule ‘Pharmacie’. L'expression elle-même, si neutre pourtant qu'elle puisse être, est poursuivie jusque
dans sa valeur
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d'échange: on compose un poème avec des mots tirés au sort dans un chapeau et mis bout à bout. Au mot articulé, on substitue l'onomatopée, le cri, l'agrégat syllabique de hasard dont ‘Dada’ est le symbole. Défense d'écrire, car, comme le dit Artaud, ‘toute l'écriture est de la cochonnerie’. Défense d'agir, en vertu, comme l'écrit Vaché, ‘de l'inutilité théâtrale et sans joie de tout, quand on sait’. L'homme dépouillé de ses attributs essentiels, il ne reste, pour les plus conséquents, qu'à s'en prendre à son existence même: ‘Il est inadmissible, écrit Tzara, qu'un homme laisse une trace de son passage’. Logique avec lui-même, Vaché se suicide, en prenant soin de simuler l'accident, Rigaut se suicide, et Cravan disparaît de nuit dans le golfe du Mexique où son embarcation ne laissera aucune épave.
Toutes les braises ne sont pas éteintes de cet énorme feu de joie. Une filiation sans rupture, - et c'est ce qui encourage l'équivoque, - unit le dadaïsme au surréalisme. Tout d'abord les grands ancêtres que se reconnaît toujours le surréalisme se situent là: Vaché, Cravan, Rigaut, marqués d'une espèce de signe sacramentel par leur suicide même, continuent à briller fixement à son zénith. Duchamp, Picabia, si loin qu'ils poussent le désoeuvrement et le silence, continuent à jouir auprès de lui d'un crédit inépuisable. Et puis les surréalistes presque tous ont passé par Dada et ils en gardent une espèce de pli ineffaçeable, une coloration amère et violente qui se projettera sur toutes leurs manifestations: le goût de blesser et de déplaire, le goût du scandale pour le scandale et de la provocation pour la provocation, le culte de l'humour aussi dans ce qu'il a de plus destructeur, de l'humour noir, considéré comme le moyen de désintégration le plus efficace, le ‘rayon invisible’ qui leur permettra de l'emporter sur leurs adversaires. Quelque chose de tout autre va succéder à Dada, qui est le surréalisme, mais aucune rupture vraiment spectaculaire ne les sépare en apparence, parce que le surréalisme, et là résidera en grande partie son ambiguité dénoncertante et apparente, est un système d'idées qui s'est accommodé tant bien que mal d'un style de vie qui lui préexistait, qui n'était que très vaguement taillé à sa mesure, et qui était le legs du dadaïsme.
En fait le surréalisme succède au dadaïsme vers 1922
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comme une phase constructive à une phase destructive. Les emblèmes et les signes de ralliement restent les mêmes; la substance a profondément changé, il s'opère une rapide remise en ordre. Tout extérieurement d'abord une autorité forte se fait sentir qui agit moins par la contrainte que par une docilité spontanément consentie et obtenue et qui tient au magnétisme personnel d'André Breton. Une discipline formelle et parfois puérile s'instaure: il y a un groupe surréaliste qui comporte des rites d'admission et des exclusions tranchantes - un organe, ‘la Révolution surréaliste’, une morale avec même des péchés capitaux: saluer le drapeau, être journaliste, faire du sport, lire des ouvrages de Cocteau - une propagande qui se fait par des papillons dont Nadeau a recueilli le texte dans son ouvrage, ‘Documents surréalistes’ - une Centrale où l'on procède à des expériences curieuses. Il y a même eu un véritable Index des lectures défendues, qui semble avoir échappé à Nadeau et que je retrouve au dos d'un catalogue de publications surréalistes.
Lisez: |
Ne lisez pas: |
Héraclite |
Platon |
Scève |
Ronsard |
Swift |
Molière |
Rousseau |
Voltaire |
Sade |
Mirabeau |
Fichte |
Mme de Staël |
Rimbaud |
Verlaine |
Freud |
Bergson |
Apollinaire |
Mistral |
Vaché |
Valéry |
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etc... |
Le surréalisme, en rupture violente avec la négation totale de Dada, ne répugne même plus à s'insérer dans une tradition, à se reconnaître des ancêtres, que Breton invoque expressément dans le Premier Manifeste.
‘Bon nombre de poètes pourraient passer pour surréalistes, à commencer par Dante et, dans ses meilleurs jours, Shakespeare. Les nuits d'Young sont surréalistes d'un bout
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à l'autre, c'est malheureusement un prêtre qui parle, un mauvais prêtre, sans doute, mais un prêtre.
Swift est surréaliste dans la méchanceté
Constant est surréaliste en politique
Hugo est surréaliste quand il n'est pas bête
Desbordes Valmore est surréaliste en amour
Baudelaire est surréaliste dans la morale
Jarry est surréaliste dans l'absinthe
Nouveau est surréaliste dans le baiser
Fargue est surréaliste dans l'atmosphère
St John Perse est surréaliste à distance.
On voit à quel point, par rapport à Dada, la vapeur est renversée. Ici, encore, il faut céder la parole à Maurice Blanchot: ‘Les surréalistes sont apparus à leurs contemporains comme des destructeurs. Et le caractère de violence non conformiste était naturellement le plus frappant. Aujourd'hui, ce qui nous frappe, c'est combien le surréalisme affirmait plus qu'il ne niait. Il y a en lui une jeunesse ivre et puissante. D'une certaine manière, il a besoin de faire table rase, mais c'est qu'avant tout il cherche son Cogito.’
Quel est done ce Cogito surréaliste, cette base sur laquelle tout repose, et qui nous permettrait de saisir enfin par le centre un système d'idées qui semble échapper à mesure qu'on veut mieux le saisir. Le mieux est de se laisser guider par le vocabulaire, et par le nom que s'est choisi le mouvement, s'il ne l'a pas inventé: un surréaliste se définit par un acte de foi inconditionnel en la surréalité. Reste à définir cette surréalité, et la chose n'est pas facile, car elle ne peut l'être que dans l'acte même, probablement au-delà de la parole, qui permet de la conquérir. Elle est essentiellement suppression des contradictions, élimination des antinomies, son pressentiment est celui d'une totalité sans fissure où la conscience pénétrerait librement les choses, et s'y baignerait sans cesser d'être, oû l'irréversibilité du temps s'abolirait avec le passé et le futur. Breton n'en a jamais mieux donné, à défaut de la définition, le pressentiment et l'exigence que dans la formule souvent citée, mais qu'il faut rappeler encore: ‘Tout porte à croire qu'il existe un certain point
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de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. Or, c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de détermination de ce point.’
Il ne faut pas sous-estimer, à côté de l'immensité de l'ambition affichée, la grande modestie qui perce dans cette définition quant à l'estimation des chances de l'entreprise. Elle est la seule qui vaille d'être tentée, mais elle n'est qu'un espoir et elle l'est dans la nuit. Elle est la tâche essentielle et expresse, j'y insiste, de l'homme, car ce point d'où se résorbent les contraires, c'est ‘un certain point de l'esprit’ et sa conquête Breton ne l'envisage que comme un acte suprême de conscience (il a salué un jour avec enthousiasme la formule de Malraux ‘Plus de conscience’.) Peut-être l'idée de Savoir Absolu, telle que Hegel la définit dans la Phénoménologie de l'Esprit, comme terme suprême de l'évolution de la conscience ayant enfin surmonté toutes ses contradictions fournirait-elle pour cette notion de surréel l'équivalence la meilleure. La pensée hégélienne a toujours été reconnue par les surréalistes comme toute proche d'eux et il n'est pas inutile d'indiquer que les surréalistes faisaient leur avec enthousiasme, au point de la reproduire en tracts, en ‘papillons surréalistes’ la formule décisive du même Hegel, qui semble faite d'avance pour fortifier leur espoir. ‘On ne saurait attendre rien de trop grand de la force et du pouvoir de l'esprit’. Et peut-être un mot de Rimbaud, qu'ils ont reconnu aussi comme un précurseur, dévoilerait plus crûment l'ambition qui se cache derrière ce mot de surréel - un mot-clé que je me garde bien pour ma part d'interpréter dans un sens si peu que ce soit chrétien ‘Par l'esprit, on va à Dieu’.
De cette résolution sur un plan surhumain des contraires, conçue come son but suprême, le surréalisme tire cette note d'une nostalgie poignante de paradis perdu et pressenti qui résonne chez lui de bout en bout, ne fût-ce que dans les titres si singuliers de ses ouvrages, qui nous parlent d'un état de naissance du monde, d'innocence spontanée et édénique, d'inexprimable et merveilleuse confusion: ‘La vie immédiate’, ‘L'Immaculée Conception’, ‘Les yeux fertiles’,
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‘Point du Jour’, ‘L'Amour fou’, ‘Le livre ouvert’.
A partir de cette afffirmation centrale du surréel considéré comme accessible, comme la mesure même, définitivement conquise, de l'esprit, le surréalisme présente, me semble-t-il, à défaut d'une articulation logique qu'il récuserait certainement, une cohésion indiscutable.
En découle d'abord son attitude vis-à-vis de la religion, et tout particulièrement du christianisme. La chose vaut qu'on s'y arrête, car depuis quelques années, le surréalisme a été l'objet de la part de certains chrétiens d'une politique de la main tendue fort suspecte. Vis-à-vis du christianisme, l'attitude surréaliste ne peut être et n'a été en fait qu'une hostilité déclarée et totale. D'abord parce que le christianisme, par les interdictions et les tabous de toute espèce qu'il promulgue, restreint systématiquement cette liberté entière de l'homme en tous les domaines qui semble aux surréalistes essentielle pour parvenir à la récupération de ses pouvoirs. Parce qu'aussi selon la formule connue, c'est ‘ici-bas et maintenant’ et non dans un au-delà hypothétique que le surréalisme a toujours entendu assumer cette tâche de conquête du surréel. Enfin parce que la notion de péché originel, en justifiant sur le plan moral une impuissance et une limitation intolérable pour l'esprit, s'oppose en tous points à cet état de révoke permanente, d'exaspération justifiée dans lequel les surréalistes reconnaissent le levier le plus efficace.
Beaucoup plus proches d'eux au contraire leur apparaissent les cultes, et, d'une façon générale, la mentalité des primitifs. Le primitif, baigné qu'il est dans un monde entièrement magique, c'est-à-dire où s'établit une résonance, un unisson continuel entre l'homme et les choses, où sautent les barrières de la conscience individuelle, leur est toujours apparu comme l'incarnation de pouvoirs oubliés par l'homme et que le surréalisme brûle de reconquérir, et aussi comme un porteur de clé, le détenteur d'un grand message que Breton a tenté d'aller chercher jusque dans les cérémonies Vaudou des Antilles et chez les Indiens Hopi: à savoir que le monde est perméable à l'esprit et la conscience à chacune des autres, et que cet état panique, cette conscience panique qui s'éveille au rythme des tambours nègres et qui nous fait accéder sans doute au pressentiment même du surréel, n'a jamais cessé
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de vibrer tout près de nous, à portée même de la main.
‘On ne saurait rien attendre de trop grand de la force et du pouvoir de l'esprit’: c'est encore à cette formule-clé qu'il faut en revenir pour comprendre avec quelle frénésie le surréalisme a revendiqué toujours et passionnément pour lui la liberté, toutes les libertés. C'est par là que se justifie son adhésion, d'ailleurs traversée d'orages, au marxisme, et sa volonté de travailler à une révolution qui se donnait pour tâche nominale d'en finir avec l'aliénation de l'homme. S'il a repris à son compte avec enthousiasme le message de Freud, celui de Sade, c'est qu'il a vu en eux essentiellement des libérateurs, et le moyen d'opérer, à la lumière orageuse de l'un comme à la lumière froide de l'autre, une réduction définitive des tabous sexuels. Et c'était bien une libération aussi à sa manière que l'écriture et que le dessin automatiques; une libération véritable de la pensée, parce que, selon le mot de Tzara, ‘la pensée se fait dans la bouche’, et que l'automatisme l'arrachait à l'appauvrissement, à la domestication de la logique, la ramenait à cet état de naïveté infaillible où, comme l'affirmait le Manifeste: ‘par définition la pensée est forte, et incapable de se prendre en faute’.
Mais surtout, dans cette quête du surréel, le groupe va être amené à mettre consciemment l'accent sur trois mots qui sont pour lui vraiment des mots de passe: l'imagination, l'amour, la poésie.
Un hymne délirant à l'imagination remplit à lui seul toute la première partie du Manifeste; et le premier mouvement est de penser que de la part d'un poète il n'y a rien là que d'attendu et de banal. Mais entendons-nous bien. L'imagination surréaliste n'a rien à voir avec la rêverie et la fantaisie. Elle n'est pas une légère broderie, un voile plus ou moins séduisant destiné à cacher quelques minutes la nudité d'un monde réel auquel elle se réfère par tous ses éléments et qu'il ne peut pas être question de récuser - elle est une puissance majeure, souveraine et incontrôlable, une contestation décisive du réel, une instance suprême devant laquelle au contraire l'insignifiance opaque du monde extérieur va être citée et condamnée. Son usage sans frein n'est pas une distraction innocente, mais un vice - un stupéfiant, dira Aragon - capable de faire parvenir son adepte à ‘l'état de distraction
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continuelle auquel les surréalistes espèrent bien parvenir icibas’. Non seulement le monde imaginaire enveloppe le monde réel et le transcende, le dissout en l'imprégnant de possibilité (Breton a eu le projet d'écrire un ‘Discours sur le peu de réalité’) mais il jouit par rapport à lui, semble-t-il, de ce poids d'être supplémentaire que le surréalisme a toujours tendance à reconnaître aux états naissants, à ceux qui ‘ne sont plus l'ombre et ne sont pas encore la proie’. De quelle créance privilégiée l'imaginaire mérite qu'on le gratifie, c'est ce que précise une des formules les plus significatives de Breton, où la foi se voit transférer du sens vulgaire au sens intime, et confère à l'imagination en tous les cas le caractère imminent de l'hallucination: ‘L'imaginaire est ce qui tend à devenir réel’. C'est lorsqu'elle est vraiment sans frein, lorsque le monde extérieur cesse de lui opposer la référence de sa machinerie morne, lorsqu'elle ne ‘pardonne pas’, que l'imagination mérite surtout d'être servie et vénérée, et c'est de là que tirent leur valeur privilégiée aux yeux du surréalisme le rêve, où le monde extérieur rentre dans une trappe et se recrée autour du dormeur, où ‘la facilité de tout est inappréciable’, et la folie qui représente pour le surréalisme quelque chose comme l'état de sainteté imaginative, l'état limite du rêveur qui juge définitivement irrecevable le correctif que le monde
réel tente d'apporter à celui qu'il a créé, et où le fou, dans un isolement exemplaire, trouve à l'univers qu'il habite ‘assez de charme pour supporter qu'il ne soit valable que pour lui’.
L'amour, c'est presque un lieu commun aujourd'hui que de le dire, a vu son expression poétique transfigurée par le surréalisme. ‘On ne peut plus parler d'amour après Eluard et Breton, dit un de ses critiques, comme on en parlait auparavant’. Je n'en suis pas pour ma part tout à fait sûr: je crois plutôt qu'après l'effarante accumulation des romans dits d'analyse qui portent depuis plus de trois siècles le scalpel dans les épanchements intimes, le surréalisme, ici entièrement conséquent avec lui-même, a projeté de nouveau sur l'amour cette même lumière magique qui avait été celle du Moyen Age, celle de Lancelot et de Tristan. L'amour pour le surréalisme n'est pas une démarche psychique mécaniquement conditionnée, dont on démonte les rouages, il est
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un acte immédiat, magique, d'affranchissement et de connaissance supérieure, il est une contradiction surmontée et même volatilisée. A condition que, comme à l'imagination, on lui sacrifie tout, qu'on se donne à lui sans arrière-pensée et sans calcul, qu'il soit vraiment ‘l'amour fou’, il est l'accès à un mode de vie rayonnante, il est vraiment la porte du surréel, dont sa lumière est l'éclairage même. Non seulement il est communion totale, fusion de deux consciences entre lesquelles sautent des frontières jusque là intangibles, perte de leurs limites au profit d'une espèce de conscience objective plus vaste qui est au fond tout le thème de la poésie d'Eluard, mais encore il fait de la femme, ici hautement privilégiée, une médiatrice irremplaçable entre l'homme et les choses qu'elle rapproche de lui. ‘Je suis, tout en étant près d'elle, dit Breton de Nadja, plus près des choses qui sont près d'elle’. Il y a pour les surréalistes un au delà de la présence féminine qui nous apporte le monde, qui le dénoue pour nous, qui fait vraiment de la femme, au sens plein du terme, une fée. L'un des derniers livres de Breton, ‘Arcane 17’ est en partie un essai délibéré de réanimer un monde languissant à partir du principe de l'éternel féminin, mais de tout temps, aux yeux du surréalisme, l'amante est nécessairement et toujours fée: Viviane, Esclarmonde, ou Mélusine, dont les noms reviennent sans cesse sous la plume de Breton, elles détiennent le secret du rythme qui unit l'esprit aux choses et qu'il appelle la royauté du sensible. Un des plus
beaux titres de gloire du surréalisme est dans cette recréation très belle et très neuve d'un des thèmes majeurs de toutes les littératures, mais il faut souligner que, pour les surréalistes, elle n'a pas été un thème littéraire: dans cette transfiguration de la conscience et du monde qui reste leur objectif dernier, ils se sont tournés vers la femme comme vers un des plus puissants intercesseurs.
‘L'amour la poésie’ - sans virgule - est le titre d'un des recueils d'Eluard et il met l'accent sur les affinités étroites que le surréalisme reconnaît entre les deux termes. Il semble qu'avec ce mot de poésie pour la première fois nous retombions dans le domaine proprement littéraire dont notre étude jusqu'ici nous avait tenus bien loin. Bien au contraire. Il n'entre rien de spécifiquement littéraire dans la conception
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que se font les surréalistes de la poésie. La poésie, pour eux, n'est pas une certaine impression esthétique produite par la mise en jeu de moyens littéraires: elle est une démarche active et comme telle trouve place indifféremment dans la littérature, dans la peinture, dans le rêve, dans un jeu de mots ou dans un incident de rue, dans le style de la vie quotidienne ou dans le choix qu'on fait de sa mort. ‘Qu'on se donne seulement la peine de pratiquer la poésie’ dit Breton dans le Manifeste, soulignant de façon expressive la conception très neuve qu'il s'en fait. Est poésie tout ce qui met un instant entre parenthèses le monde de contradictions qui nous enferme, crée un état d'absence violente (c'est-à-dire de profonde présence à autre chose) que Breton reconnaît de façon presque physique à la sensation d'une aigrette de vent autour des tempes. Elle est, selon une autre belle définition que j'emprunte à Jules Monnerot ‘ce sentiment du “oui” porté au sommet d'un instant que traversent frissons, battements d'ailes’. Est poésie, en définitive, pour les surréalistes tout moyen, quel qu'il soit, de s'introduire par effraction, ne fut-ce qu'une brève seconde, dans l'état de surréalité, l'image dite poétique n'en constituant qu'un des aspects, le plus exemplaire peut-être, mais à aucun titre le seul. Au point qu'on ferait aisément avouer à Breton que parmi ceux qu'il tient pour les plus grands poètes - je songe à Vaché, à Cravan - figurent des gens qui n'ont jamais écrit même une ligne capable de leur servir de passeport pour un manuel littéraire.
J'ai tenté, un peu longuement, peut-être, de retrouver avec vous, au-delà des jugements hâtifs et des ironies faciles ce qu'on pourrait appeler non pas l'armature logique (il s'en défendrait, il s'est toujours fait le champion de l'esprit contre la raison), mais tout au moins les lignes de force du surréalisme. Et voici que nous aboutissons à un résultat désappointant au possible: que peut avoir à dire, en quoi peut influencer en effet la littérature contemporaine un mouvement qui est, si l'on veut, une philosophie, une conception du monde, une règle de vie, un ordre, ou, si l'on préfère, un désordre moral, mais qui en tout cas se défend d'être une esthétique et stigmatise même la littérature comme ‘un des plus tristes chemins qui mènent à tout’. Un mouvement qui proscrit le roman et le théâtre, la fiction et l'histoire et dans
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sa hâte d'ailleurs à désavouer des disciples possibles s'empresse de déclarer que ‘les futurs poncifs du surréalisme ne l'intéressent pas’. Je rappelle ici avec quel ton de mépris suprême Breton parle du roman et pour les amateurs en donne la recette dérisoire.
‘Pour écrire de faux romans’ qui que vous soyez, si le coeur vous en dit, vous ferez brûler quelques feuilles de laurier, et, sans vouloir entretenir ce maigre feu, vous commencerez à écrire un roman. Le surréalisme vous le permettra: vous n'aurez qu'à mettre l'aiguille de ‘Beau fixe’ sur ‘Action’ et le tour sera joué. Voici des personnages d'allure assez disparate: leurs noms dans votre écriture sont une question de majuscules, et ils se comporteront avec la même aisance envers les verbes actifs que le pronom impersonnel il envers des mots comme: pleut, y a, faut, etc. Ils les commanderont, pour ainsi dire, et là où l'observation, la réflexion et les facultés de généralisation ne vous auront été d'aucun secours, soyez sûr qu'ils vous feront prêter mille intentions que vous n'avez pas eues. Ainsi pourvus d'un petit nombre de caractéristiques physiques et morales, ces êtres qui en vérité vous doivent si peu ne se départiront plus d'une certaine ligne de conduite dont vous n'avez pas à vous occuper. Il en résultera une intrigue plus ou moins savante en apparence, justifiant point par point ce dénouement émouvant ou rassurant dont vous n'avez cure. Votre faux roman simulera à merveille un roman véritable: vous serez riche, et l'on s'accordera à reconnaître que vous avez ‘quelque chose dans le ventre’, puisqu'aussi bien c'est là que ce quelque chose se tient. Bien entendu, par un procédé analogue, et à condition d'ignorer ce dont vous rendrez compte, vous pourrez vous adonner avec succès à la fausse critique.’
Et il n'est pas question, remarquez-le, de suspecter la bonne foi de cette dénégation véhémente: je me rappelle encore Breton me faisant part il y a dix ans de son effarement à constater qu'au lendemain de la publication des ‘Champs magnétiques’, le premier recueil de textes automatiques, les gens continuaient à publier comme si de rien n'était des poèmes, des romans. La foudre était tombée, et ils ne s'en étaient pas aperçus. Comment peut-il dans ces conditions y avoir une influence littéraire du surréalisme?
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La réponse à cette question est que les courants littéraires d'une époque n'entretiennent d'ordinaire que des rapports très distraits avec les gens précisément qui cherchent à les influencer le plus directement. Il y a en règle générale un bon moyen de perdre le contrôle de ce que la littérature d'une époque roule pour l'avenir d'essentiel, c'est d'essayer de la prendre àla remorque d'un manifeste littéraire. Ce qui donne à la littérature d'une époque, par-delà des ressemblances toutes formelles, un air de famille qu'elle ne se connaît pas elle-même et qu'on lui reconnaît un siècle après, ce ne sont pas des principes esthétiques consciemment appliqués, donc sans importance, ce sont quelques images exemplaires, douées d'un haut pouvoir de suggestion commune, qui polarisent et rechargent la sensibilité d'une époque et restent pour la plupart à demi-enfouies dans le subconscient. Ce qui nous rend compte de la profonde parenté des oeuvres du 17e siècle, c'est bien moins sans doute l'Art Poétique de Boileau que le petit lever du Roi Soleil et le Christ aux bras étroits de Port-Royal. Des oeuvres romantiques, bien moins la préface de Cromwell que Byron à Missolonghi ou à Venise, ou Bonaparte au pont de Lodi. Et, plus profondément enfoui encore que ces images trop parlantes, c'est un climat privilégié, un sort jeté sur certains objets plus significatifs que les autres et promus au rang magique de totems, les totems inavoués d'une époque: les potences de Villon, les grecques de Racine, les châteaux lézardés des romans noirs à la veille de 89, les odalisques de Flaubert, de Gautier, et de Nerval, les divans de
Baudelaire, les obus en fleur d'Apollinaire. Or, c'est à cette profondeur exactement que le surréalisme a su s'installer, c'est par la racine qu'il a attaqué la littérature moderne, c'est là qu'il s'est révélé comme un détecteur incomparable des tendances du subconscient de son époque. Qu'il puise dans son propre fonds ou dans celui des autres le mannequin de Chirico, le revolver de Jarry, le monocle de Vaché, le passage de l'Opéra, les couvertures de Fantômas, les papiers collés, les affiches déchirées de Picasso, l'étoile de sang d'Apollinaire, autant de totems qui cristallisent autour d'eux la ‘révélation générale’ impartie à notre époque, et que Breton appelle encore ailleurs ‘l'air du temps’. C'est le surréalisme qui nous a dit le temps qu'il faisait à notre
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époque, je veux dire la configuration de nuages plus ou moins orageux qui s'assemblait en nous tous. Lorsqu'un recul de quelques dizaines d'années nous livrera la parenté profonde des oeuvres si disparates en apparence de l'entre deux guerres, c'est en lui probablement qu'il faudra retrouver le climat où baigne la poésie de notre temps, à travers lui que passera le lien qui unit non seulement Char à Michaux et Prévert à Ponge, mais encore Fargue à St John Perse et peut-être même Céline à Giraudoux. Malgré la condamnation formelle qu'il a portée contre elle, il aura déterminé pour la poésie de notre temps la plus spécifique des variations spontanées, il aura été la sève de l'arbre et le pigment même de la peau. Personne, ou presque, ne reconnaît plus son appartenance au surréalisme, mais chacun, ou presque, la trahit au coin de son oeuvre, comme le nègre blanc d'Amérique sa race au cerne imperceptible de l'ongle. Il est vrai que le surréalisme, comme un critique l'a fait remarquer justement, a consisté en partie à dire de tel écrivain ou de tel livre: ‘il est surréaliste’. Je vous ai cité tout à l'heure quelques exemples de ce petit jeu. La signification n'en est pas négligeable. Je dirais volontiers que l'alluvion surréaliste, avec sa grande densité poétique, a coulé à fond, très vite, dans le subconscient de l'époque, et que ce qui en émerge et s'expose à la vue directe n'est qu'une faible partie de ce qui reste immergé et qui leste invisiblement une littérature qui refuse consciemment de s'en reconnaître tributaire. ‘Le
surréalisme est à la portée de tous les inconscients’ disait autrefois un tract surréaliste. Je crois qu'on tirerait du mot une affirmation d'une vérité saisissante en ajoutant seulement: ‘le surréalisme est à la portée, est branché sur la longueur d'onde du subconscient collectif de notre temps’. Je suis convaincu qu'il ne saurait prendre sa vraie figure et ses vraies dimensions qu'à la faveur d'un vaste examen par transparence - examen pour lequel le recul nous manque - de tout l'ensemble de la littérature actuelle, et spécialement de celle qui refuse de se réclamer de lui. Il apparaîtrait alors pour nous comme son filigrane même, ou encore selon le mot d'Henry James, comme la figure cachée dans le tapis. ‘Le surréalisme, dit Jules Monnerot, est la poésie de notre époque’ et il ajoute ‘et il est sa différence même’.
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Mais je laisse la poésie et j'en viens maintenant au point où certainement beaucoup d'entre vous m'attendent; à savoir quelle est la place ou l'influence du surréalisme dans la littérature qui se fait et qui se lit (puisque la poésie, hélas!...) celle où beaucoup d'entre vous vont chercher, j'en suis sûr, la solution de leurs problèmes et leur nourriture même, que ce soit le naturalisme métaphysique de Sartre ou l'humanisme, plein certainement de sincérité, avec lequel Camus se penche sur les problèmes les plus brûlants de notre temps. Cette littérature de l'après-guerre n'a pas été tendre pour le surréalisme, et Sartre, en particulier, dans son étude ‘Qu'est-ce que la littérature?’ a prononcé contre lui un réquisitoire sans indulgence. Absence d'engagement véritable, malgré un révolutionnarisme de parade, parasitisme social, littérature de consommateurs, recherche d'une tour d'ivoire derrière l'ambition affichée de faire faire désormais ‘la poésie par tous, non par un’, ce sont là quelques-uns des griefs les plus durs qui se voient articuler contre lui. ‘Le surréalisme n'a plus rien à nous dire’, conclut Sartre, laissant à notre discrétion le soin de déduire que la parole lui revient donc maintenant de droit, et exclusivement. Il serait tout à fait vain d'ouvrir ici une nouvelle fois une polémique: bornons-nous à constater que les choses sont dans l'ordre, que le surréalisme a traité plus durement encore ses prédécesseurs et que le premier mouvement d'une jeune école est de fonder sa légitimité sur les ruines mêmes de ce qui a régné avant elle. Je voudrais
pourtant rappeler que, selon une formule célèbre, ‘on ne détruit que ce qu'on remplace’ et que si quelque chose frappe dans la position littéraire de Sartre, c'est avant tout une étonnante, une édifiante modestie, peutêtre à la mesure d'ailleurs des espoirs plus que restreints et plus que menacés qui restent le lot de l'homme de 1949. Incompétent pour la poésie, pour la musique, pour la peinture, il ne nous parle de la prose que pour lui indiquer les limites qu'il lui est strictement enjoint de respecter, les ambitions qu'il lui est interdit de nourrir. Pour l'écrivain pris dans l'étau d'une situation historique datée qui semble pour Sartre une véritable hantise, le nez collé à l'événement, plus de supercherie du genre ‘valeurs éternelles’, plus de tricherie permise, plus d'espoir de durée
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et d'universalité, plus d'autre activité possible qu'une sorte de journalisme supérieur, avec l'optique même qui est celle du journaliste: préoccupation primordiale du public pour qui on écrit, des réactions des partis, de l'efficacité probable sur l'opinion, des moyens de diffusion extra littéraires comme la radio, enfin de la situation financière faite à l'écrivain et dont en effet il est hypocrite et malhonnête de prétendre se désintéresser. Je ne suis pas pour ma part insensible à ce qu'a de sincèrement honnête et de responsable l'exposé de Sartre dont la vertu est pour moi d'être un dissipateur d'illusions, mais je me demande s'il ne se laisse pas manoeuvrer par l'adversaire, et si l'extrême modestie du rôle qu'il assigne à l'écrivain n'est pas une réaction involontaire contre les ambitions démesurées qu'affichait le surréalisme; je me demande si le surréalisme, qui n'habite plus guère en apparence la littérature actuelle, ne continue pas à la hanter sous forme de spectre accusateur; je me demande si, changeant de signe, il n'est pas devenu quelque chose comme la mauvaise conscience de l'écrivain d'aujourd'hui.
C'est qu'il y a en effet une chose sur laquelle il n'est plus possible après le surréalisme de revenir. Dans le jeu d'agrément, dans le passe-temps sans risques que représente encore pour presque tout le public, et pour nombre de ceux qui la font, la littérature, le surréalisme a procédé d'un seul coup à une formidable élévation des enjeux. Il n'a pas vu dans la littérature ou la poésie une idée à promouvoir ou un témoignage plus ou moins lucide à fournir, mais une vie, toute la vie, à jouer pour la gagner ou la perdre, et c'est là le sens qu'il donnait pour sa part à la notion aujourd'hui fameuse d'engagement. Il s'est toujours porté garant du mot de Bachelard dans lequel il se reconnaît, à savoir que ‘si dans une expérience on ne joue pas sa raison, cette expérience ne vaut pas d'être tentée’. Il a toujours proclamé ‘qu'on sait maintenant que la poésie doit mener quelque part’ et ce quelque part il n'a jamais hésité à le situer dans une zone hautement dangereuse, une zone à haute tension, où Artaud a laissé sa raison, Cravan, Vaché, Rigaut, Crevel, leur vie. Il n'a pas toujours rompu avec la littérature, mais il a toujours rompu avec la littérature considérée comme un art ‘d'agrémenter, si peu que ce soit, les loisirs d'autrui’. Il y a un certain regard
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surréaliste jeté sur le monde, un regard de ravage, chargé d'un infini de désir, qui frappe d'insignifiance à peu près totale, il faut bien le dire, ce qui pourra bien se manifester après lui de convoitise modeste et de timide bonne volonté. ‘Ce fut un magnifique feu de joie, la plus éblouissante des fusées’, constate Sartre avec un peu de mélancolie. Il est à craindre qu'il ne laisse après lui un goût de cendre, un grand vide, le ressentiment et le malheur intime de n'avoir pu se maintenir à la hauteur de ce qu'il proposait, et qu'il ne passe la main à ce qui doit le suivre que comme à l'âme épargnante et besogneuse d'un siècle économe une époque de gaspillage royal.
Mais c'est peut-être aller bien vite en besogne que de considérer dès maintenant le surréalisme comme un héritage en liquidation. Sans doute le groupe aujourd'hui s'est désagrégé: il s'est désagrégé dans l'espace, puisque les plus notables de ses peintres: Ernst Tanguy, Dali, Duchamp, sont fixés aujourd'hui en Amérique. Il s'est désagrégé au fil du temps aussi: les incompatibilités d'humeur, les calculs personnels, les convictions politiques et les soucis de carrière ont joué contre son unité, et tous, c'est certain, n'ont pas entendu la mise en garde que leur adressait Breton dès 1929: ‘Que pourraient bien attendre de l'expérience surréaliste ceux qui gardent quelque souci de la place qu'ils occuperont dans le monde?’ Un souci de pureté poussé à ses extrêmes limites - celui par exemple qui transparaît dans le Second Manifeste - y a rendu l'air irrespirable pour beaucoup; autour de Breton il ne reste plus guère aujourd'hui, des premiers adeptes, que le seul Benjamin Péret. Et puis, comme tous les mouvements qui durent - et celui-ci dure depuis trente ans déjà, un long espace de temps pour une école littéraire, et que le romantisme lui-même n'a pas atteint - il a évolué malgré lui, il a été victime comme tout autre de la profonde ironie de l'histoire. Ce mouvement qui frappait les rédacteurs des ‘Nouvelles Littéraires’ et de l' ‘Action française’ par son aspect blasphématoire et voyou, ce mouvement qui s'est voulu une gifle perpétuelle à tout ce qui fait carrière et profession de sérieux dans la littérature, a obtenu finalement une espèce de
consécration; il est devenu un bien national et presque officiel, mieux encore: un article d'exportation
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appréciable dont l'Amérique en particulier se montre friande, et que les services culturels français diffusent maintenant avec gravité. Breton lui-même, qui a cru faire plus qu'un autre pour démériter à tout jamais de la littérature, est aujourd'hui un poète célèbre, et même davantage: quelque chose comme le patriarche de la poésie française. Cette espèce de canonisation, que le tournant de la dernière guerre a soulignée d'une façon ironique, le surréalisme ne l'a pas cherchée, mais elle était inscrite dans les choses: elle signifie seulement que la masse du public, ou tout au moins une large fraction, a rattrapé à la fin son retard sur un mouvement précurseur, et qu'elle admet maintenant comme allant de soi des points de vue qui la faisaient sourire il y a vingtcinq ans. Il y a aujourd'hui une volonté de compréhension du surréalisme, une bonne volonté désarmante, faite pour désorienter plus que toute autre chose une école qui a misé depuis vingt ans sur l'incompréhension éclatante et l'hostilité générale, qui en a tiré sa cohésion et son mordant. Pour le surréalisme est venue l'heure, passablement déprimante, du succès et presque de la reconnaissance officielle. C'est une épreuve plus dure pour lui que pour tout autre. A l'agitation se doit maintenant de succéder l'action, au saccage l'affirmation constructive. Dans cette situation tout à fait nouvelle, que reste-t-il pour lui de perspectives ouvertes?
Une chose disparaîtra bon gré mal gré, parce que l'époque la condamne, et qui est le style de vie qu'avait apporté le surréalisme des années héroïques. Manifestations tapageuses, voies de fait, injures énormes, provocation systématique, goût du scandale pour le scandale dont Aragon en particulier s'était fait une spécialité, tout cela fait partie maintenant dans l'héritage du surréalisme, des ‘choses qui, ayant été, aussi vaillamment qu'on voudra, ne peuvent plus être’. Elles avaient leur raison d'être, qui était de déterminer des chocs, des secousses brutales qu'une armature sociale encore rigide à cette époque, pouvait transmettre et propager plus loin qu'ailleurs. L'effet obtenu serait aujourd'hui à peu près celui d'une bombe explosant dans un marécage. Il y a dans le public - je parle bien entendu du grand public - dans le public actuel tassé, brassé, rompu dans une avalanche d'événements qui le broient et le dépassent, une espèce
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d'inertie effrayante, une docilité distraite, qui admet tout avec le libéralisme avachi d'un estomac de ruminant, et qui se sent d'ailleurs à peine effleurée même par ce qu'on peut darder contre lui de plus aiguisé, comme s'il lui était poussé depuis dix ans une peau plus épaisse. Je me rappelle avoir assisté il y a quelques mois à la représentation d'une pièce - disons d'avant-garde - qui visiblement se présentait comme un exercice délibéré de flagellation du public. Or, non seulement le public ne réagissait pas, écoutant le texte dans un parfait silence de bonne compagnie, applaudissant avec bienséance aux baissers de rideau, mais même, à certaines cocasseries voulues où il aurait dû s'esclaffer sans arrière-pensée, il retenait son souffle, il se tenait bien, il n'osait pas rire. Il y a eu bien des choses depuis 1925: Hitler et la bombe atomique, Hiroshima et Buchenwald, et bien d'autres scandales pour l'esprit. Le public, qui sort disloqué comme un pantin, baigné de sueur d'une exténuante leçon de gymnastique, s'endort aujourd'hui comme sur un lit de roses à des picotements aussi inoffensifs. Le scandale pour le scandale, dans une société qui ne croit plus à rien, qui n'est plus assurée ni de ses bases, ni de sa morale, est en 1949 une valeur qui n'a plus cours.
Je ne pense pas qu'il faille non plus attendre grand'chose du prolongement à notre époque des recherches techniques formelles dans lesquelles le surréalisme s'était aventuré. ‘L'histoire de l'écriture automatique dans le surréalisme a été, je ne crains pas de le dire, écrivait déjà Breton dans ”Point du Jour”, celle d'une infortune continue.’ Ces recherches pourtant ont été reprises, et même systématisées. On a vu naître après cette guerre le lettrisme, et, plus près de nous encore, la poésie de Pichette se situe sans aucun doute dans le prolongement des poèmes et des pièces de théâtre qu'écrivait déjà vers 1925 Tristan Tzara. Je vois pour ma part dans de tels efforts, abstraction faite du plus ou moins de réussite qui les marque, des tentatives non pas neuves, mais très exactement rétrogrades, qui enjambent en arrière tout le développement graduel du surréalisme, et reprennent les problèmes de l'expression poétique et du langage exactement au point où Dada les avait laissés. Je ne crois pas à l'avenir de l'inarticulé, et j'y crois d'autant moins que l'expérience
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en a été faite par des écrivains de qualité, qui étaient ceuxmêmes du surréalisme, et jugée par eux décidément négative. Malgré leurs déclarations enthousiastes en sa faveur, la part de l'automatisme est extrêmement faible dans l'oeuvre de Breton, d'Aragon, d'Eluard. Entre ce qu'ils prêchaient à leurs disciples et ce qu'ils écrivaient eux-mêmes il faut bien convenir qu'il y avait de la marge. L'écriture automatique était pour eux un peu comme les tables de la Loi devant lesquelles on se prosterne, mais qu'il n'est pas souvent question de mettre en pratique. Ils lui ont préféré leur talent, ce qu'Isidore Isou, bien sûr, leur reproche - convenons au moins, et félicitons-nous en, qu'ils avaient, eux, quelque chose à sacrifier. En réalité, le surréalisme a surtout envisagé l'écriture automatique comme une purge nécessaire, une énorme chasse d'eau seule capable de faire place nette et de nettoyer à fond les écuries d'Augias de la littérature: sur ce plan technique, il a pris soin lui-même de décourager des successeurs éventuels. ‘Je me hâte de dire, écrivait Breton dans le Second Manifeste, que les futures techniques surréalistes ne m'intéressent pas’.
Ce n'est ni dans une agitation aujourd'hui inefficace, ni dans des recherches techniques qui ne semblent plus guère guidées aujourd'hui que par un vertige de surenchère mécanique et fatigant, que je vois encore pour ma part au surréalisme un grand rôle à jouer. Ce rôle, je le vois surtout dans la position, dans le témoignage irremplaçable que le surréalisme représente dans le grand débat qui agite la littérature contemporaine et qui est au fond plus que jamais le problème de l'homme: ce qu'est l'homme, ce que sont ses espoirs permis, ses pouvoirs réels, ses limites, ses perspectives et ses définitives dimensions. Ce que je vous ai dit du surréalisme montre que ce problème précisément a toujours été pour lui au centre, et que jamais peut-être le souci de l'époque n'a été mieux accordé à ses propres préocupations.
Il n'y a pas en effet d'écrivain soucieux d'agir sur le public, que ce soit Malraux, Camus ou Sartre, qui ne proclame aujourd'hui jusqu'à satiété son humanisme. On n'est pas sacré aujourd'hui écrivain si l'on n'a quelque chose à dire sur l'Homme, avec une majuscule, ce qu'à la vérité la littérature a fait de tout temps, seulement elle le faisait à la
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manière, qui n'est plus la nôtre, de M. Jourdain. Jamais peut-être on ne s'est encore penché sur l'homme avec une inquiétude aussi ostentatoire, seulement ce que l'on voit surtout s'incliner sur ce lit de grand malade, ce sont des médecins de la courte espérance, ce sont autant de visages de docteurs Tant Pis. Cet humanisme, châtié par les terribles défaites des dernières années, je veux bien le croire, se trahit avant tout à ses pâles couleurs et à son extraordinaire manque de santé. Je voudrais attirer votre attention sur ce fait, qui me semble indiscutable: c'est que jamais peut-être la figure de l'homme n'a été plus systématiquement rétrécie, plus soulignée son impuissance, plus condamnée son espérance, plus approfondi son souci, que dans l'image que prétend nous en fournir la littérature de cette après-guerre, la plus défaitiste peut-être, sur le front de combat des grandes revendications de l'homme, qui ait encore jamais vu le jour. Malraux - et le problème semble être devenu pour lui un problème essentiel - reprenant à son compte la grande interrogation de Spengler, se demande si l'Homme auquel a cru la philosophie universelle existe bien, s'il ne se désintègre pas sous nos yeux, et s'il n'existe pas plutôt des hommes, des types d'hommes imperméables et irréductibles l'un à l'autre, entre lesquels l'empreinte de cultures différentes mettrait des cloisons étanches. L'humanisme de Sartre n'est plus guère, après les cataclysmes de la dernière guerre, qu'une position de repli chagrine et réprouvée: pas d'autre lot pour l'homme que l'angoisse congénitale, le souci, la
déréliction, le tête-àtête interminable avec la mort et l'exercice dérisoire d'une liberté inutile. Quant à Camus, dans l'Etranger, il donne de l'homme, en proie à l'absurde, séparé de lui-même, une image qui est au sens propre celle d'une aliénation totale et sans espoir. Rarement, semble-t-il, on aura aussi furieusement piétiné le couvercle d'une tombe, rarement on se sera mieux empressé à donner à l'impuissance et à l'infortune de l'homme son droit de cité, avec Sartre, ses emblèmes, avec Camus, et, avec Malraux, ses lettres de noblesse.
Eh bien, il faut le dire, en face de ces trompettes du désastre, de ces liquidateurs au moindre prix de toutes les espérances, en face de cette soi-disant défense de l'homme qui tend de plus en plus à ressembler à la défense élastique de
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fameuse mémoire des communiqués, le surréalisme, même s'il apparaît en ce moment anachronique, même si les faits apparents lui donnent tort, même s'il soulève cette espèce de dérision amère qu'on voyait grimacer au bord des routes de 1940, n'en représente pas moins l'affirmation plus que jamais nécessaire, la réserve inentamée d'un formidable optimisme, - d'un optimisme a toute épreuve, il est permis de l'ajouter aujourd'hui. On lui a reproché de ne pas s'être engagé assez: cela lui vaut du moins aujourd'hui de n'avoir abandonné aucune espérance sur des champs de bataille où tout le monde en fin de compte en a perdu. A une époque où il s'agit avant tout de réinvestir l'homme de ses pouvoirs, dont chacun s'emploie à le démunir, où il s'agit de croire à ces pouvoirs, ou d'ouvrir les bras au néant, il n'y a guère de voix peut-être qui mérite d'être plus avidement écoutée que la sienne. Oui, comme le dit Sartre, en période de vaches grasses il a prédit et annoncé les vaches maigres, mais c'était peutêtre moins nécessaire que de rappeler comme il fait aujourd'hui, dans l'espèce de masochisme qui se donne carrière, les pouvoirs profonds de l'homme et les possibilités indéfinies de l'esprit. Il y a aussi un pari surréaliste, où il y a tout, toute la vie et tout l'au-delà de cette vie, à gagner ou à perdre, et dont on a envie de rappeler à quelques déserteurs de l'armée de l'humanisme, de ceux qui se couvrent comme toujours de la défaite inévitable et déjà consommée, qu'il vaudrait peutêtre, même
maintenant, même encore, la peine de le tenir. En face de l'homme à terre, qui est le thème préféré de la littérature d'aujourd'hui, le surréalisme dresse la figure de l'homme en expansion, triomphant un jour de la mort, triomphant du temps, faisant enfin de l'action la soeur même du rêve. En face du monde totalitaire, il dresse l'humanité édénique de Fourier. Il parle follement, exemplairement, dans le siècle de la bombe atomique, d'un âge d'or à reconquérir. Il est l'unique relai accordé aujourd'hui à la voix des grands visionnaires qui n'ont jamais envisagé l'homme que dans son ascension indéfinie - qui ont cru, et bien avant Hegel, eux aussi, que même au milieu des désastres et des carnages ne pouvait être portée de condamnation sans appel sur l'homme et qu' ‘on ne saurait rien attendre de trop grand de la force et du pouvoir de l'esprit’. C'est pourquoi le sur- | |
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réalisme vit toujours: il vit peut-être à la manière de ces petites lumières que les hommes emportaient dans les cavernes au temps où s'étendait sur la terre la grande embâcle des glaciers, mais l'étincelle qu'il porte est la plus précieuse parce qu'en cette époque d'oppression et d'angoisse seul il garde et il exprime à de rares intervalles ‘ce sentiment du “oui” porté au sommet d'instants que traversent frissons, battements d'ailes’ où tout le possible est en éclosion, et toute l'espérance enfermée. Au milieu d'une époque qui l'abdique, il est un acte de foi sans retour dans la puissance inconditionnée de l'esprit. Et, pour joindre l'exemple à la parole, et vous donner l'idée d'un certain ton
dont le manque me paraît mettre la littérature d'aujourd'hui en terrible déséquilibre, et dont j'attends qu'il lui soit rendu, je voudrais, en citant ce passage des ‘Vases Communicants’, montrer qu'il y a, même aujourd'hui, d'autres prophètes à écouter que des prophètes de pauvreté et de malheur.
‘Il faut aller voir de bon matin, du haut de la colline du Sacré Coeur, à Paris, la ville se dégager lentement de ses voiles splendides, avant d'étendre les bras. Toute une foule enfin dispersée, glacée, déprise et sans fièvre, entame comme un navire la grande nuit qui sait ne faire qu'un de l'ordure et de la merveille. Les trophées orgueilleux, que le soleil s'apprête à couronner d'oiseaux ou d'ondes, se relèvent mal de la poussière des capitales enfouies. Vers la périphérie les usines, premières à tressaillir, s'illuminent de la conscience de jour en jour grandissante des travailleurs. Tous dorment, à l'exception des derniers scorpions à face humaine qui commencent à cuire, à bouillir dans leur or. La beauté féminine se fond une fois de plus dans le creuset de toutes les pierres rares. Elle n'est jamais plus enivrante, plus enthousiasmante, plus folle, qu'à cet instant, où il est possible de la concevoir unanimement détachée du désir de plaire à l'un ou à l'autre, aux uns ou aux autres. Beauté sans destination immédiate, sans destination connue d'elle-même, fleur inouïe faite de tous ces membres épars dans un lit qui peut prétendre aux dimensions de la terre! La beauté atteint à cette heure à son terme le plus élevé, elle se confond avec l'innocence, elle est le miroir parfait dans lequel tout ce qui a été, tout ce qui est appelé à être, se baigne adorablement en ce qui va être cette
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fois. La puissance absolue de la subjectivité universelle, qui est la royauté de la nuit, étouffe les impatientes déterminations au petit bonheur, le chardon non soufflé demeure sur sa construction fumeuse, parfaite. Va-t-il faire beau, pleuvra-t-il? Un adoucissement extrême de ses angles fait tout le soin de la pièce inoccupée, belle comme si elle était vide. Les chevelures infiniment lentes sur les oreillers ne laissent rien à glaner des fils par lesquels la vie vécue tient à la vie à vivre. Le détail impétueux, vite dévorant, tourne dans sa cage à belette, brûlant de brouiller de sa course toute la forêt. Entre la sagesse et la folie, qui d'ordinaire réussissent si bien à se limiter l'une l'autre, c'est la trève. Les intérêts puissants affligent à peine de leur ombre démesurément grêle le haut mur dégradé dans les anfractuosités duquel s'inscrivent pour chacun les figures, toujours autres, de son plaisir et de sa souffrance. Comme dans un conte de fées cependant, il semble toujours qu'une femme idéale, levée avant l'heure et dans les boucles de qui sera descendue visiblement la dernière étoile, d'une maison obscure va sortir et somnambuliquement faire chanter les fontaines du jour. Paris, tes réserves monstrueuses de beauté, de jeunesse et de vigueur, - comme je voudrais savoir extraire de ta nuit de quelques heures ce qu'elle contient de plus que la nuit polaire! Comme je voudrais qu'une méditation profonde sur les puissances inconscientes, éternelles que tu recèles soit au pouvoir de tout homme, pour qu'il se garde de reculer et de subir! La résignation n'est pas écrite sur la pierre mouvante du sommeil. L'immense toile sombre qui chaque jour
est filée porte en son centre les yeux médusants d'une victoire claire...
Le poète à venir surmontera l'idée déprimante du divorce irréparable de l'action et du rêve. Il tendra le fruit magnifique de l'arbre aux racines enchevêtrées et saura persuader ceux qui le goûtent qu'il n'a rien d'amer... Au procès universellement intenté par la connaissance rationnelle à la connaissance intuitive, il lui appartiendra de produire la pièce capitale, qui mettra fin au débat. L'opération poétique, dès lors, sera conduite au grand jour. On aura renoncé à chercher querelle à certains hommes, qui tendront à devenir tous les hommes, des manipulations longtemps suspectes pour les autres, longtemps équivoques pour eux-mêmes, auxquelles ils
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se livrent pour retenir l'éternité dans l'instant, pour fondre le général dans le particulier. Eux-mêmes ils ne crieront plus au miracle chaque fois que le mélange, plus ou moins involontairement dosé, de ces deux substances incolores que sont rexistence soumise à la connexion objective des êtres et l'existence échappant concrètement à cette connexion, ils auront réussi à obtenir un précipité d'une belle couleur durable. Ils seront déjà dehors, mêlés aux autres en plein soleil, et n'auront pas un regard plus complice et plus intime qu'eux pour la vérité, lorsqu'elle viendra secouer sa chevelure ruisselante de lumière à leur fenêtre noire.’
JULIEN GRACQ.
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