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La Bièvre. Par J. K. Huysmans.
à
Georges Landry.
La Bièvre représente aujourd'hui le plus parfait
symbole de la misère féminine exploitée par une grande
ville.
Née dans l'étang de St. Quentin, près de
Trappes, elle court, fluette, dans la vallée qui porte son nom et
mythologiquement, on se la représente, incarnée en une fillette
à peine pubère, en une naïade toute petite, jouant encore
à la poupée, sous des saules.
Comme bien des filles de la campagne, la Bièvre est,
dès son arrivée à Paris, tombée dans l'affût
industriel des raccoleurs; spoliée de ses vêtements d'herbes et de
ses parures d'arbres, elle a dû aussitôt se mettre à
l'ouvrage et s'épuiser aux horribles tâches qu'on exigeait d'elle.
Cernée par d'âpres négociants qui se la repassent, mais,
d'un commun accord, l'emprisonnent, à tour de rôle, le long de ses
rives, elle est devenue mégissière, et, jours et nuits, elle lave
l'ordure des peaux écorchées, macère les toisons
épargnées et les cuirs bruts, subit les pinces de l'alun, les
morsures de la chaux et des caustiques. Que de soirs, derrière les
Gobelins, dans | |
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un pestilentiel fumet de vase, on la voit, seule,
piétinant dans sa boue, au clair de lune, pleurant,
hébétée de fatigue, sous l'arche minuscule d'un petit
pont! -
Jadis, près de la poterne des peupliers, elle avait encore pu
garder quelques semblants de gaieté, quelques illusions de site
authentique et de vrai ciel. Elle coulait sur le bord d'un chemin et de
légères passerelles reliaient, sur son dos la route sans maisons
à des champs au milieu desquels s'élevait un cabaret peint en
rouge.
Les trains de ceinture filaient au dessus d'elle et des essaims de
fumée blanche volaient et se nichaient dans des arbustes dont l'image
brisée, se reflétait encore dans sa glace brune; c'était,
en quelque sorte, pour elle, un coin de dilection, un lieu de repos, un retour
d'enfance, une reprise de la campagne où elle était née;
maintenant c'est fini; d'inutiles, ingénieurs l'ont enfermée dans
un souterrain, casernée sous une voûte et elle ne voit le jour que
par l'oeil en fonte des tampons d'égoût qui la recouvrent.
Plus loin, il est vrai, elle sort de ses geôles et,
divisée en deux bras, suit le chemin de la fontaine à Mulard et
la rue du Pot au lait.
Dans ces parages écartés, elle fut autrefois
charmante. Entre ses deux ruisseaux, s'étendaient une prairie,
plantée d'arbres, et de petits étangs granulés de mouches
vertes par des lentilles d'eau; des fleurs étoilaient l'herbe. Des
buissons de mûres enchevêtraient leurs tiges munies d épines
courbes et roses comme des griffes; le paysage était presque
désert; ça et là, quelques enfants pêchaient des
grenouilles, un cheval paissait, près d'une chèvre, une femme
tendait des cordes pour sécher du linge; la Bièvre bouillonnait,
joyeuse, sur des pierres, tandis qu 'à perte de vue dans le ciel,
s'étageaient les charpentes et les terrasses des mégissiers, au
dessus desquelles se superposaient, séparés par des tuyaux
d'usine, les emphatiques et lourds dômes du Panthéon et du Val de
Grâce.
La rue de Tolbiac, bâtie sur remblai, a rompu l'horizon que
forme maintenant une ligne de bâtisses neuves; les peu- | |
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pliers sont tombés, les saules détruits, les étangs
desséchés la prairie morte. Le travail de la Bièvre,
désormais accaparée par les tanneurs, se poursuit, sans haleine,
et sans trêve.
Pour la suivre dans ses détours, il faut remonter la rue du
Moulin des Prés et s'engager dans la rue de Gentilly; alors, le plus
extraordinaire voyage dans un Paris insoupçonné commence. Au
milieu de cette rue, une porte carrée s'ouvre sur un corridor de prison,
noir comme un fond de cheminée incrusté de suie; deux personnes
ne peuvent passer de front. - Les murs s'éxostosent et se couvrent
d'escarres de salpètre et de fleurs de dartres; un jour de cave descend
sur une boutique de marchand de vin à la mine pluvieuse, à la
devanture éraillée, frappée de pochons de fange, puis ce
boyau se casse dans un autre également étroit et sombre; L'on
arrive à une porte à moitié fermée et sur le
fronton de laquelle on lit, en caractères effacés, ces mots:
‘Respect à la loi et à la propriété’,
mais si on lève la tête, on aperçoit au dessus des
murailles de vieux arbres et par le judas d'une ouverture condamnée, des
fusées de verdure, des fouillis de sorbiers et de lilas, de platanes et
de trembles; pas un bruit dans cet enclos retourné à
l'état de nature, mais une odeur de terre humide, un souffle fade de
marécage; puis si l'on continue sa route dans le couloir qui s'achemine
en pente, l'on se heurte à un nouveau coude, la sente s'élargit
et s'éclaire, et l'on tombe dans un bout de rue bizarre, avec des
maisons avariées, et des pins de cimetière écimés
et secs, rejoints entre eux par des fils sur lesquels flottent des draps.
C'est la ruelle des Reculettes, un vieux passage de l'ancien Paris,
un passage habité par les ouvriers des peausseries et des teintures. Aux
fenêtres, des femmes dépoitraillées, les cheveux dans les
yeux, vous épient et vous braquent; sur le pas de portes à
loquets, des vieillards se retournent qui lient des ceps de vigne serpentant le
long de bâtisses en pisé dont on voit les poutres.
Cette ruelle se meurt rue Croulebarbe, dans un délicieux
paysage où l'un des bras demeuré presque libre de la
Bièvre paraît; un bras bordé du côté de la rue
par une berge dans | |
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laquelle sont enfoncées des cuves; de
l'autre par un mur enfermant un parc immense et des vergers que dominent de
toutes parts, les séchoirs des chamoiseurs. Ce sont, au travers d'une
haie de peupliers, des montées et des descentes de volets et de cages,
des escalades de parapets et de terrasses, toute une nuée de peaux
couleur de neige, tout un tourbillon de drapeaux blancs qui remuent le ciel,
tandis que plus haut, des flocons de fumée noire rampent au sommet des
cheminées d'usine. Dans ce paysage où les resserres des
peaussiers affectent avec leurs carcasses ajourées et leurs toit plats,
des allures de bastides Italiennes, la Bièvre coule, scarifiée
par les acides. Globulée de crachats, épaissie de craie,
délayée de suie, elle roule des amas de feuilles mortes et
d'indescriptibles résidus qui la glacent, comme un plomb qui bout, de
pellicules!
Mais combien attrayantes sont ses deux petites berges! celle qui
longe le mur du verger garni de treilles, plantée de chrysanthêmes
et de tomates, hérissée d'artichauts trop mûrs dont la
tête est une brosse couleur de mauve! - et l'autre, celle qui
était jadis réservée aux lavandières, évoque
à elle seule toute une antique province, avec ses pavés
encadrés d'herbe et ses blanchisseuses enfouies au ras de l'eau jusqu'
aux aisselles, dans ces baquets où elles se démènent et
chantent, en battant le linge; ce lavoir des anciens temps, est, aujourd'hui,
presque désert; c'est à peine si une ou deux habitantes de la
ruelle descendent maintenant pour savonner dans cette sauce, tout au plus si
quelques gamins jouent à la bloquette près du mur, souillé
de copieuses flaques.
Puis, sous une croûte de terre formant porche, la
Bièvre disparaît à nouveau et s'enfonce dans une ombre
puante; la rue Croulebarbe continue, mais toute la gaieté du parc voisin
s'arrête. Il ne reste plus, jusqu' à l'avenue des Gobelins, qu'un
amas de bouges dont la vicieuse indigence effraie.
Pour retrouver la morne rivière, il faut passer devant la
manufacture de tapisserie et s'engager dans la rue des Gobelins.
Ici, la scène change; le décor d'une misère
abjecte s'effondre et un coin de vieille ville, solennelle et sombre, surgit
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deux pas des avenues modernes. La rue arbore d'anciens
hôtels, convertis en fabriques, mais dont le seigneurial aspect persiste.
Au numéro 3, une porte cochère, énorme et trapue, aux
vantaux martelés de clous, donne accès dans une vaste cour
où de hautes fenêtres évoquent les fastueux salons du temps
jadis. C'est l'hôtel du marquis de Mascarini, maintenant encombré
par des camions; des marchands de chaussures, des teinturiers, des
apprêteurs, ont mué les boudoirs en bureaux de commande et de
caisse; l'absorption du noble passé par la roturière richesse du
temps présent est accomplie. Les millionnaires de la Halle aux cuirs
occupent en maîtres ces hôtels entourés de jardins verts et
galonnés d'un ruban noir par la Bièvre.
Plus loin, sur le boulevard d'Italie, par dessus un petit mur, l'on
peut plonger dans ces promenades semées de boulingrins et de corbeilles
entourées de buis, taillées dans le goût vieillot des parcs
auliques.
La rue des Gobelins aboutit à une passerelle bordée de
palissades; cette passerelle enjambe la Bièvre qui s'enfonce d'un
côté sous les boulevards Arago et de Port Royal, et de l'autre
longe l'admirable ruelle des Gobelins qui est à coup sûr, le plus
surprenant coin que le Paris contemporain recèle.
C'est une allée de guingois, bâtie, à gauche, de
maisons qui lézardent, bombent et cahotent; - aucun alignement - mais un
amas de tuyaux et de gargouilles, de ventres gonflés et de toits fous. -
Les croisées grillées bambochent; des morceaux de sacs et des
lambeaux de bâches remplacent les carreaux perdus; des briques bouchent
d'anciennes portes, des Y rouillés de fer retiennent les murs que
côtoie la Bièvre; et cela se prolonge jusqu' aux derrières
de la manufacture des Gobelins où cette eau de vaisselle s'engouffre, en
bourdonnant, sous un pont. Alors la ruelle élargit ses zigzags et le
vieux bâtiment, bosselé d'un fond de chapelle que des vitraux
dénoncent, sourit avec ses hautes fenêtres, dans le cadre
desquelles apparaîssent, les ensouples et les chaînes, les
modèles et les métiers de la haute lisse.
A droite, la ruelle est bordée d'étables qui
trébuchent sur | |
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une terre pétrie de frasier et
amollie par des ruisseaux d'ordure. - Çà et là, de grands
murs, rongés de nitre, fleuronnés de moisissures, rosacés
de toiles d'araignée, calcinés comme par un incendie, puis
d'incohérentes chaumines, sans étage grêlées par des
places de clous, jambonnées par des fumées de poêle,
empuanties au dehors par d'affreux tas; et, le soir, les artisans qui logent
dans ces masures, prennent le frais sur le pas des portes,
séparés par des barres de fer, emmanchés dans des poteaux
de bois mort, de l'eau en deuil qui, malade, sent la fièvre et
pleure.
Sans doute, cette étonnante ruelle décèle
l'horreur d'une misère infime; mais cette misère n'a, ni
l'ignoble bassesse, ni la joviale crapule des quartiers qui l'avoisinent; ce
n'est pas le sinistre délabrement de la Butte aux Cailles, la
menaçante immondice de la rue Jeanne d'Arc, la funèbre ribote de
l'avenue d'Italie et des Gobelins; c'est une misère anoblie par
l'étampe des anciens temps; ce sont de lyriques guenilles, des haillons
peints par Rembrandt, de délicieuses hideurs blasonnées par
l'art. A la brune, alors que les réverbères à huile se
balancent et clignotent au bout d'une corde, le paysage se heurte dans l'ombre
et éclate en une prodigieuse eau-forte; l'admirable Paris d'antan
renaît, avec ses sentes tortueuses, ses culs de sac et ses venelles, ses
pignons bousculés, ses toits qui se saluent et se touchent; c'est, dans
une solitude immense, la silencieuse apparition d'un improbable site dont le
souvenir effare, lorsqu' à trois pas, le long de casernes neuves, la
foule déferle sous des becs de gaz et bat, sur les trottoirs, en
gueulant, son plein.
Mais ce n'est pas tout; ce séculaire vestige du vieux Paris
confine à des surprises plus extraordinaires encore.
Au milieu de la ruelle, devant la Bièvre, une porte, sans
battant, percée dans le mur noir, ouvre sur une cour, en étoile,
formée de coins et de recoins. L'on a devant soi de grandes
bâtisses, chevronnées, qui se cognent les unes sur les autres et
se bouchent; partout des palis clos, des renfoncements abritant de
gémissantes pompes, des portes basses, au fond desquelles, dans un jour
saumâtre, serpentent de gluants esca- | |
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liers en vis; en l'air,
des fenêtres disjointes avec des éviers dont les boîtes
cabossent; sur les marges des croisées, du linge, des pots de chambre,
des pots de fleurs plantés d'on ne sait quelles tiges; puis, à
gauche, la cour s'embranche sur un couloir qui colimaçonne,
déroulant, tout le long de sa spirale, des boutiques de marchands de
vins. Nous sommes dans le passage Moret qui relie la ruelle des Gobelins
à la rue des Cordelières, dans la cour des Miracles de la
peausserie. Et, soudain, à un détour, un autre bras de la
Bièvre coule, un bras mince, enserré par des usines qui
empiètent, avec des pilotis, sur ses pauvres bords. Là, des
hangars abritent d'immenses tonneaux, d'énormes foudres, de formidables
coudrets, emplâtrés de chaux, tachés de vert de gris, de
cendre bleue, de jaune de tartre et de brun loutre. Des piles de tan soufflent
leur parfum acéré d'écorce, des bâches de cuir
exhalent leur odeur brusque; des tridents, des pelles, des brouettes, des
râteaux, des roues de rémouleurs, gisent de toutes parts; en
l'air, des milliers de peaux de lapin racornies s'entre-choquent dans des
cages, des peaux diaprées de sang sec et de bleu arraché de
nerfs; des machines à vapeur ronronnent et au travers des vitres, l'on
voit sous les solives où des volants courent, des ouvriers qui
écument l'horrible pot au feu des cuves, qui ratissent des peaux sur une
douve, qui les mouillent, qui ‘les mettent en humeur’, ainsi qu'ils
disent; partout, des enseignes: ‘Veaux mégis et mort nés,
chabraques et scieries de peaux, teintureries de laines, de poils de
chèvre et de cachemyre’, et le passage est entièrement
blanc; les toits, les pavés, les murs sont poudrés à
frimas. C'est au coeur de l'été, une éternelle neige, une
neige produite par le râclage envolé des peaux. La nuit par un
clair de lune, en plein mois d'Août, cette allée, morte et
glacée devient féerique. Au dessus de la Bièvre, les
terrasses des séchoirs, les parapets en moucharabis des fabriques se
dressent inondés de froides lueurs; des vermicelles d'argent
frétillent sur le cirage liquéfié de l'eau; l'immobile et
blanc paysage évoque l'idée d'une Venise septentrionale et
fantastique, ou d'une impossible ville de l'Orient, fourrée d'her- | |
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mine.
Ce n'est plus le rappel de l'ancien Paris, suggéré
par la ruelle des Gobelins si proche, ce n'est plus la hantise des loques
héraldiques, et des temps nobiliaires à jamais morts. C'est
l'évocation d'une Floride, noyée dans un duvet d'eider et de
cygne, d'une cité magique, parée de villas, aux silhouettes
dessinées sur le noir de la nuit, en des traits d'argent.
Ce site lunaire est habité par une population autochtone qui
vit et meurt dans ce labyrinthe, sans en sortir. Ce hameau perdu, au fond de
l'immense ville, regorge d'ouvriers, employés dans ce passage même
aux assouplissantes macérations des cuirs. Des apprentis, les bas de
culottes, attachés sur les tibias, avec une corde, les pieds
chaussés de sabots, grouillent, pêle-mêle avec des chiens;
des femmes, ignoblement enceintes, trainent de juteuses espadrilles chez des
marchands de vins; la vie se confine dans ce coin de la Bièvre dont les
eaux grelottent, le long de ses quais empâtés de fange.
L'aspect féerique de ce lieu diminue, le jour, où du
moins la vue des tristes habitants qui forment comme la populace oubliée
d'un roi de Thunes, détourne des songes hyperboréens,
greffés sur les rêves d'une Italie languissante ou d'un Orient
torride; la réalité refoule les postulations vers les
contrées des au delà, car, en arrivant à la rue des
Cordeliers le passage Moret devient modernement sordide. L'on dirait de ses
appentis en lattes, de ses maisons de salive et de plâtre, des voitures
de saltimbanques, dételées et privées de roues. Ces
boîtes, coiffées de tôle, sont
précédées au dehors d'escaliers, vermoulus, chancis, mous,
dont les marches plient et suintent l'eau gardée dès qu'on les
touche. Aux lucarnes, dont les cadres inégaux culbutent, des chaussettes
inouïes et qui, par leur pointure, étonnent, se balancent sous la
neige animale des peaux, des chaussettes, en gros fil, lie de vin,
émaillées de reprises de couleur, épaisses comme des
souches.
La Bièvre a désormais disparu, car au bout de la rue
des Cordeliers le Paris comtemporain commence. Ecrouée dans
d'interminables geôles elle apparaîtra maintenant, à peine,
dans des préaux, au plein air; l'ancienne campagnarde étouffe
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dans des tunnels, sortant, juste pour respirer, de terre au milieu
des pâtés de maisons qui l'écrasent.
Et il y a alors contre elle une recrudescence d'âpreté
au gain, un abus de rage; dans l'espace compris entre la rue Censier et le
boulevard St. Marcel, l'on opprime encore l'agonie de ses eaux; dès que
la malheureuse paraît, les Yankee de la halle aux cuirs se livrent
à la chasse au nègre, la traquent, l'exterminent, épuisant
ses dernières forces, étouffant ses derniers râles,
jusqu'à ce que, prise de pitié, la Ville intervienne et
réclame la morte qu'elle ensevelit, sous le boulevard de
l'Hôpital, dans la clandestine Basilique d'un colossal
égoût.
Et pourtant, combien était différente de cette humble
et lamentable esclave, l'ancienne Bièvre! - Ecclésiastique et
suzeraine, elle longeait le couvent des Cordelières, traversait la
grande rue St. Marceau, puis filait à travers prés sous des
saules, se brisait soudain, et devenue parallèle à la Seine,
descendait dans l'enclos de l'abbaye St. Victor, lavait les pieds du vieux
cloître, courait au travers de ses vergers et de ses bois, et se
précipitait dans le fleuve, près de la porte de la Tournelle.
Liserant les murs et les tours de Paris où elle n'entrait
point, elle jouait, çà et là, sur son parcours, avec de
petits moulins dont elle se plaisait à tourner les roues; puis elle
s'amusait à piquer, la tête en bas, le clocher de l'Abbaye dans
l'azur tremblant de ses eaux, accompagnait de son murmure les offices et les
hymnes, reverbérait les entretiens des moines qui se promenaient sur le
rebord gazonné de ses rives. Tout a disparu sous la bourrasque des
siècles, le couvent des Cordelières, l'abbaye de St. Victor, les
moulins et les arbres. Là, où la vie humaine se recueillait dans
la comtemplation et la prière, là, où la rivière
coulait sous l'allégresse des aubes et la mélancolie des soirs,
des ouvriers affaîtent des cuirs dans une ombre sans heures et plongent
des peaux, les chipent, comme ils disent, dans les cuves où marinent
l'alun et le tan; là encore, dans de noirs souterrains ou dans des
gorges resserrées d'usine, l'eau exténuée putride.
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Symbole de la misérable condition des femmes attirées
dans le guet-apens des villes, la Bièvre n'est-elle pas aussi
l'emblématique image de ces races abbatiales, de ces vieilles familles,
de ces castes de dignitaires qui sont peu à peu tombées et qui
ont fini, de chutes en chutes, par s'interner dans l'inavouable boue d'un
fructueux commerce?
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