l'exercice de cette grande tâche, que s'il y avait de parfaits synonymes, il y aurait aussi deux langues dans une même langue; chose ridicule, qui saute aux yeux de tout homme qui pense, et qui trouve en même temps qu'il est déjà assez difficile de s'entendre dans un même assemblage de lettres et de mots, sans aller s'engager dans un dédale d'analogies, d'étymologies et de ressemblanees plus on moins arbitraires.
Ce préambule terminé et pouvant servir de préface à notre ouvrage, nous entrons en matière, et nous choisissons pour devise ces mots célèbres qui peuvent avoir, de tout temps, une application toute particulière: Honni soit qui mal y pense. C'est souvent par les épigraphes ou les devises que l'on fait connaître le caractère d'un écrit, d'un ouvrage. Commençons:
Abandon. Coups du sort, malheur, revers. Il est rare, en ce monde, de s'attacher à une infortune; il faut aimer sérieusement quelqu'un, pour lui rester fidèle au sein du malheur ou dans des circonstances qui compromettent nos goûts ou nos intérêts.
Tempora si fuerint nubila, solus eris,
a dit un célèbre auteur latin. Un grand homme de France en a fait son profit, en disant quelque part:
Je connais trop les grands: dans la fortune amis,
Ingrats dans l'infortune, et bientôt ennemis.
De nos jours, dans ce siècle de progrès, les grands ne font plus une classe à part; et les petits, comme les grands, sont égoïstes et par conséquent ingrats, selon les circonstances. Le malheur exhale un souffle contagieux que l'on redoute; on s'attache aux heureux, aux puissants; parce qu'on peut en retirer quelque avantage: les malheureux restent isolés; ce sont les lépreux de la société.
Absence. Oubli. C'est un synonyme dont la signification se perfectionne tous les jours. Il est aussi bien abstrait, il faut l'avouer, de toujours penser aux absents, depuis que les présents ont le talent d'absorber toute notre attention, toutes nos facultés, nous dirons même toute notre amitié. Les absents ont toujours tort, dit le vieux proverbe; et ce proverbe rajeunit au lieu de vieillir. Les absents ne nous voyent pas; ils ne peuvent être fiers ni touchés de nos respects, de notre adoration: les démonstrations sont bien froides à quelques lieues de distance!
Actionnaire. Demi-dupe, et souvent dupe entière, ou double dupe. Ici la synonymie reçoit un degré de perfection suivant les circonstances. Pour quelques actionnaires qui font leurs affaires par entente ou par hasard, on en rencontre une foule qui se mordent les doigts et qui seuls dans leur cabinet, combinant avec anxiété les chances qui leur restent, se disent plus d'une fois par jour: actionnaire et dupe, hélas! c'est bien la même chose!
Adieu. Terme de civilité, de mépris ou de colère. Le premier ne dit rien; le second pas grand'chose; le troisième est un au-revoir très-expressif.
Administration. Gouvernement, régime. Nous avons trouvé quelque part une explication de ces trois mots; et puisque c'est avec des livres que l'on fait des livres, nous nous permettons de la transcrire; elle est exacte de tout point: Le gouvernement dirige la chose publique; le régime est la règle établie par le gouvernement; l'administration est la manière d'exécuter ce qui est ordonné par le gouvernement et réglé par le régime. - Il n'y a rien à redire à ces définitions: est modus in rebus en est le corollaire.
Admiration. Exagération, aveuglement. Depuis la création d'une admiration mutuelle entre auteurs, journalistes, industriels sans concurrence, gens de parti de même couleur, etc., etc. Le mot admirable est devenu une épithète vide de sens, que l'on se jette à la tête avec une réciprocité plus qu'admirable. On est admirable ou détestable suivant la circonstance qui domine ou le vent qui souffle. On exagère les qualités ou les défauts; on est aveugle de part et d'autre.
Adresse. Industrie, savoir, savoir-faire, talent, intelligence, dextérité, habileté. Il y a des adresses d'esprit, de style, de pinceau, et surtout des tours d'adresse dont les joueurs de goblet n'ont pas le monopole. Dans les affaires de ce monde, ils comptent des rivaux et des vainqueurs. A l'adresse proprement dite, ils savent encore joindre d'autres qualités qui constituent la souplesse dans les obstacles, la finesse dans l'insinuation, la ruse dans la tromperie, et l'artifice pour couronner le triomphe. - Oh! la connaissance des synonymes est une science bien utile et bien digne de l'observateur!
(Le suite au prochain numéro.)