Mededelingen van het Cyriel Buysse Genootschap 2
(1986)– [tijdschrift] Mededelingen van het Cyriel Buysse Genootschap– Auteursrechtelijk beschermd
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Henri LéAutour
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Scène ILéautour, Prosper. Au lever du rideau, Léautour, l'air agité, est occupé à écrire à son bureau. Il examine des papiers, cachète des enveloppes. Regarde l'heure à sa montre. Sonne fiévreusement. Prosper, entrant par la porte du fond. Monsieur? Léautour. Vous êtes sur que monsieur Barran ne s'est pas présenté pendant mon absence? Prosper. Absolument, monsieur. Léautour. Et Vladimir? Prosper. Non plus, monsieur. | |
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Léautour. Eh bien, téléphonez encore. Dites à la Banque qu'on m'envoie Vladimir, immédiatement. Prosper. Bien, monsieur. Léautour. Et, aussitôt que monsieur Barran se présente vous le ferez monter. Prosper. Oui, monsieur. (Il sort. Léautour recommence fievreusement à écrire). Prosper, (rentrant). Monsieur Barran est là, monsieur. Léautour, (se levant en sursaut). Ha! enfin! Faites entrer. | |
Scène II
Léautour, Barran.
Barran. Me voici. Sitôt que j'eus reçu ton télégramme, je suis parti, j'ai tout abandonné pour accourir ici. Où est Laurianne? Suis-je encore à temps pour enrayer la folie, pour empêcher le crime que vous vouliez commettre? Ou n'est-ce qu'une plaisanterie sinistre? Léautour. Ah! mon Dieu! une plaisanterie! Tu es encore à temps pour la voir, oui, mais non pour empêcher de s'accomplir ce que tu appelles un crime. Barran, véhément. Mais je te jure que je l'empêcherai, cré nom! à moins que vous ne soyez devenus fous à lier, tous les deux. Léautour, accablé. Je suis à bout, mon cher, à bout. Elle part, elle est sur le point de partir, et lui même tout à l'heure la vient chercher. Barran, (stupéfait). Lui?... qui, lui? | |
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Léautour. Mais lui-même, Destin.
Barran, Comment!... il vient la prendre, ici, dans ta maison!... et tu... Léautour. Pour l'amour de Dieu, Alfred, ne t'exalte pas, écoute-moi, laisse-moi parler... Barran. Ainsi, c'est donc vrai! Tu as donc vraiment fait ce que tu m'as écrit! Elle part, avec l'autre, et de ton consentement! Ce n'est donc pas une farce macabre? Tu es donc devenu fou, fou à lier, comme elle est devenue folle? Léautour. Je t'en supplie encore, sois calme, écoute moi avec calme. Je suis trop malheureux, trop désespéré. Aide-moi, j'ai besoin de toi. Je suis faible comme un enfant, je pleure comme un enfant; mais ne dis donc pas que je suis fou, ne perdons pas notre temps en ces paroles exagérées et inutiles. Barran. Eh bien, Henri, un mot, et franc, n'est-ce pas? As tu peut-être envie de te débarrasser de ta femme? Léautour. Moi!... Oh! mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! Barran. Non?... eh bien alors, tu es fou. Léautour. Mais, voyons, Alfred, je t'en supplie...
Barran, Non,... je ne t'écoute plus, il m'est impossible de raisonner avec des détraqués. Cela m'indigne, cela me dégoûte, cela m'exaspère!
Léautour, Mais, enfin, tu ne m'abandonneras pas dans cette situation abominable, tu m'écouteras, tu me comprendras, tu m'aideras. N'ai-je pas fait tout ce que j'ai pu pour toi, quand tu étais dans une situation analogue? | |
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Barran. N'en parle plus. Ne souffle plus un mot du passé exécrable. Il est mort, et morte pour moi est celle qui m'a trompée. Léautour. Eh bien, écoute, sois calme et raisonable. Tu vois bien que je le suis aussi, moi, malgré l'effondrement de toute ma vie. Assieds-toi, laisse-moi parler sans te mettre en colère, et tâche, avec moi, de juger calmement et sainement l'horrible situation.
Barran, Soit, je t'écoute.
Léautour, Tu sais comme notre vie fut idéalement heureuse. Tu l'as vue, notre pauvre vie maintenant brisée, tu l'as senti, notre parfait, exubérant bonheur. Il rayonnait, il palpitait autour de nous. Ces six années de mariage ont été le paradis sur la terre, et, jusqu'à la fin de mes jours, je resterai reconnaissant à celle qui sût me rendre si parfaitement heureux. La seule ombre à notre bonheur, si je puis l'appeler ainsi, était que nous n'avions pas d'enfants. Mais, nous nous étions consolés de ce grand regret, nous n'escomptions plus ce bonheur, nous n'y pensions plus, nous vivions l'un pour l'autre, heureux! oh, si parfaitement heureux! Helas! C'était trop beau, cela ne pouvait durer. Te souviens-tu d'un soir, il y a environ un an et demi, où, sans raison aucune, Laurianne se montra brusquement irascible et étrange, injuste envers moi, désagréable envers nos invités? Te souviens-tu qu'à un moment donné elle éclata en larmes et quitta le salon, se plaignant d'un mal de tête insupportable? Eh bien, cette Scène si inattendue et si bizarre, à laquelle personne ne comprit rien, était le premier symptôme apparent d'un mal qui, depuis, n'a fait que s'aggraver. C'était, oh! mon dieu! le premier coup d'empreinte en son cerveau du mal héréditaire de sa famille, le premier geste hagard de la folie. (Une pause.) Je serai bref. Tu voyageas, tu nous perdis de vue. Tu fus trop malheureux toi même pour t'occuper de nous. Mais moi je voyais le mal terrible empirer chaque jour; moi je sentais notre bonheur se perdre, notre vie se briser, et j'étais impuissant devant le désastre, inerte comme sous l'accablement d'une force malfaisante et fatale. - Ce fût à ce moment funeste que Lui, l'Autre, apparût, traversa notre vie... Je ne suis pas superstitieux, et je ne me suis jamais tourmenté pour des chimères, mais, dès que je l'ai vu, cet homme, cet ami, - car, c'en est un, et c'est | |
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un noble coeur, - (Mouvement indigné de Barran.) j'ai eu comme un pressentiment d'immense malheur, auquel nulle force, nulle volonté ne pourrait me soustraire. J'eus peur, je tremblai, sans aucune autre raison que ce fatal pressentiment. D'instinct je sentais Laurianne sans contrôle sur ellemême, accessible aux impressions les plus déroutantes et les plus néfastes; d'instinct, sans que rien encore fût arrivé, j'allais le supplier de ne plus venir... C'était déjà trop tard. L'amour de Laurianne pour lui, eut la puissance soudaine d'un coup de foudre. Elle ne pût s'en cacher; elle-même courut à lui, ostensiblement, d'un élan irrésistible, dans le spasme douloureux de son détraquement. J'ai tout vu, depuis le premier commencement, tout s'est manifesté au grand jour, nulle comédie infâme n'a été jouée, et lui, je le répète, est exempt de tout blâme et je continue à lui tendre la main. (Nouveau mouvement de Barran.) Non, crois moi, c'est ainsi. Malgré lui il subit le charme de Laurianne et en souffrit autant qu'elle, autant que moi. Elle lui dit, en ma présence, oui, en ma présence, qu'elle avait enfin rencontré en lui l'âme soeur que, toute sa vie, elle avait inutilement cherchée, et il fut envoûté, conquis, meurtri, inerte sous l'hallucination de ces paroles, comme sous l'empoigne d'un tyrannique cauchemar. (Une pause.) Moi, j'entamai la lutte épouvantable. Je raisonnai, je résistai, je suppliai, je me fachai. Je ne réussis qu'à aggraver les pires tourments de Laurianne. J'appelai le docteur Renier, l'aliéniste célèbre, l'ami de la maison. Il déclara ma pauvre chère Laurianne perdue, rongée du mal héréditaire de sa famille. Lui-même me suggéra, comme dernier et faible espoir de guérison, le sacrifice suprême: la séparation volontaire, l'acquiescement à l'idée-fixe de notre pauvre malade. Et c'est à quoi, après quelques luttes affreuses, mon dieu! j'ai consenti. C'est par amour pour elle, dans le suprême espoir de la sauver, que je renonce à elle, dans le sacrifice complet de l'unique bonheur de toute ma vie. Voilà ce que j'ai fait. Dis moi: ai-je bien ou ai-je mal agi?
Barran, Une question, mon cher Henri, une seule question. Qu'est-ce qui doit, selon toi, prépondérer dans la vie: la volonté des fous, ou la volonté des gens sensés. Léautour. Tu généralises, et ici nous sommes devant un cas tellement exceptionnel. Barran. Pas du tout; il n'y a aucune exception à cette règle. L'axiome demeure entier et absolu. Réponds-moi: qu'est-ce qui doit prépondérer dans la vie: la volonté des fous ou celle des gens sensés? | |
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Léautour. En général la volonté des esprits sains, évidemment, mais... Barran. Pardon, je n'admets pas de mais. La volonté des gens sensés doit donc prédominer sur celle des fous. La vie, encore que ça n'en a pas toujours l'air, est pourtant l'oeuvre des esprits sains et non des aliénés, de même qu'elle est l'oeuvre des êtres bien portants et non des malades, de même qu'elle est l'oeuvre des forts, et non des faibles. Eh bien, tout ce qui se fait à l'encontre de ce principe essentiel de la vie, est mauvais et funeste, et retombe fatalement sur celui qui est assez faible ou assez lâche pour ne pas le comprendre. Léautour. Mais qu'aurais-je donc du faire? Barran. Résister, lutter jusq'au bout. Ne pas laisser s'accomplir le triomphe abominable de la folie sur la raison. Léautour. J'ai lutté une année entière dans les plus atroces tourments, et je n'ai obtenu d'autre résultat que d'aggraver jusqu'au supplice le mal de ma pauvre Laurianne. Barran. Tu aurais du lutter, non pas un an, mais toute ta vie, jusqu'à ton dernier souffle. Le principe sacré de la saine existence, le droit immuable de la raison sur la folie eût du être le phare éternel de ta vie, éclairant tous tes actes, rayonnant sur toutes tes décisions. Léautour. Tu l'as fait, tu as agi comme tu dis, et qu'as-tu obtenu? Devant ta résistance opiniâtre, ta femme, qui était pourtant moins détraquée que ma pauvre Laurianne, s'est enfuie avec celui auquel elle avait décidé d'unir sa vie. Barran. Oui, elle s'est enfuie, et je n'ai rien obtenu avec mon opposition inébranlable, mais j'ai du moins la grande consolation d'avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir pour enrayer le malheur, la grande consolation d'avoir, jusqu'au dernier moment, défendu de toutes mes forces ce que je savais être la Raison contre ce que je savais être l'Aberration mentale. Je suis devenu... | |
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Léautour, L'amour, la pitié, la reconnaissance ont triomphé de ma raison...
Barran, Tais-toi, ne m'interromps pas, à mon tour je veux parler. Je suis devenu dur, et sec, et cynique après ce coup, c'est vrai. J'ai perdu jusqu'aux dernières illusions sur tout ce qu'on est convenu d'appeler le Beau, le Grand, le Bon, le Juste, le Noble; mais j'ai au moins sauvé la dignité de ma raison, la santé de mon cerveau; et, ce bien suprême qui me reste, je l'emploie à combattre l'erreur, le mensonge, la folie partout où je les rencontre. Je fais ainsi le bien à ma manière, et je suis venu tout exprès de si loin pour te sauver, si c'est encore possible. Soyons donc brefs et clairs, soyons sensés. Examinons sèchement et durement la situation, sans nous laisser troubler par une fausse et vaine pitié. Ecoutons la raison, rien que la saine Raison. Léautour. J'ai tout pesé, tout raisonné, je suis à bout. Barran. Mets-toi, dans toute sa crue réalité, la situation, comme un tableau, comme un morceau de sculpture devant les yeux. C'est ainsi que je la vois; c'est ainsi seulement que je veux la voir, débarrassée de tous ses artifices, de tout mensonge, de toute fausse sensiblerie. Je vois des tableaux, je vois des groupes devant mes yeux. Je vois cette femme, jeune et belle, cette femme que tu adores et pour laquelle tu souffres le martyre, je te la vois donner par volontaire faiblesse à un rival. Léautour. Je t'en supplie, ne me martyrise pas davantage. Barran. Si, si; je serai impitoyable, pour que tes yeux obscurcis se dessillent, pour que tu comprennes enfin l'abomination de ce que tu vas laisser commettre. Je te retournerai sur le gril, je t'enfoncerai le fer brûlant dans les entrailles, pour en extirper le mal qui te dévore. Et, d'abord, dis moi comment tu as vécu ces derniers temps avec ta femme? Léautour. Elle souffre autant et plus que moi; elle m'aime plus que jamais, elle est désespérée de me quitter, mais elle doit, une force fatale, supérieure, à laquelle rien ne résiste... | |
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Barran, Ce n'est pas la description de sa folie que je te demande. Je te demande comment tu as vécu avec elle ces derniers temps. Je te demande, en d'autres mots, si tu l'as encore comme femme. Léautour. Oh! si tu savais, elle est si bonne! elle souffre tant! Elle a si immensément pitié de moi. Barran. (s'impatientant.) Oui ou non, l'as-tu encore comme femme, te dis-je? Léautour. Oui,... quelque fois. Souvent ce sont des crises terribles. Elle ne veut plus, elle ne peut plus. Puis sa pitié domine tout et elle se sacrifie. Barran. L'as-tu eue aujourd'hui? Léautour. Alfred, je t'en supplie... Barran. Tu l'as donc eue. Tu l'auras eue jusqu'au dernier moment, et ce soir elle sera à un autre. Tu l'as embrassée ce matin dans le vertige d'une passion suprême, et tantôt, de tes propres mains, tu la livreras à celui qui la possédera ce soir. Voilà la situation, dans toute sa simple verité, dans toute sa simple crûdité. C'est beau, n'est-ce pas? C'est d'une morale supérieure?
Léautour, Tu ne peux pas me comprendre; ton coeur s'est desseché, j'ai eu tort de m'adresser à toi. Barran. C'est à moi, justement, qu'il fallait t'adresser, et c'est ce que tu as fort bien compris. Tu l'as senti d'instinct dans ta faiblesse et c'est pourquoi tu m'as appelé. Là où ta raison sombrait tu as invoqué la mienne, comme celui qui se noie invoque la bouée de salut. Eh bien, laisse-moi te dire ceci: après l'amour de la femme qu'on aime, ce qu'on peut perdre de plus précieux, c'est son estime. Léautour. Je sais bien que je ne perdrai jamais l'estime de ma pauvre Laurianne, si elle peut seulement recouvrer la raison. | |
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Barran. Il est possible que tu ne la perdes pas, quoique je pense le contraire; mais, en tout cas, tu auras mérité de la perdre. Et, il y a plus: tu mériteras son mépris. Léautour. Son mépris? Barran. Son mépris. Tu fais l'immense sacrifice dans le vague espoir de la guérir, n'est-ce pas? Renier t'a dit que là était encore une vague et dernière lueur de salut. Soit. A présent Laurianne est trop détraquée pour se rendre compte de l'abomination d'un tel sacrifice; mais, admettons un moment, - ce qui est peu probable -, que ton sacrifice insensé lui rende la raison, et qu'elle puisse t'aimer de nouveau avec tout son grand amour de jadis. Que devra-t-elle penser de l'homme qui, pour la sauver, l'a donnée à un autre, en détruisant à tout jamais le respect qu'elle peut avoir d'elle-même? N'aurait-elle pas le droit de te mépriser, de te traiter de lâche? Te pardonnerait-elle jamais d'avoir sacrifié son honneur, d'avoir, disons le mot, prostitué son corps pour la guérir? N'aurait-elle pas le droit de dire que toi, homme sain et raisonable, eusses du combattre en elle la folie au lieu de la favoriser? (Entre le docteur Renier, par la porte du fond.) | |
Scène III
Les Mêmes, Renier.
Léautour. Je n'en peux plus, je ne sais plus penser, je me sens moi-même devenir fou. Demande à Renier; il te répondra. Barran. Bonjour, docteur. Renier. Tiens, vous voilà de retour? Barran. Oui. Aussitôt que j'ai reçu le télégramme de ce malheureux (il montre Léautour) j'ai bouclé mes malles et je suis accouru. Je suis bouleversé de tout ce que j'ai appris. Ils sont donc tous devenus fous, docteur? | |
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Renier. Ils souffrent, mon cher. Ayez pitié d'eux.
Pendant que Barran et Renier parlent, Léautour demeure silencieux et affaissé, dans une attitude de profond accablement.
Barran. Mais, docteur, il y a tout de même une chose qui me révolte, pardonnez moi de m'exprimer si librement: c'est l'acquiescement que donne notre malheureux ami à l'acte de folie que veut commettre sa femme. Renier. Mais que voulez-vous qu'il fasse? Que feriez-vous dans son cas? Barran. M'y opposer, parbleu! de toutes mes forces. Lutter jusqu'à l'extrêmité dernière. Ne jamais tolérer que la folie triomphe de la raison. Renier. Elle s'enfuirait, comme s'est enfuie la vôtre, voilà tout. Le résultat serait le même avec cette différence qu'il y aurait scandale public et que Léautour aurait prolongé et aggravé inutilement les tortures de la malheureuse. Léautour. Voilà ce qu'il ne veut pas comprendre, docteur. Il ne sait pas ce que nous avons tous deux lutté, souffert. Renier, à Barran. Croyez-vous donc que j'aie donné à la légère ce triste conseil de ne pas s'opposer plus longtemps à l'acte de folie de cette infortunée? Pensezvous que je l'eusse donné si j'avais seulement entrevu l'ombre d'un espoir de la sauver d'autre manière? Ceci est un des plus tristes drames que j'aie rencontrés dans ma longue carrière pourtant si remplie. J'ai passé des nuits blanches à me creuser la tête pour les sauver. Je me suis mis dans leur peau, pour ainsi dire. J'ai suggeré en ma propre conscience, en mon être le plus intime la lutte et la souffrance de l'un et de l'autre. J'ai défendu comme vous les droits de la Raison et j'ai pleuré comme lui (montre Léautour) sous les appels de la Pitié. Les deux éléments opposés se sont battus en moi avec une violence impitoyable, et c'est la Pitié, qui, finalement a triomphé. Non la folie, comme vous le dites superficiellement, mais la pitié, la grande commisération pour la souffrance humaine, plus forte que la Raison. J'ai demandé pitié pour elle, parceque, des deux, elle était la plus faible et la plus malheureuse. J'ai dit à notre pauvre ami que | |
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je la considérais comme perdue, et, au nom de l'humanité souffrante, je lui ai conseillé d'adoucir, par le sacrifice volontaire du peu de bonheur qu'elle pouvait lui donner encore, l'affreux martyre de celle qui l'a tant aimé, et qui n'aurait pas de joie plus grande que de le rendre heureux encore, si cela lui était seulement possible. Il a eu la grandeur d'âme d'y consentir. Il s'est laissé accuser d'un adultère qu'il n'a pas commis, pour rendre le divorce immédiat possible. Il a bien et noblement agi. Barran, violent. Il a agi comme un être faible et sans valeur. Il a sapé dans sa propre vie les bases mêmes de toute existence réelle et saine. Comment donc! voilà une belle, et noble, et utile existence volontairement détruite, et vous trouvez ça beau? Voilà un homme intelligent et bien portant qui se suicide, et vous applaudissez? Mais, si c'est là votre idéal, docteur, allons donc, nous, les gens sains et probes, prendre dans les hôpitaux, dans les asiles d'aliénés et dans les prisons la place des malades, des fous et des malfaiteurs, qui viendront occuper la nôtre. Mais oui, place aux dégénérés, aux détraqués! Mettons des idiots à la tête du gouvernement, installons des assassins dans les chaises de justice, remplissons nos maisons de scrofuleux et de phtisiques! Renier. Mon cher ami, vous êtes trop jeune et trop violent. Vous généralisez aveuglement, là où il faudrait surtout discerner, scinder, individualiser. Ne sortons pas du cas spécial qui nous occupe, n'est-ce pas? il est déjà assez compliqué et terrible. Tenez, examinons ensemble les deux faces de ce drame lamentable. Les voici succinctement, dans toute leur éloquente concision. Première alternative: Léautour agit comme il va faire, et voici le résultat probable: Laurianne part avec Destin. Elle l'épouse. Elle en ressent un apaisement, une amélioration momentanée. Puis, au bout d'un temps plus ou moins long, le mal impitoyable la reprend et elle finit par y sombrer. Vous voyez que je parle librement, en toute franchise, de ce que je considère comme très probable. Je ne puis laisser à notre ami, quoiqu'il fasse, que le plus vague et le plus aléatoire espoir de guérison. Je me place avant tout, et en connaissance de cause, au point de vue de la pitié et de la bonté humaines. Léautour. Oh! si mon sacrifice pouvait du moins la sauver. | |
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Renier, à Léautour. Comptez y peu, très peu. (Léautour soupire, à Barran.) Je continue. Seconde alternative. Léautour s'oppose, de violentes Scènes ont lieu. Le mal s'aggrave rapidement, la pauvre créature subit le plus affreux martyre. Elle en arrive bientôt à commettre un acte extrême: elle s'enfuit, ou se suicide, ou devient folle-furieuse, irrémédiablement. Eh bien, dites-moi, laquelle des deux alternatives trouvez-vous la plus humaine et la plus raisonable? Barran. A mon tour, docteur, et avant de vous répondre, permettez que je vous pose une question? Renier. Faites. Barran. Etes-vous sur, absolument sur que Laurianne ne guérira jamais si Léautour s'oppose à l'acte qu'elle veut commettre? Renier. Nous ne sommes jamais absolument surs de rien; la nature a des retours imprévus qui déroutent la science. Mais ce que j'avance est absolument probable. Barran. Eh bien, moi, à la place de Léautour, et dans un cas aussi terrible, je résisterais jusqu'à l'extrêmité dernière devant la toute petite possibilité de salut que laisse entrevoir votre diagnostic. Renier. Vous auriez 999 chances sur 1000 d'être inutilement le bourreau. Barran. J'aurais au moins la consolation suprême d'avoir lutté jusqu'au bout au nom de la saine raison pour le bonheur de tous. Mais, je n'ai posé que la moitié de ma question. Vous disiez tout à l'heure qu'il ne restait à Léautour que l'espoir le plus vague et le plus aléatoire de guérison, même s'il consentait au coup de folie de sa femme. Y a-t-il pourtant possibilité de guérison dans ce cas? Renier. Oui, je crois qu'il y en a. | |
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Barran. Bien. Supposons donc un instant Laurianne guérie, complètement guérie, et, dans sa guérison, ayant retrouvé son amour pour Léautour. Je disais tout à l'heure à Henri, que, dans ce cas, elle le mépriserait peut-être, pour avoir prostitué son corps afin de sauver sa raison. Mais, supposons un instant le contraire. Supposons même l'amour de Laurianne grandi de toute la tendresse et de tout le dévouement admiratif que pourrait inspirer en elle l'abnégation de son mari. Que doit-il se passer alors? Doit-elle divorcer, pour la seconde fois, de son second mari, qui, aussi bien que Léautour, aura contribué à sa guérison, ou doit-elle rester près de lui, laissant dans l'isolement et le malheur celui qui, le premier, s'est sacrifié pour elle? Léautour. (se couvrant le visage de ses mains) Mon Dieu! mon Dieu! ne me martyrisez pas ainsi! Ne me faites plus douter à l'heure où je croyais avoir trouvé la route à suivre! Barran, à Léautour. Non, non, tu m'entendras jusqu'au bout, avant de laisser s'accomplir cet acte irréparable. Et, à ton tour, je te demande, que ferais-tu de Laurianne guérie? La reprendrais-tu salie, souillée, déshonorée? L'accueillerais-tu, sortant des bras de ton rival, comme ton rival l'acceptera tantôt, sortant de tes bras? Peux-tu me dire si...
Léautour, Tais-toi, malheureux! Tu m'assassines!
Barran, Tu le mérites! Et quand bien même tu aurais raison comme tu as tort, tu le mériterais encore, parce qu'il y a de ces choses que l'on n'a pas besoin de raisonner. On ne donne pas la femme qu'on aime à un autre, jamais, m'entends-tu? jamais, fût-ce même pour la sauver de la guillotine, pas plus qu'on ne se coupe un bras pour l'attacher au moignon du manchot qui mendie dans la rue, pas plus qu'on ne jette les clefs de son coffre-fort au cambrioleur qui s'introduit chez vous avec effraction. Il n'y a que les souteneurs...
Léautour, Tais-toi, misérable! Je te défends d'ajouter un mot! (Dehors on entend un roulement de voiture. L'air égaré.) Ecoutez! Voilà! la voiture! elle s'arrête! C'est Destin qui vient la prendre. (Exclamation violente de Barran.) Tais-toi! te dis-je! Le sort en est jeté! Elle part! (Il sonne violemment. Prosper parait.) | |
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Scène IV
Les Mêmes, Prosper, plus tard Destin.
Léautour, à Prosper. Est-ce que Vladimir est enfin arrivé? Prosper. Oui, monsieur, je venais justement vous dire qu'il vient d'arriver, en même temps que monsieur Destin. Léautour. C'est bien; dites lui d'attendre un moment et priez monsieur Destin de monter. (Prosper s'incline et sort.) Barran. (à Léautour.) Mon pauvre ami, j'ai bien pitié de toi, et j'ai bien peur pour toi. Oui, j'ai peur que tu seras cruellement puni de ta coupable faiblesse. Renier, à Barran. Laissez-le en paix, maintenant. Ne l'accablez pas dans son malheur. Léautour pousse un sanglot et se raidit.
Prosper, Monsieur Destin. (Entre Destin, saluant. Barran ne lui rend pas le salut.)
Léautour, Asseyez-vous; nous venons d'avoir une discussion terrible, mais plus rien ne peut changer, n'est-ce pas? Barran me traite comme un fou, mais Renier me donne raison. Que dois-je faire, oh! mon Dieu! pour la sauver? Destin. Je m'efface, et je vous appartiens. Faites de moi ce que vous voudrez, je suis prêt à tous les sacrifices. Je suis prêt à partir, ou seul, ou avec elle. Je veux tuer en moi l'amour pour Laurianne si ce sacrifice peut la sauver; je veux partir avec elle, si c'est là le salut. Je n'existe plus pour moimême; je n'ai plus le droit d'exister devant une aussi accablante tragedie. Barran. (avec une ironie mordante.) Quel noble caractère! Destin. Vous dites, monsieur? | |
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Barran, Je dis, monsieur, quel noble caractère! Destin. Il me semble, monsieur, que cette affaire ne vous concerne pas directement, et que nous pouvons nous passer de vos appréciations.
Barran, Monsieur, j'ai été appelé ici par mon ami Léautour. Il m'a conté au long cette triste affaire en me suppliant de l'aider de mes conseils. Je ne me gênerai donc pas pour dire ce que j'en pense, notamment en ce qui concerne votre rôle, qui est celui d'un misérable et d'un lâche!
Destin, Monsieur, vous me rendrez raison...
Renier et De grâce, messieurs, pas de querelle en ce moment. Barran, criant à Destin. Je vous méprise! Destin. Vous êtes un malotru! Léautour. Silence! pour l'amour de Dieu! Je l'entends! Elle vient!
La porte à droite s'ouvre et Laurianne entre avec agitation, pâle et les yeux rouges de larmes, vêtue d'une toilette de voyage sombre.
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Scène V
Les Mêmes, Laurianne.
Laurianne, d'une voix heurtée. Ne vous disputez pas! Ne m'achevez pas par vos disputes. Vous êtes trop nombreux ici! Votre violence me fait peur. Personne de vous ne peut m'aider. Personne! Personne! Il n'y a qu'Henri et Alfred! Les autres sont de trop, sont inutiles! Ils embrouillent tout! Moi je suis prête! Je vais où la fatalité me pousse, où je dois aller! (Elle s'approche de Léautour, les bras tendus.) Adieu, mon pauvre Henri; mon pauvre, cher ami! mon pauvre, pauvre, pauvre ami! Nous n'avons plus rien à nous dire! (Une violente crise de larmes la secoue.) | |
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Léautour, éclatant en sanglots et
Non, non, plus rien, plus rien. Adieu, Laurianne! Adieu! pauvre chérie! Adieu! Adieu!
La femme de chambre, également en costume de voyage sombre, et les yeux gonflés de larmes, entre timidement par la porte de droite et se tient immobile à distance, deux valises en mains.
Barran. Henri?
Léautour, Eh bien? Barran. Henri!... pour l'amour de Dieu n'agis pas comme un fou. Encore une fois je t'en conjure: sauve-la d'elle-même; retiens-la, fût-ce de force!
On frappe à la porte du fond.
Léautour, d'une voix altérée. Entrez. | |
Scène VI
Les Mêmes, Prosper.
Prosper. Pardon, monsieur, c'est monsieur Vladimir qui demande s'il peut être reçu. Il est pressé! Léautour. Ah! oui, c'est vrai! Dites lui qu'il entre. Prosper sort. Léautour, à Laurianne. Laurianne, c'est de l'argent pour toi que Vladimir apporte.
Laurianne, Oh! mon ami, mon pauvre ami, que tu es bon! que tu es noble! Et moi, oh! que je suis coupable et malheureuse! Oh! mon Dieu! Oh! mon Dieu!
Léautour, Tais-toi. Tâche d'être calme.
On frappe à la porte. Entrez.
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Scène VII
Les Mêmes, Prosper, Vladimir.
Prosper, ouvrant la porte. Monsieur Vladimir.
Entre Vladimir, saluant profondement, à droite et à gauche.
Vladimir, à Léautour. Voici la lettre de crédit, monsieur, plus deux mille francs, en billets de cent. Voudriez-vous me donner quittance?
Léautour, Merci, merci bien, mon brave Vladimir.
Il va vers son bureau
. La quittance, n'est-ce pas? Nous disons, combien? Deux mille, n'est-ce pas?
Vladimir. Oui, monsieur, deux mille francs. Léautour. Voici, Vladimir. Il lui remet la quittance. Vladimir. Merci, monsieur. Madame, messieurs. (Il salue et sort.) Léautour. Voici, Laurianne, deux mille francs en billets, et une lettre de crédit, valable dans toutes les grandes maisons de banque du monde entier, jusqu'à concurrence de vingt mille. Quand tu seras au bout tu m'écriras et je renouvellerai la lettre de crédit. Laurianne. Oh! que tu es bon, que tu es noble, et dire que je te quitte! que le malheur m'arrache de toi! Léautour. Ne le perds pas, cet argent, non plus que cette lettre, on en pourrait abuser. Laurianne. Mais que dois-je en faire, mon Dieu! Je vais sûrement la perdre; je ne sais plus ce que je fais. | |
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Léautour, à Destin. Prenez les, Destin, gardez cela pour elle. Destin. Comme vous voudrez, je m'en déclare responsable. Barran. Hum!...
Destin, Vous dites, monsieur?
Barran, Rien, monsieur, je tousse. Destin. Je vous engage à soigner ce rhume, sinon il pourrait vous advenir... Barran. Quoi donc, monsieur? Laurianne. Taisez-vous, je vous défends de vous disputer en ce moment terrible et solennel. Je vous défends d'insinuer quoi que ce soit, Barran. (Violente.) Je vous méprise, parceque vous ne me comprenez pas, parceque vous ne comprenez personne de nous ici. Vous êtes un être inférieur, et eux, Destin, Henri, sont des héros. Barran. J'ai bien pitié de vous, madame.
Laurianne, Je n'en ai pas besoin, de votre pitié; vous êtes trop loin de moi, vous êtes inexistant pour moi. (à Destin.) Pars, Alfred, je te suis, je dois te suivre. (Destin sort, à Léautour.) Et toi, toi, viens ici, ici, dans mes bras, sur mon coeur, pour le suprême baiser. (Elle l'enlace.)
Léautour, Laurianne! Laurianne!
Laurianne, Tu me perds, tu me perds! A tout jamais tu me perds! Je suis malade! Je suis folle! folle! oh! mon Dieu, folle!... Je pars, et je te tue par mon départ! Je pars, car je suis folle! Ta vie est morte sans moi! Tu n'auras plus d'intérieur, plus de soins, plus de femme, plus rien, plus rien! | |
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Léautour. Pourvu que tu puisses guérir, chérie, le sacrifice me sera presque doux.
Laurianne, Non, non, on ne guérit plus après un tel crime! On est maudite quand on a ça sur la conscience! Maudite! maudite! je suis maudite! Tue-moi, plutôt, tue-moi! Elle tombe à genoux. Je t'en supplie, tue-moi! Elle tombe en syncope. Tous se precipitent vers elle. Renier. Laissez, laissez, ce n'est rien.
Il lui fait respirer des sels
.
Barran. Pour l'amour de Dieu, Henri, sois le plus fort et sauve cette malheureuse d'elle-même! Léautour. Que dois-je faire, mon Dieu! Que dois-je faire? Renier. Ce n'est rien, ce n'est rien. La voilà qui reprend ses sens. Barran. Tenez-la de force! Mettez-lui des chaînes, s'il le faut.
Laurianne, Ah!... Léautour, avec effort. Non, je ne puis, je ne puis! C'est elle qui souffre le plus ici! Pitié, pitié pour elle! Qu'elle décide de son propre sort,
à Laurianne
. Que veux-tu, ma pauvre Laurianne? Dis-moi ce que tu veux et nous t'obéirons. Veux-tu rester près de moi, ou veux-tu partir?
Laurianne, Je veux,... je dois... partir... Adieu!
Aidée par la femme de chambre, elle sort d'un pas machinal et trébuchant par la porte du fond.
Barran. C'en est fait! Le crime est consommé! | |
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Scène I
Léautour, Barran.
Au lever du rideau Barran et Léautour sont assis en face l'un de l'autre, à table. Barran achève de croquer une noix. Léautour, tête baissée et immobile, semble plongé dans un état de douloureuse torpeur.
Barran. Eh bien, voyons, Henri, réveille-toi maintenant. Léautour. Je ne dors pas. Barran. Non, mais ce que tu as une tête d'enterrement! Léautour. Je songe... Barran. Et tu m'avais promis de n'y plus songer, de n'en plus parler. Léautour. C'est vrai, mais que veux-tu? Cela revient malgré moi. J'en suis rempli; cela déborde... Barran. Oui; cela remonte naturellement chez toi au dessert, comme chez d'autres monte une plaisanterie ou une chanson. As-tu encore reçu des nouvelles? Léautour. Oui. Barran. Et?... Léautour. Elle va mieux. | |
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Barran. Ah!... de sorte que tu as lieu d'être satisfait? Léautour. Je puis au moins espérer que mon sacrifice n'aura pas été inutile. Barran. Eh bien, c'est une consolation,... que je ne t'envie pas. Léautour. Je le crois; elle n'est pas enviable. Barran. Quand se sont-ils mariés? Léautour. Il y a eu Jeudi passé huit jours. Barran. Et, maintenant, ils font leur voyage... de noces? Léautour. Oui,... ils voyagent... Barran. Après quoi ils iront s'établir à Bâle? Léautour. Oui, on lui a offert une place d'ingénieur. Barran. Et où sont-ils pour le moment? Puisque nous avons commencé à en parler, nous pouvons aussi bien continuer. Léautour. Ils sont à Naples. Barran. Oh! oh! dans les pays volcaniques. Et elle continue à t'écrire régulièrement? à te tenir au courant de sa nouvelle vie? Léautour. Elle m'écrit deux fois par semaine, régulièrement. | |
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Barran. Eh bien, moi, tu sais, ça me la coupe, comme on dit. Quand je me mets à penser à tout ça, quand je me dis que cette chose irréelle, impossible et abominable est pourtant devenue une réalité, je me prends la tête à deux mains, de peur qu'elle ne s'esquive de mes épaules. Je ne suis pas bégueule, comme tu sais, mais, franchement, vous autres, avec votre épatant ménage à trois, vous mettez ma pudeur à une trop rude épreuve. Léautour. Le triste événement déroule logiquement ses conséquences. Barran. Justement, et c'est ce qui me renverse. Je me demande ce que peut bien écrire à son premier mari, qu'elle n'a pas cessé de respecter et d'aimer, une femme qui, dans un coup de folie exécrable, est devenue la chose d'un autre. Léautour. La chose!... Barran. La chose, la chose. La chose à lui, ton rival, comme elle a été ta chose à toi, malheureux. La chose qu'à son gré il caresse et manie; la chose docile, obéissante, la chose voluptueuse...
Léautour, Tais-toi! tu me rends fou de rage et de douleur. Barran. Tu l'as ainsi voulu. Et, tu auras beau raisonner, ou, plutôt, déraisonner, cela seul existe et demeure par dessus tout le fatras de vos réciproques aberrations. Elle est sa chose, entends-tu? et toi qui la lui a bêtement cédée, tu n'as plus rien à y voir. Même le leurre stupide et repugnant de ces lettres, il peut te l'enlever demain sans que tu aies le droit de réclamer. Léautour. Il ne fera pas cela. C'est un grand et noble coeur, quoique tu en penses. Barran. Pour moi, c'est une grosse canaille, tout simplement, comme toi tu es une dupe inconcevable. Oh! tu ne sais pas comme tout ça me dégoûte et m'indigne. J'en tremble de révolte et de colère! Il sonne. | |
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Scène II
Les Mêmes, Baptiste.
Baptiste. Monsieur? Barran. Baptiste, apportez nous une carafe de champagne frappé. Léautour. Moi je ne prends plus rien. Barran. Moi j'en prends; allez, Baptiste (Baptiste sort, à Léautour.) Un cigare? Léautour. Non, merci. Barran. Plus de cigare, donc.
Il allume lui-même un cigare. Un silence, pendant lequel il tire quelques bouffées
. Plus de cigare, plus de champagne, plus de femme, plus rien qui ranime un peu la triste vie. Eh bien, mon cher, pour en parler maintenant plus calmement, puisque le mal irréparable est fait, tu as tort tout de même de ne pas chercher un peu de consolation. Crois-moi, fais-le. C'est un bon conseil d'ami que je te donne.
Léautour. C'est possible; mais il y a de ces moments dans la vie où l'on n'est plus disposé à rien, où plus rien n'a de goût ni de saveur.
Baptiste reparait avec le plateau qu'il met sur la table. Il remplit deux verres, puis sort.
Barran. A la tienne. Il boit. Mon cher, c'est une sorte de dépravation morale qu'il faut s'efforcer de combattre. L'excès de malheur blase comme l'excès de jouissance, et il faut réagir. L'état dans lequel tu vis est douloureux et anormal, mais tu en sortiras. Il est infaillible que tu en sortes. Et, au fond, il est peut-être très heureux pour toi que tu n'aies plus cette femme si détraquée. Seulement, la catastrophe t'a rendu malade, et il s'agit d'activer la guérison pour moins souffrir. C'est à quoi, dans mon propre malheur, je me suis appliqué avec beaucoup de succès. | |
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Léautour. Tu avais en toi la force de réagir; moi je ne l'ai pas. Barran. Tu dois lutter à l'acquérir. Tu dois te dire que, si le champagne te rebute, ce n'est pas parcequ'il est mauvais, mais parceque ton goût est malade. Que si la femme évoque en toi une sensation de souffrance et de terreur, ce n'est pas la faute de toutes les femmes en général, mais uniquement la faute d'une seule, qui n'était plus capable de te rendre heureux.
Léautour, Heureux!... Personne au monde fut-il plus heureux que moi avec ma femme durant les six années de notre mariage!... Barran. C'est un bonheur que tu as eu et dont tu as joui, dont tu eusses joui encore, peut-être, si tu avais suivi mon conseil; mais un bonheur qui, à présent, est mort, et qu'il faut tâcher de remplacer par un autre bonheur analogue. Ta femme n'existe plus pour toi, mais tu as pourtant besoin d'une femme: eh bien, prends-en une autre. Léautour. Jamais. Barran. Mon cher, ne dis pas trop facilement ‘jamais’. Je l'ai dit comme toi en des circonstances analogues, et j'ai dû rétracter cette parole inconsidérée. Léautour. Il n'y eut jamais pour moi qu'une femme au monde: celle que j'ai perdue. Maintenant il n'y a plus rien. Barran. C'est comme si tu disais qu'il n'y a plus de champagne au monde après ce verre que nous buvons ici. Voyons, goûte-le, au moins.
Léautour boit, avec répugnance
. Tu as connu l'amour sérieux et grave et tu en as horriblement souffert; essaie à présent l'amour léger, rieur et enjoué, et tu y trouveras peu-être le bonheur.
Léautour. Oh! que non... | |
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Barran. Ne dis donc pas toujours ‘oh! non!’ Qu'en sais-tu? Crois-tu, par exemple, que ta femme, toute belle qu'elle était, fût d'une beauté et d'un charme que nulle autre ne peut égaler? Léautour. Je ne dis pas cela; je dis seulement que je n'aimais qu'elle. Barran. Tu n'aimais qu'elle parceque tu ne connaissais qu'elle. Je fus comme toi. Puis, quand la mienne se fût enfuie, j'en pris une autre, deux autres, dix autres, et je fus tout surpris de goûter auprès de ces nouvelles un bonheur il est vrai différent, mais parfois plus capiteux et plus complet, que je n'en connus auprès de celle que j'avais si uniquement aimée. Ce fut souvent une révélation pour moi. J'en trouvai qui furent plus belles, et plus tendres, et plus agréables que celle que j'avais perdue, et, plus d'une fois, je me fortifiai dans cette conviction antérieure et à présent définitive, que l'homme est créé pour connaître et posséder non pas une femme unique, mais beaucoup, beaucoup de femmes. Oui, j'ose le dire: à l'heure où l'amour semblait devoir être à jamais effacé de ma vie, j'en goûtai peut-être les ivresses les plus profondes et les plus inconnues. Léautour. Oui, l'amour sensuel et égoïste;... la Bête. Barran. Eh, mon cher, n'est-ce pas là le fond, le principe même de notre amour pour la femme: l'amour sensuel et égoïste, la Bête, comme tu l'appelles? N'est-ce pas dans le délice du sexe, que nous cherchons en dernier lieu l'extase parfaite de notre amour, et tous les autres charmes de la femme sont-ils autre chose que les attributs de ce charme suprême? N'est-il donc pas divin, l'acte d'amour, où, dans la jouissance la plus suprême qui soit au monde, nous nous sentons des créateurs de vie? Voyons, sois franc. Qu'est-ce qui te manque le plus dans ta femme partie? Est-ce sa bonté de coeur, le charme de sa présence, la beauté de son visage, ou est-ce la pâmoison voluptueuse...
Léautour, Arrête!... tu n'as pas le droit de me poser ces questions, tu n'as pas le droit de me faire souffrir! Il boit une grande gorgée de son verre. | |
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Barran. Tu vois donc bien que j'ai raison, n'est-ce pas? Je savais que c'était le démon du désir, exacerbé par I'aiguillon de la jalousie, qui te tourmenterait d'abord, et c'est pourquoi je voulais retenir pour toi, du bec et des ongles, comme on retient une proie, ce bien suprême de la possession, cette chose vraiment à toi, que, dans ton aberration inconcevable, tu as bénévolement donnée à un autre, qui, à cette heure, s'en dilecte...
Léautour, Tais-toi! te dis-je, bourreau!
Il vide fiévreusement son verre et ardente la Scène à grands pas agités
.
Barran, calme. Soit; n'en parlons plus.
Il remplit les verres
. Tiens, nous allons prendre encore un verre, et tu dois goûter ces cigares, ils sont vraiment exquis.
Léautour. Non, rien, laisse moi tranquille. Barran. Comme tu voudras. | |
Scène III
Les Mêmes, Baptiste.
Baptiste, Monsieur, il y a deux dames en bas, qui attendent la réponse. Barran. Ah!... Il ouvre la lettre et lit. Tiens, tiens!... Baptiste? Baptiste. Monsieur? Barran. Priez ces dames de vouloir monter. Baptiste s'incline et sort. Léautour. Tu reçois des visites? Je m'en vais. Barran. Ah! mais non, pas du tout. Tu vas voir deux jeunesses absolument charmantes. | |
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Léautour. Qui?
Barran, Rosette et Rosine, mon cher, deux soeurs. Léautour. Deux soeurs. Quelles soeurs? Barran. Mais deux soeurs, donc. Tu ne comprends donc plus rien, toi! L'une est la mienne, et l'autre peut être à toi, si tu veux.
Léautour, Je te dis que je pars.
Dans la coulisse on entend un bruit de voix et de rires étouffés
.
Barran, Trop tard, mon ami,... et tant mieux! | |
Scène IV
Les Mêmes, Rosette, Rosine.
Rosette, entr'ouvre la porte et
Est-ce vrai qu'on peut entrer?
Elle aperçoit Léautour et se retire précipitamment
. Oh!...
Barran, Non non, ce n'est rien, entrez, il n'y a pas d'empêchement; c'est un ami.
Il attire Rosette à l'intérieur, et Rosine, souriante, suit d'elle-même
. Je vous présente monsieur Henri Léautour, mon ami.
à Léautour
. Mon cher Henri, voici les deux charmantes petites dont je viens de te parler: mademoiselle Rosette, ma petite amie, et mademoiselle Rosine, sa soeur.
Léautour s'incline, silencieux. Barran embrasse Rosette et serre la main à Rosine
.
Rosette, à Barran. Eh bien, ça va-t-il? Barran. Mais oui, ça va, puisque tu le désires. Et nous demanderons à Léautour de nous accompagner. | |
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Léautour
.
Mon cher, je suis bien au regret, mais tu sais que je suis attendu. Non, vraiment, je dois partir.
Barran, Mesdemoiselles, il ne dit pas la vérité. Il n'a plus rien du tout à faire, si ce n'est à dépouiller le vieil homme et à se remonter le moral, qui est un peu délabré. A vous de le convaincre. Rosine, d'un ton caressant, à Léautour. Mais restez, monsieur.
Rosette, C'est un oncle, monsieur, le frère à ma mère, qui nous vient ce soir à diner, et il est si fatigant! Alors, pour échapper à la corvée, nous avons demandé à monsieur Barran de nous faire diner à l'Impérial. Maman consent toujours, quand il est avec nous.
Barran, Ha! ha! Maman qui consent! Elle est bonne, celle-là. Rosine, à Léautour. Oh! il n'est pas mauvais pour un soir, monsieur, mais il est si gros et il mange si bruyamment, que ça nous tape sur les nerfs. Rosette. Moi je le trouve inconvenant, à table. Rosine. Oh! oui. Quand il dine c'est comme s'il prenait un bain de vapeur. Il se met en manches de chemise et il sue, non mais il sue! Et puis avec ça il vous conte de lourdes histoires... Barran, riant. Ah! les méchantes petites pies jacassières! Entends-tu ça, Léautour, comme elles vous arrangent les hommes? Allons, c'est entendu, on reste ensemble. Léautour. Non, Alfred, je t'assure... Barran. Non non, c'est dit. Allons, mes petites, enlevez vos chapeaux et prenez place. Baptiste! Baptiste!
Il sonne
.
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Rosette. Nous ne pouvons pas rester, mon cheri, nous ne faisons qu'une apparition rapide. Barran. Pourquoi? Rosette. Mais, parceque maman nous attend, donc. Barran. Et tu disais tout à l'heure que maman est toujours rassurée quand vous êtes près de moi! C'est donc qu'elle peut vous croire ailleurs? Ah! mais non, vous n'allez pas vous enfuir comme ça. Vous allez du moins vous asseoir quelques instants et prendre un verre de champagne,
à Léautour
. Voyons, Henri, donne le bon exemple.
Léautour, Rien qu'un moment, tu sais.
Rosette et Rosine s'asseyent également
.
Barran. Bien oui, c'est entendu, à Baptiste, qui entre. Deux verres, Baptiste, et encore du champagne, à Rosette et Rosine. Eh bien, mes petites, je suis vraiment ravi de cette bonne surprise que vous me faites, et vous allez m'aider, n'est-ce pas? à consoler notre pauvre ami. Il a eprouvé de grands malheurs, vous savez? Rosette et Rosine, ensemble. Vraiment? à cause d'une femme? Barran. Evidemment! Oh! comme elles vous devinent ça tout de suite, ces mignonnes!
Rosette et Rosine, Oh!...
Léautour, Ce n'est pas la peine d'en parler, mesdemoiselles. Parlons plutôt d'autre chose. Barran. Si, si, il faut au contraire qu'on en parle. C'est le meilleur moyen de le guérir.
Remplissant le verre de Léautour
. Figurez-vous que...
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Léautour, Cesse, Barran, tu m'exaspères! Barran. Eh bien, soit, je t'exaspérerai! Figurez-vous.
Léautour boit machinalement de son verre et Baptiste entre. Changeant de ton
. Figurez-vous, dis-je, qu'il fasse mauvais temps pour cette excursion.
Rosette, éclatant de rire. Nous mettrons nos imperméables.
Tous rient, excepté Léautour. Baptiste remplit les verres et sort.
Barran, Ch... tt! mesdemoiselles; pas de propos risqués, n'est-ce pas? Il faut de la tenue dans ma maison.
Rosette, Eh bien, quoi! de la tenue?
Léautour boit à son verre et secoue tristement la tête
.
Barran. Non, mais, plaisanterie dans le coin, figurez-vous que notre pauvre ami a été abandonné par sa femme! Rosette et Rosine. Oh!... elle est partie comme ça, avec un autre? Barran. Comme vous dites. Rosine. Mais c'est affreux! Rosette, à Barran. C'est comme la tienne, alors... Barran. Précisément,... ou à peu près, enfin. Il y a bien une légère différence, mais, au fond, c'est la même chose. Rosine. Oh! moi, si j'étais un homme et que ma femme me quitte, je ne passerais pas mon temps à la pleurer, je t'assure. J'aurais vite fait d'en trouver une autre. | |
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Barran. N'est-ce pas? Eh bien, Rosine, c'est à toi de consoler notre pauvre ami. Rosine, riant. Mais, je veux bien, moi, si c'est possible. Barran. Tu n'as personne en ce moment? tu es veuve? Rosine. Personne... Veuve depuis plus de deux mois déjà. Barran. Oh! mais c'est parfait, alors,
à Léautour
. Tu entends, Henri? Voici ta consolation toute trouvée.
Léautour, On peut aussi se consoler à boire. Donne-moi encore un verre.
Barran, Volontiers; mais tu n'es guère galant, tu sais. Tu ne veux pourtant pas dire que cette bonne et charmante Rosine ne vaille pas mieux qu'une coupe de champagne. Il faut les deux, mon cher, les deux.
Léautour, Je ne dis rien. J'ai soif et je bois; voilà tout.
Rosette, Ecoute, mon chéri, nous devons vraiment partir. Si nous ne sommes pas tôt rentrées, maman...
Barran, Pourrait gronder, n'est-ce pas? Rosette. Oui, je t'assure. Et nous empêcher de sortir ce soir.
Rosine, Ce ne serait pas la première fois que ça arrive.
Barran, Ah!...
Rosette, A ce soir, n'est-ce pas? Quelle heure? Huit heures, dans le salon? | |
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Barran. Mais, restez donc encore un peu. C'est idiot de vous sauver comme ça. Rosette. Non, mon chéri, je t'assure que nous devons rentrer. A ce soir, à ce soir! Tendant la main à Léautour, qui s'est également levé, à ce soir, monsieur? Léautour. Je n'ose vous le promettre, mademoiselle. Rosine, à Léautour. Si, si, vous viendrez, à Barran. N'est-ce pas, monsieur Barran, que monsieur viendra? Barran. Oui, oui, il doit venir.
Rosine, à Léautour, Eh bien, monsieur, à ce soir, n'est-ce pas? Léautour. Je n'ose pas le promettre, mademoiselle.
Barran, Soyez tranquilles, ça marche, il accompagnera. Rosette et Rosine. Au revoir! au revoir!
Elles sortent
.
Barran, Henri?
Léautour, Qu'est-ce qu'il y a? Barran. Tu ne veux donc pas guérir? Léautour. Mon mal est incurable, et, plus tu t'efforces de le guérir, plus j'en sens la douleur déchirante. Vraiment, on dirait que tu t'amuses à me faire souffrir. Laisse-moi donc ronger ma peine dans le silence et dans la solitude. | |
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Barran. Comme tu voudras, mon pauvre ami. Moi, n'est-ce pas? Je n'ai d'autre but que de te soulager et de te consoler. Je connais ce qui m'a consolé dans des circonstances analogues, et voilà pourquoi je te conseille la même chose. J'ai souffert comme toi dans l'amour sérieux et tragique, et je me suis mis à l'amour superficiel et léger pour me guérir. C'est comme si on suivait un régime lacté ou végétarien après une alimentation trop consistante. Je ne dis pas que ce soit l'idéal, mais, que veux-tu? C'est encore ce que j'ai trouvé de plus simple et de meilleur. Tu me trouves d'un cynisme féroce; mais quoi? Un homme intelligent devient ainsi en connaissant la vie pleine de souffrance. Ah! ne crois donc pas que j'aie moins lutté et moins souffert que toi! Lorsque la tempête de désastre s'est brusquement abattue sur ma vie, je me suis tordu de douleur, comme un arbre se tord aux rafales de Novembre. J'en ai été brisé, j'en ai été comme mort. Puis, malgré tout, j'ai revécu quand même, et j'ai joui de ce que la vie pouvait me donner encore. Du bien suprême de l'existence qu'elle me semblait d'abord, la femme est devenue pour moi un simple objet de jouissance physique, comme un bon plat, comme un vin fin, comme cet exquis cigare qui me flatte le palais pendant que je le goûte, mais auquel je ne penserai plus, lorsque mon désir contenté se sera évanoui dans sa fumée. Que veux-tu? C'est ça ou renoncer à vivre. Et la vie, même brisée, m'est trop douce encore pour y renoncer. Oui, mon cher: manger, boire, fumer, aimer, c'est désormais tout la même chose pour moi, mais c'est mieux que rien.
Léautour, Adieu, je pars.
Barran, A ce soir, alors?
Léautour, Non, je ne veux pas; je ne puis. | |
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Scène I
Barran, Renier.
Au lever du rideau Renier est assis sur un banc. Barran, l'ir absorbé, arpente la Scène de long en large. Au fond, à moitié cachés par les feuillages, passent, de temps à autre, de solitaires promeneurs. On entend parfois de lointains roulements de voitures et des grelots de bicyclettes.
Renier. Alors, ça n'a pas réussi non plus.
Barran, Oh! non. Renier. Je crois que vous auriez mieux fait de le laisser tranquille. En tout cas, pour le consoler, il auraut fallu autre chose que ce que vous prétendiez lui offrir. Comment voulez-vous que l'on tombe sans transition de la tragédie dans le vaudeville? Léautour est un garçon trop sérieux et qui a trop souffert pour trouver là une consolation. Barran. Mais, il devenait fou, docteur; il se serait suicidé. J'ai fait ce que j'ai pu pour le sauver. Renier. Je le crois. Je suis persuadé que votre intention était excellente; seulement son caractère n'est pas le vôtre. Là où, dans votre scepticisme, vous trouviez un réel soulagement, il ne pouvait, lui, rencontrer qu'amertume et déboire... Au début, pourtant, ça marchait assez bien, n'est-ce pas? Barran. Tout au début, non, mais, après deux ou trois entrevues, certainement oui. J'étais plein d'espoir. Je me disais: bon, ça y est! Le voilà en voie de guérison. Renier. Et?... | |
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Barran. Eh bien, c'est au moment où ça devenait sérieux tout à fait, que tout s'est gâté, parait-il. Renier. La petite n'a pas voulu être gentille? Barran. Mais si, c'est une si bonne fille! Seulement, voilà: au lieu de lui faire oublier l'autre, ça la lui a intensément rappelé. Il parait que ça a été terrible... Renier. Comment? Barran. Il a pleuré, il a hurlé comme un enfant, comme un fou. Il a voulu se jeter par la fenêtre et la pauvre petite s'est sauvée, à demi-morte d'effroi, en appelant au secours.
Renier, Hm!... Barran. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai un mauvais pressentiment, docteur. Je n'attends rien de bon de ce voyage. Je l'ai supplié de ne pas l'entreprendre, supplié de me laisser aller à sa place, mais tout a été en vain. Il vit sous l'obsession d'une idée-fixe, il n'écoute pas ce qu'on lui dit, il ne donne pas de réponse, il reste obstinément enfermé dans ses sombres pensées, et ses yeux fixes ont quelque chose d'halluciné qui me fait peur.
On entend un bruit dans les feuillages, au fond
. Ch... tt! Je crois qu'il est là.
Deux promeneurs, un homme et une femme, passent lentement, enlacés. Barran s'avance vers le fond et regarde quelques instants, attentif et immobile. Revenant près de Renier
. Non,... je me suis trompé.
Il tire sa montre
. D'ailleurs nous sommes en avance; il n'est que six heures moins dix.
Renier. Je me demande ce qui va se passer. Je ne crois pas du tout qu'elle consente. Barran. Ni moi, oh! non. J'ai l'impression qu'elle est heureuse, maintenant, égoïstement heureuse, et qu'elle ne pense plus à lui. | |
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Renier. Eh bien, ce n'est pas juste. Je conçois qu'elle renonce à reprendre la vie avec lui; on sent que ça n'est plus possible; mais, après l'immense sacrifice qu'il a fait pour elle, elle aurait au moins du le recevoir, et, à son tour, faire tout ce qu'elle pouvait pour le consoler et le réconforter. Barran. Oui, oui, docteur, vous dites bien: elle aurait dû. Et lui donc, le chenapan, qui la lui a enlevée! Mais, voyez-vous, notre pauvre ami s'est luimême puni d'avance. Il a naïvement donné son trésor à un autre, puis, quand il s'est trouvé dans la misère, il a non moins naïvement pensé qu'il lui suffirait d'aller le réclamer pour le ravoir. C'est tout de même par trop godiche. Quand on se laisse si outrageusement duper il faut pourtant se dire qu'on n'est pas armé pour le rude combat de la vie. Renier. Les événements semblent, en effet, vous donner raison, mais ils auraient pu tout aussi bien, et plus probablement, vous donner tort. D'abord, il y a toujours dans ce cas la question de pitié et de devoir sur laquelle nous ne sommes pas d'accord; mais, ceci mis à part, était-ce donc, en raisonnant d'une façon abstraite et générale, un cadeau si enviable qu'il cédait à son rival: une femme en train de devenir folle. Barran. Non, mon cher docteur, seulement votre raisonnement pêche par la base, attendu que Laurianne, au lieu de tomber en démence, comme vous le pronostiquiez, semble, au contraire, en parfaite voie de guérison. Renier. Est-ce bien possible? La chose me parait incroyable. Certes, notre pauvre science peut faillir, mais, dans ce cas-ci, avec la tare d'hérédité et la fêlure manifeste dans le cerveau de la pauvre malade, j'étais absolument convaincu de l'inévitable issue fatale. D'ailleurs, il faudra voir. Ce n'est peutêtre, hélas! qu'un mieux relatif et éphémère. Je suis extrêmement curieux d'en savoir davantage, et même sans le but d'accompagner notre malheureux ami pour le réconforter, j'aurais entrepris ce voyage, uniquement afin de constater par mes propres yeux si cet incroyable revirement dont vous parlez est vraiment une réalité. Pourvu qu'elle consente à venir...
Barran, Le voilà! Mon Dieu! comme il a l'air pâle et agité! | |
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Scène II
Les Mêmes, Léautour.
Léautour, Elle vient! Elle a eu pitié de mes supplications! Dans quelques minutes elle sera ici! Allez-vous en! Tenez-vous à l'écart derrière ces buissons! Si j'ai besoin de vous, je vous appellerai. Barran. Est-ce que Destin sait qu'elle vient? Léautour. Je l'ignore, mais elle vient! elle vient! Vite, allez vous-en! Renier. Pourquoi a-t-elle refusé de vous recevoir chez elle? Léautour. Je l'ignore. Je l'ignore. Je le saurai dans quelques minutes. Partez! Cachezvous!
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Scène III
Léautour, Laurianne.
Laurianne, Vite!... Qu'est-ce que tu as à me dire? Oh! J'ai si peur!
Elle regarde anxieusement autour d'elle
. Il fait encore si clair et tout le monde ici me connait déjà.
Léautour, Peur!... de quoi? de qui as-tu peur? De moi,... ton mari? Laurianne. Oh! tais-toi, tais-toi, ne parle pas si haut, je t'en supplie! On pourrait nous entendre. Ecoute, il passe du monde dans les allées, des promeneurs, des bicyclistes. Parle bas et vite. Personne ne sait que je suis ici. Je me suis enfuie sans rien dire. Dis? Qu'est-ce? Que me veux-tu? | |
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Léautour, Mais qu'est-ce que tu as d'être si pressée? Que s'est-il donc passé en toi?... Qui t'a ainsi changée?... Ce n'est pas... pour te dire... quelques mots... dérobés à la hâte... que je suis venu... de si loin... Je veux causer avec toi,... longuement,... et librement. Laurianne. Oh! non, non, c'est impossible! impossible! Je n'ai pas le temps! Dépêchetoi! Dis-moi vite ce que tu as à dire! Dis, qu'est-ce? Que me veux-tu? Léautour. Ce que je te veux! Mais je tè veux! Laurianne. Oh! c'est impossible, te dis-je. Je ne peux pas; Je suis remariée! tu sais pourtant que je suis remariée! Léautour, lui saisissant brusquement les poignets. Je te veux! te dis-je. Je veux te reprendre, de même que je t'ai donnée, parceque j'en deviens fou à mon tour, moi, parceque je ne peux plus vivre sans toi!
Laurianne, Oh! laisse-moi, je t'en supplie, Henri, laisse-moi, laisse-moi! Tu sais pourtant bien que ce n'est plus possible. (se tordant.) Non, non, je ne peux pas, je ne veux pas! Lâche-moi! Tu me fa[...]Ga naar voetnoot(1). Léautour. Ah! tu ne veux pas!
Il serre Laurianne si fortement qu'elle pousse un cri de douleur. Tous deux se regardent un moment en silence, haletants et immobiles
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Laurianne. Henri!... ce que tu fais est d'un lâche, d'un lâche! Léautour. Tu es ma femme! Laurianne. Non. | |
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Léautour. Tu es ma femme! Laurianne. Non! Je suis la femme d'un autre! Léautour. Dis moi ce qui s'est passé en toi? Pourquoi tu es soudain totalement changée? Pourquoi tu as refusé de me recevoir dans ta maison? | |
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AppendixTussen de tekst van het hiervoor afgedrukte handschrift noteerde Buysse, in potlood, het begin van een Nederlandse vertaling. De titel Henri Léautour werd geschrapt en vervangen door Een Misdaad. Enkel de dialogen zijn vertaald, niet de regieaanwijzingen. Wat hier volgt zijn de vertaalde Nederlandse replieken, waarbij de namen werden overgenomen. | |
Een Misdaad
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Prosper. Meneer Bertrand is daar, meneer. Léautour. Ha, eindelijk. | |
Scène IIBarran. Hier ben ik. Hebt ge mijn telegram ontvangen? Zoodra uw akelig bericht mij in handen kwam, heb ik alles laten liggen om naar hier te snellen. Waar is Laurence? Kom ik nog in tijd om u beiden te beletten dat krankzinnig, misdadig plan ten uitvoer te brengen? Of was het maar 'n lugubere grap. Léautour. 'n Grap! O mijn God, ik wou dat 't waar was. Gij komt nog juist bij tijds om haar te zien, ja, maar niet om de uitvoering te beletten van wat gij een misdaad noemt. Barran. Maar ik zweer u dat ik het beletten zal, tenzij ge beiden stapelgek geworden zijt. Léautour. Ik ben ten einde raad, mijn vriend, ik ben op.
Barran. Hij? wie hij Léautour. Wel. Hij zelf d'Hollain Barran. Wat! hij komt haar halen, hier, in ùw huis, en gij... (met een heftige beweging) O! Léautour. In vredesnaam, Alfred, doe toch zoo geexalteerd niet. Luister. Laat mij spreken. | |
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Barran. Het is dan tòch waar! Gij hebt dan toch werkelijk gedaan zooals ge mij geschreven hebt. Zij gaat weg, met een ander, en met uwe toestemming! Het is dus géén lugubere grap! En gij zijt dan toch ook krankzinnig geworden, mijn arme vriend, zoo krankzinnig als zij zelve? Léautour. Ik smeek u nog eens, Alfred, wees kalm, hoor mij met kalmte aan. Ik ben tè diep, te wanhopig-diep ellendig. Help mij, ik heb uw hulp zoo noodig. Ik ben zwak, ik schrei als 'n kind; maar zeg niet dat ik gek ben: laten wij in Godsnaam onzen tijd in nuttelooze woorden niet verspillen. Barran. Welnu, Henri, 't is goed. Een enkel woord nog maar; maar rechtzinnig en oprecht, hoor:
(langzaam met nadruk)
Zoudt ge misschien gaarne van uw vrouw verlost zijn?
Léautour. Ik! O mijn God! o mijn God! Barran. Niet?... welnu dan zijt ge krankzinnig geworden. Léautour. Maar enfin Alfred ik smeek u Barran. Neen, ik luister niet meer. Het is mij onmogelijk met een gek te redeneeren. Het verontwaardigt mij, het degouteert me, het zou me uit mijn vel doen springen. |
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