De Gulden Passer. Jaargang 61-63
(1983-1985)– [tijdschrift] Gulden Passer, De– Auteursrechtelijk beschermd
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Caracteres de civilite et de civilisationGa naar voetnoot*
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Ill. 1: Lyon, 1557, première utilisation par Robert Granjon de son nouveau caractère ‘lettre françoise’? Page de titre et départ de l'épître dédicatoire du Dialogue de la vie et de la mort (cfr H. Carter - H.D.L. Vervliet, Civilité Types, op. cit., p. 12).
lité au XVIe siècle et le dessin d'un caractère d'écriture, le Mistral, par Roger Excoffon en 1955. Cette comparaison suffirait déjà pour intéresser quelques esprits curieux. Nous espérons qu'elle apportera aussi quelques éléments d'appréciation concernant une opération qui s'est répétée au cours des siècles et qui n'a pas fini de se répéter, à savoir: la transposition d'une écriture manuelle ou autre en une écriture typographique, dactylographique, photographique, électronique, informatique, etc. D'où son actualité pour les historiens, les sociologues, les communicateurs et les informaticiens. Commençons par rappeler les faits. On sait que, vers 1555, Robert Granjon décida de ‘tailler nostre lettre françoyse, justifier les matrices, en faire la fonte et finablement la rendre propre à l'Imprimerie’. On le sait par la longue épitre dédicatoire d'un ouvrage qu'il adressait au che- | |
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Ill. 2: Page spécimen annonçant un caractère d'écriture gravé vers 1570 Henry du Tour. (Cfr H Carter - H.D.L. Vervliet, Civilité Types, op. cit., p. 71).
valier d'Urfé en 1557.Ga naar voetnoot5 Il estimait en effet, que les caractères de la ‘lettre françoyse’ ne le cédaient en rien à ceux des autres nations: hébreux, grecs, latins. Ce qui fait dire à Carter et Vervliet qu'il était donc meilleur graveur de poinçons qu'historien de la lettre - ajoutons qu'à l'époque, il n'y en avait guère, la paléographie étant encore à inventer. Par l'unique exemplaire qui se soit conservé d'un prospectus (illustr.) diffusé quinze ans plus tard (1570) par Henry du Tour (van den Keere) on sait que ce dernier avait lui aussi, enfin gravé un caractère d'écriture. Après Danfrie (1558) et après Tavernier (1559). Le texte de l'original flamand n'ayant encore été traduit à notre connaissance qu'en allemand et en anglais, en voici la traduction française et complète: ‘Henry du Tour le Jeune, tailleur de poinçons, appelle le secours et les bienfaits de Dieu sur tous les amateurs de beaux caractères. Cher et honoré lecteur, voyant que de nombreux caractères d'écriture ont déjà vu le jour par voie d'imprimé, tant pour l'avancement de la jeunesse que par goût de la nouveauté, nous avons pris rang parmi les autres (non pas, Dieu sait! par sotte vanité, mais pour l'exercice et l'amour de l'art) en mettant au jour un caractère d'écriture de plus dont nous vous présentons ici un petit | |
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Ill. 3: Le corps 36 du caractère Mistral (sans les accents) dessiné par Roger Excoffon. Le texte est emprunté à la lettre ci-jointe.
Fragment d'une lettre manuscrite que Roger Excoffon adressait à John Dreyfuss en août 1955. D'après le Penrose annual, vol. 50, 1956, pp. 75-77.
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exemple par la gréce de Dieu. Nous vous prions de l'agréer et espérons faire mieux un jour avec l'aide de Dieu auquel nous vous recommandons.’ Qu'en termes dévots ces choses-là sont mises! Oui, mais le fait est que c'est à l'usage dévot que les caractères de civilité furent mis pendant près de trois siècles. Et pas du tout pour la défense et illustration de la langue et de la nation françaises, comme l'avaient imaginé Robert Granjon aussi bien que Joachim du Bellay. C'est aussi un fait qu'il est impossible de parler d'écritures, de lettres, de caractères ou d'imprimerie sans évoquer, fût-ce inconsciemment, toute la culture et la civilisation dont ils sont les expressions par les configurations de leurs écrits et les constellations de leurs caractères autant que par leurs architectures et leurs vêtements. Chacun le sait, au XVe siècle, c'est en latin et en lettres gothiques que les colophons des premiers imprimeurs vantent leur art. Au XVIe siècle, c'est en langue vulgaire et en lettres romaines que Plantin parle encore ‘d'écrire à la presse sans plume.’Ga naar voetnoot6 Ce qui est plus curieux, c'est que les contemporains de Granjon (mais pas Granjon lui-même, et pour cause) font déjà la distinction entre caractères d'imprimerie et caractères d'écriture. Ce qui alors comme aujourd'hui supposait des utilisations très différentes. En effet, ils y insistent: ce sont des caractères d'écriture, ‘geschreven letter’, qu'ils offrent à l'achat. C'est-à-dire des caractères tracés hâtivement et ligaturés; non pas des caractères formés avec soin, en détachant les lettres, en décomposant les traits et en fignolant les empattements, c'est-à-dire les extrémités de chaque lettre. Il était bon d'insister là-dessus pour marquer le caractère artificiel voire artificieux du procédé. Car il n'a jamais été acceptable de composer n'importe quoi n'importe comment, c'est-à-dire n'importe quel texte avec n'importe quel caractère. Même quand il n'y avait pas encore de paléographes pour faire à propos d,écritures manuelles la distinction entre notulaires, documentaires, livresques. Même quand il n'y a pas de bibliographes, typologues ou typographes pour faire la distinction entre les caractères typographiques, dactylographiques, télégraphiques et informatiques. C'est ce que Granjon et d'autres allaient apprendre et apprendront à leurs dépens: il y a des styles de caractès que l'on accepte de lire à certains usages pendant un certain temps, mais pas ailleurs et pas indéfiniment. | |
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Nous passons directement au Mistral de Roger Excoffon, survolant d'un coup d'aile exactement quatre siè;des de caractè;res, d'é;critures et d'imprimerie, pour plusieurs raisons. D'abord, il n'est pas question de consacrer, ici, à chaque é;criture et à chaque caractè;re, les chapitres qu'ils mé;riteraient sous les angles graphiques (conception, dessin), technique (gravure, fonte), palé;ographique (comparaison de diffé;rentes versions), bibliographique (utilisation dans diffé;rents types d'ouvrages ou d'affiches), sociologique (organisation et spé;cialisation des types d'ateliers), esthé;tique (configurations et constellations des caractè;res). Ensuite parce que le Mistral fait partie du dernier train de caractè;res d'é;critures en plomb - où il se distingue d'ailleurs par l'originalité; de sa conception et la virtuosité; de sa réalisation. En outre, il est de ceux qui sont encore couramment utilisés en publicité parce qu'il a été adopté et adapté pour le phototitrage et parce qu'il est disponible sous forme de lettre transfert. En 1955, il n'était plus question d'écriture française non plus que d'écriture belge.Ga naar voetnoot7 On se souvenait encore d'une écriture anglaise: mais c'était pour la combattre au nom de la sobriété et de la modernité. Personne ne soupçonnait, peu de gens en France et en Belgique, s'avisent du fait que seule l'Amérique a, aujourd'hui encore, une écriture véritablement nationale, commune et courante. A savoir: celle qui se conforme au système qu'Austin N. Palmer introduisit à la fin du siècle dernier et qui est encore souveraine dans l'enseignement officiel et dans la pratique quotidienne de tous les citoyens américains. En dépit des sarcasmes que lui prodiguent les esthètes et les calligraphes.Ga naar voetnoot8 C'est elle qui donne cet air de famille que nous reconnaissons, sans pouvoir le nommer, à toutes les adresses manuscrites en provenance des U.S.A. Ici, sur le continent, c'est depuis la fin du siècle dernier justement, que les écritures se sont brouillées. Pourquoi? Pour une foule de raisons. En simplifiant quelque peu, et même beaucoup, on peut rappeler que c'est à partir de ce moment-là que l'enseignement devient obligatoire et que les inspecteurs prennent la relève des maîtres d'écriture sans qu'on puisse dire pour autant qu'ils les ont remplacés. C'est à partir de là que les graphologues décident d'appeler calligraphique toute écriture conforme aux modèles enseignés. Ceux-ci étaient déjà pour lors des formes dégénérées de l'anglaise. Il n'est donc pas sur- | |
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Dans le Mistral, toutes les attaches sont à la même hauteur et dans la même orientation. Le dessin de la lettre recrée la danse du manuscrit.
Dans l'écriture manuelle, le point d'attache des lettres est-toujours à une hauteur différente et dans une orientation différente. 111. 4: D'après une publicité de la Fonderie Olive, Marseille. Ce genre de document ne porte jamais de date. Celui-ci est nécessairement postérieur à 1955.
prenant qu'ils y voient aujourd'hui encore, et à bon droit, l'expression de la bêtise, de la dissimulation ou des deux.Ga naar voetnoot9 C'est aussi à partir de ce moment-là que l'écriture manuelle est progressivement évincée par l'écriture dactylographique de tous les bureaux, administrations, chancelleries, études de notaires. D'abord en Amérique, puis sur le Continent, où il n'était décidément plus question d'écriture commune après deux guerres mondiales. C'est bien ce qui justifie les expressions d'une brochure promotionnelle en faveur du Mistral, alphabet typographique, distribuée par la fonderie Olive aux imprimeurs et publicitaires de France; et à l'étranger par la Fonderie Amsterdam. Observons tout de suite que l'accent est mis cette fois alternativement sur le mot ‘écriture’ et sur le mot ‘alphabet typographique’. On nous permettra d'en reprendre quelques termes comme nous avons fait pour Henry du Tour et Robert Granjon: ‘Pour la première fois, la typographie joue l'écriture manuscrite dans toute la difficulté et toute la sincérité du jeu. Le Mistral brigue un emploi plus vaste et plus audacieux que les cursives désaimantées aux attraits stéréotypés.’ Il n'est évidemment plus question d'épître dédicatoire, de chevalier, de prince, ni de Dieu. C'est aux imprimeurs, aux agences de publicité, aux relations-publiques et aux revues professionnelles que l'on s'adresse dans un langage franchement publicitaire car: ‘C'est un caractère maître aux atouts déterminants. L'ambition de tout acte graphique - entraîner - trouve en lui, un surcroît d'autorité ner- | |
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veuse. Conçu pour le message de choix, pour l'inscription hors texte et pour l'alliance, le Mistral est d'abord un caractère d'action.’ Plus question d'écriture nationale, de lettre française, de caractère de texte (ou de labeur, selon le beau terme de métier). Mais c'est avec beaucoup d'autorité nerveuse que Roger Excoffon se mit à l'oeuvre. Les graphologues consultés lui dirent à l'unanimité qu'ils pouvaient bien reconstituer une personnalité absente, mais existante, d'après un spécimen de son écriture; mais qu'ils n'étaient pas compétents pour décider d'un tracé particulier qui serait supposé cerner une notion aussi floue et indéterminable que celle de ‘l'honnête homme’ au milieu du vingtième siècle. Il étudia quelques écritures de contemporains et décida enfin que son écriture personnelle était aussi contemporaine sinon plus lisible que les leurs. Après quoi, animé par son seul amour de l'art et le goût des obstacles à surmonter, il lui fallut plusieurs années pour résoudre les difficultés qu'il s'était librement imposées. Nous venons de rappeler la première: elle consistait à choisir une écriture individuelle qui puisse passer pour ‘honnête’, courante et lisible, en France et à l'étranger. Ce n'est peut-être pas la moindre difficulté. Car enfin dans la mesure où elles sont comparables (et elles le sont à peine), la situation dans laquelle se trouvaient les Granjon, Danfrie, Tavernier, du Tour est précisément à l'inverse de la situation où se mettait délibérément Excoffon. En effet, au XVIe siècle, il y avait bel et bien une écriture manuelle, courante et commune à toute l'Europe, et connue comme telle. Les paléographes l'appellent ‘gothique’ courante. Aujourd'hui comme alors, on peut y distinguer des variantes nationales et des utilisations différentes. En donner des versions typographiques était essentiellement affaire de formation professionnelle et d'habilité manuelle de la part du tailleur de poinçons. Dans les années 1950 ce que voulait faire Excoffon consistait au contraire à donner une version typographique d'un modèle pratiquement inexistant. Ce n'est donc pas souvent que les mots de ‘création’ et de ‘conception’ sont aussi légitimement utilisés, à propos de dessin, d'écriture ou d'industrie, et en dehors de tout contexte biblique, théologique ou biologique. Le deuxième problème est de nature tellement différente que les termes n'en sont à vrai dire guère plus comparables: ‘Aucune des astreintes au rectangle absolu du plomb, à la rectitude de la ligne, aux régularités d'attaches, n'a pu altérer la vigoureuse liberté de sa graphie ni son brio.’ | |
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111. 5: La police complète du Mistral. Les capitales, chiffres et ponctuations prennent plus de place, mais Roger Excoffon faisait remarquer que ce sont les bas-de-casse qui ont donné de loin le plus de mal.
Ainsi s'exprime la brochure promotionnelle qui n'est évidemment pas un manuel à l'usage des débutantes. En son temps, Robert Granjon parlait comme si tout le monde, à commencer par le Chevalier d'Urfé comprenait parfaitement tout ce qu'il voulait dire avec sa gravure, ses matrices, sa fonte et son imprimerie. C'était peut-être encore vrai pour les imprimeurs en 1955. Mais pour le moment on peut craindre que plus personne, sauf quelques imprimeurs à la retraite et quelques rarissimes historiens spécialisés, ne sache encore de quoi il peut bien être question. Surtout si l'on ajoute que le véritable tour de force (technique celui-là) est que le Mistral ‘a triomphé du handicap classique et résolu cette manière de quadrature du cercle’ sans aucun crénage - ce qui le mettait hors pair, avec 111. 6: Les boucles supérieure et inférieure de ce f débordent la tige du caractère: c'est le crénage. Il fallait les renforcer une à une. C'était laborcieux et coûteux.
quelques autres écritures du même Excoffon. Il faut savoir que les crénages rendaient les caractères fragiles et leur composition aussi bien que leur production coûteuses et laborieuses. C'est ce que nos illustrations feront mieux comprendre qu'un long commentaire technique. Nous l'avons vu, Granjon, ses confrères et ses rivaux, étaient animés par un amour enthousiaste de leur art et par l'émulation. Aussi ne | |
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Ill. 7: Textes et illustrations d une brochure promotionelle de la Fonderie Olive, Marseille.
ménageaient-ils pas leur peine. Ils gravaient 120 à 180 poinçons et multipliaient les ligatures pour que la ‘civilité’ soit plus belle. C'était compter sans la paresse et l'ignorance des imprimeurs (de l'époque, bien entendu) qui le leur ont bien fait voir. C'était facile: il suffisait de ne pas acheter. Ils n'ont donc rien acheté. Ou si peu. Car il ne faut pas s'y tromper: quand les imprimeurs achètent un caractère annoncé pour la composition des textes et l'utilisent pour la composition des titres, cela fait une réelle, cela | |
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Ill. 8: Une annonce pour le caractère Mistral dans la revue PRINT, XIII: 5 sept. oct. 1959. (U.S.A.) Le Mistral était fondu et vendu en France par la Fonderie Olive, Marseille. Il était distribué à l'étranger par Amsterdam Continental, alias Lettergieterij Amsterdam, vh. Tetterode.
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Ill. 9: Fragment d'un certificat délivré par Plantin en 1575. Il écrivait l'écriture commune de son temps qui n'était pas l'italique. Griffo avait gravé l'italique (1500). Il restait l'écriture commune courante, un véritable défi pour Granjon et bien d'autres.
fait une cuisante différence pour les fondeurs, leurs investissements et leurs bailleurs de fonds. Certains ont dûchanger de ton pour invoquer le Seigneur! | |
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Le Mistral (illus.) comprend 26 minuscules, 7 logotypes (ae, oe, qu, st, on, II, le th pour l'anglais et un e terminal). Il comprend surtout un signe particulier sans aucune signification particulière qui fait fonction de redoublement pour les f et les p. Il y a aussi le t dont la barre file à gauche, à contre-sens, pour éviter de déborder sur la droite et d'appeler le crénage du socle. Que cette barre file à gauche plutôt qu'à droite n'enlève rien à l'élan graphique. Les majuscules sont sans intérêt particulier puisqu'elles excluent d'elles-mêmes les ligatures et les crénages. Au total 86 ‘sortes’ (signes) seulement, mais beaucoup de panache. Par ailleurs, Le Mistral s'est bien vendu et se vend encore bien en France et dans le monde. Et pour les utilisations auxquelles il était destiné. Il y a une autre précision à donner sur la somme d'analyse minutieuse qui a permis la sauvegarde de la sensibilité d'une électricité sympathique de l'écriture. Pour garantir le rythme, le mouvement, la danse de l'écriture manuelle, (illustr.) qui joue à saute-mouton au-dessus et au-dessous de la ligne, il fallait prévoir et calculer les rencontres de lettres les plus fréquentes. En un mot comme en cent, c'est dans le Que sais-je? sur la Cryptographie (épuisé) que Roger Excoffon a trouvé la plupart des problèmes à résoudre dans cet ordre d'idées. Il faut savoir aussi que sur la table de son studio il a toujours à portée de la main sa ‘bible’ reliée en maroquin du cap: La physiologie de la lecture et de l'écriture d'Emile Javal. Il est temps de le remarquer, les mêmes mots sont toujours là: écritures, caractères, typographie, etc. Mais ils recouvrent, au sens de cacher, plusieurs réalités aussi différentes que le XVIe siècle des Granjon et Plantin et le XXe siècle des journaux quotidiens, de l'ordinateur et de l'informatique non moins que du livre... de cuisine, de vulgarisation, d'ouvrages scientifiques et encyclopédiques. Autant de réalités aussi différentes entre elles que par rapport à la Renaissance à la Pléiade et à la Réforme. Et chacune de ces réalités diffère des autres à tous les points de vue que nous avons déjà évoqués plus haut. Nous n'avons pas à en faire l'appel une à une sous ces différents éclairages. Nous avons dû nous contenter d'indiquer comment et combien la situation d'une écriture, son interprétation et sa transposition peuvent être diverses dans l'espace (Europe-Amérique) aussi bien que dans le temps (XVIe-XXe siècles). De même nous devons nous contenter de signaler qu'elle n'est pas moins différente sous les rapports sociaux, professionnels et techniques. C'est ainsi qu'en 1955 la plupart des opérations de la gravure et de la fonderie typographiques avaient subi des changements significatifs. Par exemple, le plus souvent et depuis | |
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longtemps, la gravure des poinçons était remplacée par des pochoirs métalliques et un pantographe réducteur suivant une méthode venue d'Amérique à la fin du XIXe siècle. Les matrices n'étaient donc plus frappées mais galvanisées. Et ainsi de suite. Là aussi, les mots avaient changés ou bien les mêmes mots cachaient d'autres réalités, d'autres gestes, un autre personnel, un autre matériel. Bref, un tout autre milieu, un environnement totalement différent. Il n'est pas jusqu'à la manière de désigner les lettres qui n'eût complètement changé depuis le temps. C'est ainsi que Roger Excoffon qui est de Marseille a mis son caractère national sous l'invocation d'un maître vent, plutôt que d'un hypothétique caractère national, d'un père de l'Eglise ou d'un terme historique c'est-à-dire désuet. Au XVIe siècle les caractères étaient appelés romains, italiques, allemands, flamands, etc. et gravés dans des dimensions dont les appellations pouvaient varier selon les langues mais évoquaient les textes, contextes, formats, et configurations des genres d'ouvrages auxquels elles correspondaient. Il est bien évident que le réseau des communications écrites est infiniment plus touffu, plus riche en 1958 que celui du livre déjà typographique en 1582 et la chancellerie encore manuscrite à la même époque. Le télégraphe, la dactylographie, le télex, la télévision, la télématique, autant d'écritures en différé qui sont venues s'ajouter à toutes les écritures manuelles en direct et pour lesquelles jamais personne n'a songé à consulter un scribe ou un calligraphe de métier. Ni même un modèle connu. Est-ce normal? Pouvait-il en être autrement? D'après ce qu'on veut voir, tout ce qu'on sait c'est qu'il a fallu cent ans à la dactylographie pour atteindre à une qualité qui tend au niveau typographique. Sans égaler pourtant le livre dont la qualité, en revanche, a baissé. Comment la valeur marchande de la qualité a-t-elle augmenté dans un cas? et baissé dans l'autre? Tout ceci suggère de nouvelles distinctions à faire. Pas seulement entre écritures naturelles et écritures artificielles; mais encore entre différents niveaux et degrés d'homogénéité dans la formation professionnelle, aussi bien que de lisibilité, d'acceptabilité et de congénialité dans les caractères et leur utilisation. Il n'a jamais été question, par exemple, que tout le monde soit appelé à écrire très lisiblement d'une même plume et sur la même ligne, en anglais, en grec et en latin, comme pouvait le faire au XVIIe siècle un William Fulman quand il recopiait les notes prises en cours de session par John Bois, un des traducteurs de la King James Authorized | |
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Version.Ga naar voetnoot10 De là à supposer, au contraire, comme on le fait trop souvent aujourd'hui, qu'on pourra un jour se dispenser d'apprendre à écrire à la main, il y a vraiment trop loin. Il y a même abus. Sous quelque prétexte que ce soit. Car le but de toute écriture manuelle, quelle qu'elle soit, n'est pas la calligraphie, la typographie, ni aucune graphie particulière. Le but de toute écriture manuelle est la citoyenneté, mais aussi la souveraineté de l'individu. Toutes les formes d'écriture sont des instruments de pouvoir et pas seulement du pouvoir. Quel qu'il soit. Ce qui nous renvoit non pas à l'école maternelle et au cours de ‘calligraphie’, mais à Platon. Et ce sera sans doute la meilleure conclusion à ce bref exposé sur les caractères d'écriture, de civilité, de culture et de civilisation, que de souligner le fait qu'après le language articulé, c'est l'écriture qui soulève le plus grand nombre de problèmes tout en ouvrant les perspectives les plus vastes. Et les plus neuves. Précisément parce qu'elle n'est pas la métaphore abstraite et sonore chère aux linguistes et aux structuralistes; mais l'incarnation concrète et visible généralement méprisée même des enseignants.Ga naar voetnoot11 | |
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RéSUMéVers 1555, Robert Granjon eut l'étrange idée de donner une version typographique, c'est-à-dire livresque, de l'écriture courante de son temps. Il voulait par la même occasion donner un caractère national à la typographie française. Il réalisa un tour de force artisanal et un échec commercial. Sa virtuosité provoqua l'émulation de ses pairs: du Tour, Danfrie, Tavernier. Son échec national et commercial n'entraîna pas la disparition de ces caractères, mais leur utilisation à des fins didactiques exclusivement. D'où, à partir du XVIIIe siècle, l'appellation de civilité. Ils tombent dans l'oubli à partir du milieu du XIXe siècle. Vers 1955, Roger Excoffon eut l'étrange idée de donner une version typographique non pas d'une écriture commune inexistante, mais d'une écriture ‘d'honnête homme’. C'est devenu le ‘Mistral’, un caractère de fantaisie et de titrage, qui est resté sans rival. En 1983, il est encore tellement demandé qu'il a été adopte par tous les fabricants de matériel de composition. Bien qu'il s'agisse dans fun et l'autre cas de la version typographique d'une écriture plus ou moins personnalisée, une comparaison équitable supposerait l'examen point par point de tous les aspects: graphique, technique, paléographique, bibliographique, sociologique, esthétique, etc. de ces typographies. Ce qui montrerait à quel point une typographie est révélatrice d'une civilisation, comme une écriture manuelle est révélatrice d'une personnalité. |
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