De Gulden Passer. Jaargang 61-63
(1983-1985)– [tijdschrift] Gulden Passer, De– Auteursrechtelijk beschermd
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La firme plantinienne et le marche français pendant la ligue: les voyages du libraire Theodore Rinsart en France (1591-1596)
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livres et les journaux de la firme, permettent de reconstituer, pour les années 1591-1596, l'activité d'un libraire itinérant, Théodore RinsartGa naar voetnoot2. Celui-ci s'emploie à distribuer en France des stocks d'ouvrages que lui fournit Jan Moretus. Rinsart n'est ni facteur, ni véritablement associé de la firme d'Anvers. Il prend, avec d'assez forts rabats, des assortiments d'ouvrages, tant plantiniens qu'étrangers, qu'il s'engage à payer ‘liquidement’ dans un délai préfix assez court. Transport et vente se font à ses frais et à ses propres risquesGa naar voetnoot3. Les conditions de ce trafic sont intéressantes à un double titre. La France est déchirée, depuis 1589, entre catholiques ligueurs et partisans du prétendant huguenot, Henri de Navarre. Avec la Ligue est apparue une forme de guerre économique entre les villes de chaque partiGa naar voetnoot4. Mais, à partir de 1593, la victoire d'Henri IV s'affirme et le commerce reprend. Les voyages de Rinsart couvrent tout à la fois la période de destruction et le début de la reconstruction des circuits commerciaux en France.
Surtout, l'enjeu de ce trafic de librairie n'est rien moins que le maintien de débouchés en France pour la firme plantinienne. Les historiens de Plantin ont souligné l'importance qu'eut le marché français pour l'Officine plantinienne et les liens conservés volontairement par le grand imprimeur avec sa patrie d'origine. A partir de 1566, Plantin avait eu une succursale à Paris, rachetée en 1577 par le grand libraire parisien Michel Sonnius, qui assure dès lors la diffusion des sortes plantiniennes dans la capitaleGa naar voetnoot5. Dans la dure période qui s'étend du retour de | |
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Leyde à sa mort (1585-1589), Plantin travaille ‘comme mercenaire’ et imprime pour des libraires d'Anvers, Cologne et Paris, qui le subventionnent et lui fournissent le papier nécessaire aux éditions. La correspondance de Plantin montre que le typographe s'est préoccupé à plusieurs reprises des conséquences des troubles de France pour ses pressesGa naar voetnoot6. Moretus, son successeur, se trouve confronté à la crise attendue. Avec les guerres de la Ligue, les relations avec la France se distendent, le papier n'arrive plus, les impressions sont différéesGa naar voetnoot7. Les achats des libraires de Paris, qui ne se rendent plus à Anvers ni aux foires de Francfort, s'arrêtent de 1589 à 1593. Le principal correspondant dans la capitale, Michel Sonnius, meurt en 1589. Les relations de ses fils avec Moretus concerneront uniquement, pendant la Ligue, des créances payées ou contestées. Parmi les autres clients parisiens, Jacques Du Puys et Guillaume Bichon demeurent débiteurs d'achats faits en 1588-1589, tandis que Sébastien Nivelle règle ses comptes par l'intermédiaire de Petrus Zangrius, libraire de LouvainGa naar voetnoot8. Les seuls acheteurs français sont, pour la période, Simon Millanges, libraire de Bordeaux, Simon Martel de Toul, Pierre Jagourt et Bernard Carles de Toulouse. Mais, pour 1590, 1591, 1592, le montant annuel des transactions directes avec la France est inférieur au millier de florinsGa naar voetnoot9. Pour Moretus, la passe est difficile. Plantin, souhaitant que son bras droit assure la continuité de la firme, avait institué Moretus son héritier principal. Mais ce dernier a du composer avec ses cohéritiers et leur doit des sommes considérables. Il lui est nécessaire de faire fonctionner les quatre presses de l'atelier et d'écouler les sortes dont il a hérité et les sortes nouvellesGa naar voetnoot10.
Cette situation explique certains aspects exceptionnels des relations de Moretus avec Rinsart, qui reconnaît avoir été ‘sans nuis moyens’ lorsque | |
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Moretus a commencé à lui bailler de la marchandiseGa naar voetnoot11. Il n'était pas coutume, dans la firme plantinienne, d'engager des fonds à l'aventure. Des crédits importants n'étaient accordés qu'aux libraires conduisant un fort volume d'échanges avec la firme et commandant un secteur de débouchés. Toutefois, le libraire qui passe accord avec Jan Moretus pour distribuer en France des ouvrages venant du Compas d'Or n'est ni un inconnu pour la maison d'Anvers, ni un nouveau venu dans la profession. Théodore Rinsart avait personnellement des attaches anversoises. Neveu de Gilles BeysGa naar voetnoot12, le gendre de Plantin chargé de 1566 à 1577 de la succursale parisienne, Rinsart fut le serviteur de son oncle dans sa boutique de Paris. Il attestera avoir fait son apprentissage dans cette villeGa naar voetnoot13 et l'on trouve mention de sa présence à Anvers, pour arrêt de comptes entre Beys et Plantin en 1577 et 1578Ga naar voetnoot14. Après cette expérience parisienne, Rinsart a poursuivi sa formation à Lyon. Il apparaît dans des actes de 1580 et 1584 comme serviteur du libraire Antoine de Harsy, qui, en 1584, lui donne procuration pour recouvrer toutes les créances qui peuvent lui être dues en quelque ville que ce soit du royaume de France. Le 22 février 1586, Rinsart, intitulé libraire, est témoin d'une procuration passée à Lyon par la veuve de Denys de HarsyGa naar voetnoot15. Nous retrouvons Théodore Rinsart en 1590. Au mois d'août de cette année, toutes ses marchandises qui se trouvaient à Paris, tant dans sa bou- | |
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tique, rue Saint-Jean de Beauvais, que dans la chambre qu'il occupait chez le tailleur d'histoires Jean Le Clerc, sont saisies par les gardes du gouverneur de Paris pour la Ligue. Rinsart était accusé d'être à Saint-Denis, portant les armes pour le service du RoiGa naar voetnoot16. En fait, en 1589-1590, Rinsart avait ‘entreprise’ avec deux grands libraires lyonnais, Jean et David de Gabiano, qui lui avaient laissé des livres en commission. C'est contre leur avis qu'il s'est installé dans la capitale. Les Gabiano lui conseillaient de faire un assortiment de ses livres et ‘avec iceulx fere ung voyage la part où vous eussiez estimé estre plus propre pour le débit des marchandises... prévoyant bien que le flot de la guerre tomberoit sur ceste pauvre ville de Paris’Ga naar voetnoot17. Rinsart avait donc été formé au contact de grandes firmes, l'entreprise plantinienne, d'une part, les grandes maisons lyonnaises, d'autre part. Antoine de Harsy avait, après la mort de Jean II Frellon, son beau-frère, enfui à Genève, la direction de l'importante maison d'édition de ce dernier. Les Gabiano sont les descendants de dynasties lyonnaises également marquées par le protestantisme. Directeurs de la firme d'Hugues de la Porte et membres de la compagnie des libraires de Lyon, ils mènent un commerce actif en France et avec l'Allemagne, Genàve, l'Italie, l'EspagneGa naar voetnoot18. D'expérience, l'interlocuteur de Moretus connaît le monde catholique de Paris, les groupes protestants de Lyon, et les aires géographiques complémentaires des libraires de ces deux villes. L'entreprise dans laquelle Rinsart se lance, avec l'appui de Moretus, mais à ses propres risques, prolonge ses activités antérieures. Il connaît les dangers des voyages en temps de guerreGa naar voetnoot19. Comme Moretus, il lui faut vendre et faire des bénéfices: débiteur envers les Gabiano des stocks saisis à Paris, il doit, suivant leur conseil, ‘travailler en homme de bien à regaigner ce qu'il a perdu’. | |
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Ill. 1: Facture du premier achat de Théodore Rinsart, 1591 (Musée Plantin Moretus archives plantiniennes, no 323, fo 2).
D'après les archives plantiniennes, Rinsart a fait cinq voyages en France pour débiter les livres que lui fournissait Moretus. De la première expédition on sait peu de choses, sinon que Rinsart a reçu, le 3 août 1591, deux tonneaux de livres, valant 1492 florins 4 patards. Moretus lui avançait en outre l'argent des licences, tolles, port à la flotte, le prix des tonneaux et même 63 florins d'argent liquide pour le voyage. En retour, Rinsart lui baillait ‘obligation de payer au plus tost que sera possible, estant allé faire la distribution desdits livres aux villes de France’. Il s'acquitte les 3 et 16 janvier 1592 de l'essentiel de sa dette, moins 144 florins reportés sur le compte de son second achatGa naar voetnoot20. | |
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Les deux voyages suivants sont les mieux connus. Aux mentions des livres de compte s'ajoutent de nombreuses lettres du libraire itinérantGa naar voetnoot21. Le 15 janvier 1592, Rinsart s'oblige à nouveau envers Moretus pour 3606 florins 4 patards, correspondant aux livres reçus, à la dette antérieure, aux tonneaux, licences, port, etc. Du 21 janvier à la fin de février, il attend à Middelbourgque le vent soit favorable pour s'embarquer à Flessingue. Il loge dans la maison d'un cousin de Moretus, Joos Meskens, leur correspondant commun en cette ville. Rinsart s'emploie à faire charger ses tonneaux de livres selon leur destination (3 tonneaux et une balle pour La Rochelle, 1 pour Tours, 1 pour Caen), chacun sur un navire différent, pour amenuiser les risques. L'envoi à La Rochelle devra être assuré par Meskens, si les navires de guerre apprêtés par les Etats de Hollande n'accompagnent pas le convoi de navires jusqu'au Blavet. En attendant le départ, Rinsart fait de multiples transactions: ventes d'ouvrages à Moretus (La Sepmaine de Du Bartas, mais pas ‘d'ouvrages suspectz’). Le libraire Melchior Backle lui sert de correspondant à Middelbourg. Sur un autre registre, Rinsart achète ‘10 ou 12 milliers de plumes pour escripre et de la cyre d'Espagne’, qu'il compte revendre à Caen. Il s'accorde avec Meskens pour employer 400 écus, moitié au risque de chacun, à Bordeaux, pour acheter du vin qui sera vendu à Middelbourg ‘à moytié de proufit’. Au 1o mars 1592, Rinsart arrive à Caen. Toute sa marchandise est à bon port, mais, jusqu'au 15 mars, il doit garder le lit, soigné par des médecins, sans pouvoir ‘manger de nulles viandes... que des oeufs et encores sans pain’. Convalescent, il ouvre ses tonneaux et vend ‘à sa volonté’ à un libraire, aux ‘escolliers, conseilliers, advocatz et autres’, non seulement la marchandise préparée pour Caen mais l'essentiel des livres destinés à Tours. A la demande de clients, il adresse à Moretus des mémoires de livres à fournir à Caen, avec les nouveautés de Francfort, au Sr Abraham Nenijansens, marchand flamand, son ami. Rinsart, persuadé de l'importance du marché caennais, annonce qu'il reviendra par terre à Caen, à la fin de son voyage, pour débiter les ouvrages commandés. | |
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Après avoir ‘riské la marchandise, il faudra aussi risker l'argent’. 1445 florins 17 patards sont confiés au maître de navire qui l'a conduit, Martin Adrianssens de Middelbourg, avec un ‘bon cognoissement’. Rinsart envoie à Moretus le bordereau des espèces, pour savoir si elles valent autant à Anvers qu'à Middelbourg. Meskens à qui elles sont adressées les ferait éventuellement changer. Moretus doit fournir avis de réception. Quoiqu'il ne lui reste que pour 300 livres de marchandise ‘brevieres, missels, heures et quelques livres espagnolz, toute la reste s'en est allé viste comme le vent’, Rinsart les envoie par les premiers charretiers à Tours. Cette partie de la route est la plus dangereuse. Le libraire le répétera à chaque voyage. Aussi s'achète-t-il ‘de meschans habits de toille, pour passer couvertement’, et adresse-t-il à Tours de l'argent pour se racheter au cas où il lui arriverait ‘quelque fortune’. Parti le 7 avril, Rinsart est au Mans le 15, à Tours sans encombre le 18. Vente faite, il part pour La Rochelle, dont il écrit le 4 mai. Dans cette ville, il trouve un autre correspondant et allié des Moretus, Durand GassenGa naar voetnoot22 ‘par le conseil de qui il se gouvernera’. De là il fait partir 3 tonneaux de livres à Bordeaux, où il ira les vendre. Le 25 juin, il envoie à nouveau des espèces de La Rochelle, dont il compte partir le lendemain, en compagnie de Gassen, pour Caen via Tours. A Caen, le 19 juillet, Rinsart ne trouve aucun envoi de Moretus, auquel il se plaint des dépenses excessives et des risques qu'il a courus en vain. Après avoir attendu 3 balles d'impressions de Bordeaux et de La Rochelle, dont il compte vendre partie à Caen, partie à Middelbourg, le libraire retourne à Anvers, via Middelbourg ou Calais. Le 2 septembre 1952, il y apure ses comptes avec Moretus.
Le troisième voyage se déroule suivant le même schéma. Rinsart reçoit, cette fois, 8 tonneaux, 2 balles et une mande de livres, à distribuer à Caen, Tours, Bordeaux. La première phase, l'organisation du passage en France, ne va pas sans aléas. Venant de Leyde, Rinsart attend, avec toute une flotte, du 19 septembre au 17 novembre, le vent propice. Pris de fièvre, il se guérit grâce à une médecine donnée par M. de L'Obel, Ce séjour lui permet du moins d'organiser l'envoi de 2 tonneaux de livres de Francfort, via Amsterdam, à La Rochelle ou Bordeaux, où ‘ils seront comme argent comptant’, et | |
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de demander à Moretus pour Caen et Tours de nouvelles sortes: Heures et surtout livres nouveaux de Francfort ‘en droit, en humanité, théologie et poésie’. Malgré une tempête qui isole les navires de son convoi, dont un est pris par les gens du Havre, Rinsart est à Caen fin novembre 1592. Pour la seconde phase, la distribution, le libraire reprend, dans le camp royaliste, l'itinéraire du deuxième voyage: Caen, Le Mans (27 décembre 1592), Tours (6 janvier 1593), la Rochelle (16 janvier), Bordeaux (20 janvier) et retour par la même voie. Il indique quels sont ses correspondants: à Caen, le marchand Nenijansens et le libraire Pierre Chandelier; à Tours, le marchand Antoine Barre, les libraires Jamet Mettayer, Marc Orry et Isaye Gentil, ami de Rinsart; à La Rochelle, le marchand Pieter Jansen Hoost et les libraires Hierosme Haultin, Marin Villepoux, Thimothée Jouan: à Bordeaux, le marchand Pieter Grenier, les libraires Simon Millanges, Jacques Toulouze, Guillaume Fontaine, Jacques du Perron et Jean Savoye(?)Ga naar voetnoot23. Ce voyage est marqué par l'apparition de la concurrence. A Caen, puis, en janvier 1593, à Bordeaux, Rinsart est précédé par les Gabiano. Il doit renvoyer des balles de livres de La Rochelle à Tours. Les risques demeurent grands: une de ces balles est prise par les gens de Poitiers, une autre envoyée de Caen à Tours, fin 1592, est tombée aux mains des voleurs entre Caen et Alençon. Mais ceux-ci, ‘voyant que ce n'estoient que livres... les ont laissé là et ont prins toute l'autre marchandise qui leur estoit propre, comme velours, satins...’Ga naar voetnoot24, Rinsart fait systématiquement des copies de ses ‘factures et autres affaires’, qu'il envoie aux prochaines étape, pour n'être pris ‘par les champs... saysi de nuls papiers’, comme l'avait été, en 1586, Dresseler, facteur de PlantinGa naar voetnoot25... | |
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Malgré ces ennuis, et le fait que les tonneaux de Francfort ne lui soient point parvenus, la vente a été bonne. Rinsart envoie de l'argent, achète du papier à Caen et La Rochelle, pour Frans Raphelengius notamment, et des impressions de La Rochelle et de Tours. Après avoir dû engager un procès à Caen contre un débiteur, le libraire est de retour à Middelbourg le 2 mai 1593. Il s'y occupe de change, de vente de livres français, d'achat d'impressions de Moretus et Gilles Beys. Il se rend, semble-t-il, à Amsterdam pour l'affaire des tonneaux de Francfort, puis à Anvers, où il reçoit un nouvel assortiment en juillet 1593.
Le quatrième voyage, d'août 1593 à mars 1594, ressemble aux précédents, avec deux éléments nouveaux. Rinsart envoie un tonneau de livres dans une ville ligueuse, Nantes, et les trêves ont dû lui permettre de revenir par terre, de Caen à Anvers, en 1594Ga naar voetnoot26. Mais, ce voyage, comme le cinquième et dernier, se déroule dans un nouveau cadre économique. Cette évolution transparaît dans les comptes de Moretus (cfr. tableau ci-après). Le trafic mené avec Rinsart, en exploitant deux opportunités: les possibilités d'exportation à partir d'Anvers, moyennant ‘licentes’ après 1590Ga naar voetnoot27 et l'accès à faible risque aux ports français de la façade atlantique, étant donné la puissance maritime anglo-hollandaiseGa naar voetnoot28, n'est pas négligeable. Les obligations successives de Rinsart se montent à 23.598 florins. Il a pris, entre 1591 et 1594, plus de 22.000 florins de marchandises de librairie, en bénéficiant de rabats (25% sur les sortes de Moretus, 15% sur les ‘livres estrangers’) et ses obligations indiquent que la marchandise montait à somme beaucoup plus grande. Le pourcentage des livres étrangers, dont la firme plantinienne faisait usuellement le commerceGa naar voetnoot29 est relativement fort (plus de 25% des achats, 40% pour le troisième et quatrième voyage). Néanmoins, dans une période critique, plus de 18.000 florins sont venus alimenter la trésorerie de Moretus, et il s'agit pour | |
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Comptes des voyages de Rinsart, d'après Archives plantiniennes, 126 et 323.
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l'essentiel d'argent comptant, car les paiements de Rinsart en livres dépassent à peine le millier de florins. Ce système de rechange a permis de maintenir à 60% les échanges avec la FranceGa naar voetnoot30. Mais il y a eu deux périodes. Les trois premiers voyages se passent bien. La valeur des sortes avancées par Moretus monte de 1492 à 6327 florins. En revanche, le quatrième voyage est un échec. Le passif de Rinsart double. En 1594, Moretus réduit son apport (3 tonneaux envoyés à Caen, Bordeaux, Rouen, et quelques balles de livres). De 1594 à 1596, il ne consent plus d'avances et se préoccupe des dettes de Rinsart.
La correspondance du libraire itinérant précise cette évolution. Il ne faut pas chercher dans les lettres de Rinsart l'expression d'idées politiques. Son activité n'est pas celle d'un propagandiste. Il fait peu d'allusions aux événements historiques. Ainsi, au début de 1592, alors que royalistes et ligueurs se combattent en Normandie, Rinsart, qui s'y trouve, ne parle pas des risques encourus. S'il fait part du siège de Rouen, c'est pour presser Moretus de lui envoyer des ouvrages, car, si cette ville se rend, beaucoup de ses clients quitteront Caen. De même, s'il mentionne le siège de Blaye par Matignon, en janvier 1593, c'est parce que le passage des marchandises en est facilitéGa naar voetnoot31. Rinsart ne traite pas non plus de religion, alors que ses liens avec les Harsy, les Gabiano, la connaissance qu'il a des libraires protestants de Caen et de La Rochelle, de libraires de Genève ou d'Angleterre, ses voyages à Leyde auprès du gendre protestant de Plantin, Raphelengius, dont il espère épouser la fille, permettent de lui supposer des sympathies pour la RéformeGa naar voetnoot32. | |
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Le libraire donne en revanche des nouvelles de la ‘familia’ Plantin. Il annonce que Pierre Gassen, fils de Catherine Plantin, a été envoyé à Toulouse pour devenir chirurgien, que lui-même est allé à Cleville voir les parents de Jeanne Rivière, veuve de Plantin. Mais souvent famille et affaires sont liées. Ainsi c'est Rinsart qui envoie en 1594 un passeport à Beys pour qu'il puisse le plus rapidement venir en FranceGa naar voetnoot33. Ill. 2: Lettre de Théodore Rinsart à Jan Moretus, envoyée de Caen le 20 décembre 1592, au début du troisième voyage, qui fut le plus fructueux (Musée Plantin - Moretus, Archives plantiniennes, no 92 p. 371).
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Le sujet essentiel de la correspondance, c'est le trafic de librairie. De 1591 au premier semestre de 1593, la vente, quels qu'en soient les risques, est facile. A Caen, en mars 1592, ‘ils sont si affamés de livres... que si j'en eusse eu pour deux ou 3 foys autant ie les eusse tous vendus. Je ne pouvoys chasser les personnes de la chambre ou estoyent les livres et quelquefoys y estoient bien 50 personnes ensemblement. Je les ay vendus à ma volonté et n'y ay rien perdu... Il n'y a eu personne de lettrés qui ne soit venu voir en ma chambre jusques a Mr le premier président, Mr l'advocat du Roy et touts les Messieurs de la Court de Parlement de Caen, J'en ay esté fort esbahy. Vous diriez qu'ils n'ont veu des livres de dix ans tant il estoyent affamez de livres. J'ay receu en cette ville en six jours au plus la somme de 560 ou 65 escus pour le moings’. Pour répondre aux demandes de personnes de qualité, Rinsart est prêt à acheter comptant à Moretus, car il n'y a ‘rien qui ne soit comme vendu’. Il a fallu en outre que le libraire vende aux escoliers, ‘bon gré mal gré, car ils me tormentoyent tant que rien plus’Ga naar voetnoot34. Ces ‘grandes ventes’ durent jusqu'en janvier 1593. Le problème essentiel de Rinsart est alors de faire parvenir en Flandres l'argent de ses gains. Les relations que les villes qu'il traverse: Caen, Tours, Bordeaux, La Rochelle, avaient avec AnversGa naar voetnoot35 sont interrompues. Il ne recourt qu'occasionnellement, à partir de 1593, aux lettres de change, tirées, semble-t-il, sur Middclbourg. La majorité de ses paiements sont faits en espèces. Mais il ‘perd beaucoup à l'or, et pour le moings 2 s. par escus’ et préfère à l'occasion acheter du papier ou des livres, revendus à Middelbourg, au bénéfice de MoretusGa naar voetnoot36. A la fin de chaque voyage, Rinsart fait parvenir partie des recettes faites dans les villes françaises à Caen, par lettres de change, ‘puis les porte avec moy, Dieu aydant’ avec le reste de l'argent reçu dans les dernières villes visitéesGa naar voetnoot37. Après 1593, la concurrence d'autres marchands itinérants, ressentie déjà lors du troisième voyage, se fait plus dure. Les Gabiano précédent | |
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Rinsart, en août 1593 à Caen, en décembre à Bordeaux, où il ne peut vendre que 500 écus de livres ‘à cause que M. de Gabiano en a envoyé si grande quantité et les a tous fournis’. Ce concurrent gâte tout ‘pour le bon marché qu'il y fait'’Ga naar voetnoot38. Les recouvrements sont plus difficiles. Rinsart a des débiteurs à La Rochelle, dans les villes ligueuses de Nantes et Toulouse, et dans les trois cas doit envoyer un homme exprèsGa naar voetnoot39. Le libraire, dont les paiements s'espacent, a une sévère explication épistolaire avec Moretus auquel il rappelle que ‘vous seul en aves le proufit et moy seulement la peyne... que je me hasarde souventefoys la vie pour distribuer la marchandise afin de vous faire argent, et je ne pense pas ausi que l'ayes fait à regret, combien que je soys esté sans nuls moyens lors qu'avez commencé à me bailler de la marchandise’Ga naar voetnoot40. La période des trêves commencée en décembre 1592 pour le Languedoc, en février 1593 pour la Gascogne, jusqu'à la trêve générale de juillet 1593, après la conversion d'Henri IV, est suivie par la période des redditions: Lyon en février 1594, Paris et Rouen en mars, Toulouse en mai, Poitiers en juillet se rendent au Roi... Le marché français se reconstitue, mais lentement. La première étape du cinquième voyage de Rinsart est Paris. Dans la capitale, en juillet 1594, tout est ‘fort mort touschant la librairie, n'y ayant encores nulz escolliers aux collèges fors qu'aux jésuistes... de troys moys on ne fera pas grand cas en ceste ville, combien que plusieurs libraires soyent ja revenus’. Rinsart vend cependant quelques livres à Michel et Laurens Sonnius, car à Paris ‘ils n'ont point de sortes d'Anvers, ou bien peu’, puis passe à Rouen, où on ne lui achète rien, et ensuite à Caen, où la vente est faible, car la cour de Parlement n'y est plusGa naar voetnoot41. | |
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Rinsart rompt alors son itinéraire habituel. Avant d'aller recouvrer des créances à Toulouse et Bordeaux, il se rend à Lyon puis Genève où, à défaut de trouver un accord avec les Gabiano sur les marchandises perdues en 1590, il achète des livres. Son dessein est de s'installer à Paris. Il demande à Wymer, serviteur de Moretus, de lui faire un tonnelet des nouveautés de la foire de Francfort ‘ung ou deux pour sorte’, de l'envoyer pour lui à Ambroise Drouart, dans la capitale, car il espère y ouvrir boutique et ‘cella fera que on me viendra voir’Ga naar voetnoot42.
Le système mis en place en 1591 ne fonctionne plus. Les intérêts de Rinsart et de Moretus ne sont plus les mêmes. Depuis juillet 1593, Moretus retrouve des interlocuteurs en France, Robert Fouet, intermédiaire des parisiens Michel Sonnius et Sébastien Nivelle, Adrien de Launay libraire à Rouen, Jean-Baptiste Buysson à Lyon. En novembre 1593, Nicolas Tartier, marchand de Troyes, fait parvenir à Anvers 390 rames de papierGa naar voetnoot43. A la fin de 1594, Moretus encourage Gilles Beys, installé à Anvers depuis septembre 1589, à regagner Paris, en lui garantissant le monopole effectif des ventes de livres plantiniens dans la capitale. La rupture entre Rinsart et Moretus ne sera pas brutale. Le libraire itinérant, retardé par la saisie de ses marchandises à Paris et à Caen à la demande des Gabiano, s'acquitte de partie de ses dettes et obtient en avril 1596 une avance de 1709 florins de Moretus, pour trois tonneaux de livres, un à envoyer à Paris, deux à BordeauxGa naar voetnoot44. Il semble, par ailleurs, que Rinsart ait tenu la boutique de Madeleine Plantin après la mort de Gilles BeysGa naar voetnoot45. Adrien Périer, nouvel époux de Madeleine Plantin, écrit à Moretus, en décembre 1596, que Rinsart (devenu son concurrent) ‘est fort advancé sur vos livres et ung peu plus que nous ne sommes’Ga naar voetnoot46. Cependant, le retour à la normale fait apparaître la situation de Rinsart fort embrouillée. Quoiqu'installé à Paris, rue Saint-Jacques à la Croix | |
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blancheGa naar voetnoot47, le libraire demeure itinérant. Périer le déclare absent depuis trois mois en octobre 1596. Il indique, en janvier 1597, que Rinsart a écrit de Bordeaux a son ‘homme’ d'être à Lyon ce moisGa naar voetnoot48. Insaisissable, Rinsart s'avère mauvais payeur. En août 1596, son serviteur, Emmanuel Richard, ancien facteur de Plantin à Paris, ne peut honorer une lettre de change tirée par MoretusGa naar voetnoot49. En mai 1597, Rinsart, alors à Bordeaux, ne paie pas une lettre de change de 100 écus tirée sur lui par Peter van TongherenGa naar voetnoot50, Rinsart a d'autres créanciers encore, comme Thomas Soubron et Moïse Desprez, libraires de LyonGa naar voetnoot51. Il donne espoir de paiement à Moretus, lorsqu'en 1597 il épouse la veuve de Thomas Mallard, libraire rouennais, qui avait fait affaire avec Plantin. Rinsart est alors à la tête de deux boutiques ‘bien garnyes’ à Rouen, devant le Palais, à l'enseigne de l'Homme armé et d'une boutique à CaenGa naar voetnoot52. Mais, si le libraire fait carrière à Rouen, où il sera garde de la librairie en 1606, maître de la Confrérie Saint-Jean-Porte-latine en 1615Ga naar voetnoot53, il a toujours une bonne raison pour ne pas rembourser Moretus: la succession de Mallard, la maladie, les dettes qu'il doit payer ou qu'il ne peut recouvrer, les mauvaises ventes en Bretagne, à Angers, La Rochelle... En 1605, Moretus, aiguillonné par Adrien de Launay, concurrent de Rinsart à Rouen, envisage un procès puis renonce. En décembre 1609, Rinsart, sur l'assurance que Moretus ne le fera pas emprisonner, se rend à Anvers pour régler une succession. Il s'engage alors à payer sa | |
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dette, montant à 6315 florins 20 patard, en acquittant 300 florins par an, promesse qu'il ne tiendra pasGa naar voetnoot54.
Les voyages de Rinsart montrent qu'au début de son exercice, Jan Moretus était intéressé par le marché français. On sait qu'il l'a ensuite négligé. A cela diverses raisons: ce trafic, s'il était profitable, demandait que le responsable de la firme y participe activement et se rende à Paris en cas de besoin. Moretus ne semble pas avoir eu le temps pour celaGa naar voetnoot55. Peut-être aussi le demi-échec des voyages de Rinsart, et la qualité des interlocuteurs de Moretus ont-ils joué. La France, c'est, pour le libraire anversois, Gilles Beys, son difficile beau-frère; après la mort de ce dernier et le décès de Madeleine Plantin, ce sont des héritiers en querelle, qui essayent d'obtenir le monopole des sortes plantiniennesGa naar voetnoot56. C'est aussi Théodore Rinsart, le mauvais payeur. En ce cas, Rinsart, libraire peu connu, a quelque peut contribué à modifier la géographie de l'Europe du livre. | |
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RésuméLes troubles politiques de la Ligue ont desserré dès 1589 les relations privilégiées qu'entretenait la firme plantinienne avec la France. A partir de 1591, Jan Moretus passe accord avec un libraire formé à Paris et à Lyon, Théodore Rinsart, qui est le neveu de son beau-frère Gilles Beys. Rinsart envoie, à ses propres risques, les tonneaux de livres qui lui sont fournis aux ports royalistes de Caen, La Rochelle et Bordeaux, puis assure la distribution des ouvrages dans les villes de l'intérieur. A coté des Grands livres et des Journaux du Compas d'Or, les lettres envoyées par Rinsart à Moretus font connaître, dans son détail, l'activité d'un libraire itinérant. Chronologiquement, deux périodes se succèdent. De 1591 à 1593, quels que soient les dangers en temps de guerre religieuse, les ventes sont faciles. Le libraire doit ensuite s'adapter à la reconstruction de l'économie française. Installé à Paris en 1595, puis à Rouen en 1597, Rinsart demeure débiteur de sommes importantes envers Moretus. Ce demi-échec a peutêtre contribué à l'abandon progressif du marché français par la firme d'Anvers. |
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