De Gulden Passer. Jaargang 50
(1972)– [tijdschrift] Gulden Passer, De– Auteursrechtelijk beschermd
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La bibliothèque de Torrentius: les livres d'un prélat humaniste du XVIe siècle sur l'empire ottoman
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les manifestations les plus caractéristiques de cette attitude d'esprit. Soucieux uniquement d'attirer l'attention du lecteur sur la gravité du danger, Torrentius ne fait pas étalage, dans ses créations poétiques, des connaissances, - remarquablement approfondies, eu égard aux conditions d'information de l'époque, - qu'il avait acquises sur l'histoire et les institutions des Ottomans par ses lectures. Jamais, bien sûr, il ne nous sera possible de déterminer avec exactitude la totalité de celles-ci; nous pouvons néanmoins nous en faire une idée grâce au catalogue méthodique des livres imprimés et manuscrits qu'il possédait à la fin de sa vieGa naar voetnoot3. L'importance de sa documentation sur les Turcs est, sans nul doute, toute relative. Quantitativement, ces livres correspondent seulement à une fraction minime des 1560 titres de son imposante bibliothèque. Le fait de les avoir réunis est, cependant, déjà par lui-même révélateur. D'autre part, la nature et la qualité des informations qu'ils contiennent ont un intérêt qu'on ne peut mesurer, étant donné le caractère très original du sujet étudié, au nombre de volumes. Les mentions sommaires du catalogue ne révèlent d'ailleurs que très imparfaitement la richesse de la bibliothèque de Torrentius en fait de Turcica: Aloisii Armerii de Golleta de expeditione Tuniceae foGa naar voetnoot4, Christophori Calveti de Aphrodisio capto foGa naar voetnoot5, Jacobi Fontani de bello Rhodio foGa naar voetnoot6, Guillelmi Godelevaei descriptio aulae turcicae 8oGa naar voetnoot7, Ioannis Etrobii de expeditione Tunicae foGa naar voetnoot8, Ioannis Martini Stellae de Turcae in Hungaria successibus foGa naar voetnoot9, Laonici Calcondylae de rebus | |||||||||||||
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gestis Turcorum foGa naar voetnoot10, Melchior Soiteri de Bello Pannonico foGa naar voetnoot11, Petri Bizari de Bello Cyprio et de Bello Pannonico et intra tumultus belgici 8oGa naar voetnoot12, Bessarionis oratio de suscipiendo bello contra turcas 8oGa naar voetnoot13, Petri Callimachi de pugna Varnensi foGa naar voetnoot14, Petri Gillii de Bosphoro Thracio et de topographia Constantinopolis 4oGa naar voetnoot15, Guillaume Postellus de la République des Turcqz 4oGa naar voetnoot16. Le relevé de ces noms, perdus au milieu de la masse d'autres auteurs plus célèbres, permet d'établir avec la plus grande certitude que Torrentius ne possédait, en fait, pas moins de quarante publications, reliées en sept volumes de recueils collectifs, que nous allons examiner. | |||||||||||||
ILAONICI CHAL- // condylae Atheniensis, de ori- // GINE ET REBUS GESTIS TURCA- // rum Libri Decem, nuper e Graeco in La- // tinum conuersi: // CONRADO CLAUSERO TI- // gurino interprete. // ADIECIMUS // Theodori Gazae, & aliorum quoqz doctorum uirorum, // eiusdem argumenti, de rebus Turcorum aduersus Christianos, & Chri- // stianorum contra illos hactenus ad nostra usqz tempora gestis, di- // uersa Opuscula quorum Catalogum proxima post // Praefationem pagella reperies. // Cum Caes. Maiest. gratia & priuilegio // ad decennium. // BASILEAE, PER IOAN- // nem Oporinum. 4 fol. non chiffrés + 646 p. in-fol. Date d'impression: 1556 (p. 646: Basileae, ex officinis Ludo- // vici Lucii et Michaelis Marini // Stellae, Anno Salutis humanae M.D.LVI. // Mense Martio). Le volume édité à Bâle en 1556 par Jean Oporinus était le recueil le plus ancien en date et aussi le plus important que possédait Torrentius sur les Turcs. Vingt-six textes de valeur fort inégale, ayant pour la plupart déjà fait l'objet d'une impression à la fin | |||||||||||||
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du XVe ou dans la première moitié du XVIe siècle, y sont rassemblés. Les matières traitées peuvent être résumées en trois thèmes principaux: A) origine et histoire générale des Ottomans, B) histoire des Ottomans au XVe siècle, C) histoire des Ottomans au XVIe siècle. | |||||||||||||
A) Origine et histoire générale des Ottomans.
Nous avons ici la première édition de la traduction latine par Conrad Clauser des Historiarum demonstrationes de l'historien byzantin Laonicos Chalcocondyles. Cette histoire du déclin de l'empire romain d'Orient et, plus encore, de l'ascension de l'empire ottoman de 1298 à 1463 est une des oeuvres les plus intéressantes de la littérature grecque médiévale. Même si elle ne peut être considérée comme une source toujours digne de foi sur les débuts de la dynastie ottomane, elle demeure un document capital car elle reflète avec fidélité ce que les Turcs du XVe siècle commençaient à croire à propos de leur passé. Elle est, d'autre part, essentielle pour la connaissance de l'organisation financière et militaire ottomane à cette époque.
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Cette série d'opuscules se divise en deux groupes, en fonction de leur valeur historique. Les textes des humanistes du XVe siècle, le byzantin Gaza et l'Eubéen Sagundino, ne sont que des compilations confuses d'auteurs de l'antiquité, notamment Strabon, où les auteurs s'efforcent de donner aux Turcs une ascendance troyenne qui légitime à la fois leur hostilité à l'égard des Grecs et leur conquête de l'empire byzantinGa naar voetnoot24. On constate, par contre, chez les historiens du XVIe siècle le souci de recourir à des sources d'information plus authentiques. Egnazio s'inspire de Chalcocondyles pour composer, sur l'ordre de Léon X, un court aperçu de l'histoire turque jusqu'en 1461, que Robert Estienne publiera pour la première fois à Paris, en 1539, en appendice au Turcicarum Rerum Commentarius de Paolo Giovio. Ramus et Drechsler s'occupent de | |||||||||||||
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même beaucoup plus de retracer les principaux événements de l'histoire des Ottomans jusqu'au milieu du XVIe siècle que de rechercher leurs origines. Ces écrits, faut-il le dire, fourmillent d'erreurs et d'imprécisions. Le pamphlet de Laguna, quant à lui, n'a guère de rapports avec son titre: il s'attache surtout à décrire la fureur guerrière et la cruauté des Turcs et suit en cela une tradition établie, à l'occasion de la prise de Constantinople, par les réfugiés grecs. | |||||||||||||
B) Histoire des Ottomans au XVe siècle.
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Cette sélection de dix monographies rapporte, avec des succès divers, quelques épisodes spectaculaires de l'histoire ottomane au XVe siècle. Cinq d'entre elles sont des écrits de circonstance; elles ont pour unique intérêt d'avoir été à l'origine de l'image du turc cruel et assoiffé de sang chrétien, thème encore traditionnel dans la littérature anglaise élizabéthaineGa naar voetnoot33. Nous n'insisterons donc ni sur les épîtres grandiloquentes écrites par Léonard de Chio et par le cardinal Isidore à l'occasion de la chute de Constantinople, ni sur les récits anonymes très brefs des conquêtes de Nègrepont (1470) et d'Otrante (1480). Ces événements sont bien connus. Si elle a moins durablement marqué la mémoire des hommes, cette clades sontiaca, | |||||||||||||
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commémorée par l'humaniste Sabellico, n'en avait peut-être que frappé davantage l'imagination des contemporains. Au cours des mois de septembre et d'octobre 1477, tout le sud du Frioul, c'est-à-dire le triangle Trieste - Udine - Venise, fut ravagé par une incursion de la cavalerie turque, venue de Bosnie. Les troupes vénitiennes qui s'efforcèrent d'arrêter cette invasion sur le fleuve Isonzo, près d'Aquilée, furent anéanties. L'ennemi, après avoir pillé et incendié le pays, put se retirer sans encombre avec un butin considérable et d'innombrables captifsGa naar voetnoot34. Les cinq autres documents ont, malgré leurs insuffisances, une valeur historique plus grande. La biographie de Tamerlan par Pecondinus, toute sommaire qu'elle soit, donne au moins au lecteur la possibilité de prendre conscience du danger couru par le jeune empire ottoman à la suite de la défaite d'Ankara en 1402. Réfugié en Pologne après la découverte de la conspiration contre le pape Paul II à laquelle il avait participé avec son ami Platina, l'humaniste italien Callimaque eut l'occasion d'observer, au cours d'une ambassade à Constantinople, le fonctionnement du gouvernement ottoman. Son Historia de rege Vladislao seu clade Varnensi, publiée à Augsbourg en 1519, est une minutieuse description de l'histoire politique du règne du roi de Pologne et de Hongrie Ladislas Jagellon (1434-1444). La bataille de Varna et les actes des Ottomans y tiennent une place appréciable. Les trois derniers auteurs furent témoins des événements qu'ils rapportent; ils y participèrent même. Leur valeur historique n'est cependant pas identique. Coriolano Cippico exagère quelque peu les mérites et grossit les exploits de son héros, l'amiral vénitien Pietro Mocenigo, doge de 1474 à 1476, sous les ordres duquel il servit. Cippico le savait mieux que personne: les opérations de la flotte vénitienne en Méditerranée orientale dans les années 1470-1474 ne furent que de la piraterie sur une grande échelle; elles se bornèrent à dévaster une série de villes côtières anatoliennes sans défense, notamment SmyrneGa naar voetnoot35. Dans la lutte de l'Occident contre l'Islam, le siège de Scutari | |||||||||||||
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d'Albanie en 1478 est un des faits les plus marquants. Il est remarquable à cause des moyens inhabituels mis en oeuvre et, peut-être encore davantage, à cause de la résistance désespérée que ce dernier point d'appui de la chrétienté en Albanie sut opposer à l'ennemi. La narration qu'a faite du siège Marino Barlezio, prêtre catholique issu d'une famille italienne établie dans la ville, donne l'impression d'avoir été soigneusement rédigée. On peut la considérer comme digne de foi dans la mesure où l'on tient compte de la partialité évidente de l'auteur et de sa prédilection pour les discours à l'antique que les acteurs du drame n'ont jamais pu prononcer. Les précisions qu'il apporte sur la construction, la disposition et la nature des machines de siège des Ottomans sont de la plus grande importance pour le spécialiste de l'histoire de l'armement. Aucune bataille entre Chrétiens et Turcs ne retint davantage l'attention de l'Occident, dans les cinquante années qui suivirent la prise de Constantinople, que le siège de Rhodes en 1480. Dignitaire de l'ordre des Hospitaliers de Saint-Jean et, à ce titre, l'un des chefs responsables de l'organisation de la résistance, Guillaume Caoursin rédigea un compte rendu de la brillante défense de la cité, qui mérite encore notre estime. L'auteur, qui n'est pas dépourvu d'esprit critique, sait unir aux explications religieuses conventionnelles les considérations d'ordre stratégique. Ses notations précises révèlent un observateur consciencieux et qualifié. | |||||||||||||
C) Histoire des Ottomans au XVIe siècle.
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Document secondaire, la lettre de Penia a pourtant sa place dans le recueil: elle rappelle utilement au lecteur l'ancienneté du conflit qui oppose Persans et Ottomans. Ces derniers profitent des périodes de répit sur le front de l'Est pour attaquer l'Europe. Pour les vaincre, les puissances chrétiennes ne peuvent pas s'en tenir à une politique défensive; elles doivent se concerter avec les ennemis des Turcs pour organiser des opérations militaires combinées. Les autres textes publiés relatent, d'une part, quelques-unes des entreprises de Soliman contre la Chrétienté: prise de Rhodes (1522), quatrième et sixième campagnes de Hongrie (1532, 1543- | |||||||||||||
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1544), et, d'autre part, les tentatives infructueuses de l'Occident en Afrique du Nord: prises de Tunis (1535) et de Mahdia (1550), échec d'Alger (1541). Ils ont en général une réelle valeur et sont encore aujourd'hui considérés comme des sources importantes. Jacques Fontaine prit part à la défense de Rhodes. Il décrit le siège minutieusement. Son témoignage est primordial pour la connaissance de certains moments de la lutte, par exemple les rencontres du grand-maître et du sultan les 24 et 29 décembre, même si les discours échangés sont pures compositions littérairesGa naar voetnoot44. L'histoire de la guerre de Hongrie est, par contre, beaucoup moins satisfaisante. Les oeuvres rééditées n'offrent à la curiosité du lecteur que des informations très fragmentaires sur les épisodes les plus récents du conflit: la campagne de Styrie, qui vit l'échec de Soliman devant Güns en 1532, et la campagne de Hongrie de 1543-1544, marquée par la conquête de Esztergom et de Szekesfehervar. Les événements essentiels des premières années de la guerre: prise de Belgrade en 1521, victoire de Mohacs et occupation de la plaine de Hongrie en 1526, échec du siège de Vienne en 1529, occupation de Budapest et annexion définitive de la plaine de Hongrie en 1541, restent dans l'ombre. Le récit de Stella est aussi précis que le lui permet sa relative brièveté. Quant au De Bello Pannonico de Soiter, il n'offre pas les garanties d'objectivité requises d'une étude historique. Il appartient exclusivement au genre littéraire épique. Par ailleurs, le comte palatin Frédéric, commandant en chef du contingent fourni par les princes et les villes de l'Empire pour la campagne de 1532, ne mérite que fort peu le panégyrique de Soiter, s'il faut en croire, tout au moins, le blâme adressé par les généraux de l'Empire à son commandement sans vigueurGa naar voetnoot45. Les expéditions espagnoles en Afrique font l'objet de relations de valeur historique bien supérieure. Calvete de Estrella est bien | |||||||||||||
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informé. Plus que tout autre, Nicolas de Villegaignon se révèle écrivain remarquable. Témoin privilégié, - il était dans la suite de l'empereur, - il sait rapporter objectivement ce qu'il a vu de son oeil de soldat, en quelques pages denses, dont tout détail secondaire est excluGa naar voetnoot46. | |||||||||||||
IIAULAE // TURCICAE, // OTHOMANNICIQUE // IMPERII, DESCRIPTIO, QUA // TURCARUM PALATINA OFFICIA // mores: secte item Mahometice, Imperiorum // que ex ea prodeuntium status luculenter e- // narrantur: primum ab Antonio Geufraeo // Gallice edita: recens autem in La- // tinam linguam conversa, // Per WILHELMUM GODELEVAEUM. // His commode accesserunt Belli Cyprii inter Venetos, & Zelymum Turcarum // Imp. novissime gesti, Libri III. // Item Bellum Pannonicum contra D. Maximilianum II. // Romanorum Imp. a Solymanno Turc. Imp. motum. // Una, cum // Epitome insigniorum, atqz recentiorum Europae histo- // riarum, hinc inde gestarum, ab anno M.D.LXIIII. // usqz in praesentem LXXIII. deducta. // Authore, // Petro Bizaro. // Omnia nunc primum summa cura, & accura- // tione, in lucem edita. // Cum gratia & privilegio Caesareae Maiest. // Basileae. 59 fol. non chiffrés + 340 p. + 1 fol. non chiffré in-8o. Date d'impression: 1573 (fo ult.: Basileae per Sebastianum Henricpetri Anno M.D.LXXIII. Mense Martio). Le contenu du volume imprimé à Bâle en 1573 par Sébastien Henricpetri ne correspond que très imparfaitement à son intitulé. Les trois oeuvres de Pietro Bizzari: Cyprium Bellum, Pannonicum Bellum, Epitome, font défaut dans les exemplaires conservés de cette impression. Elles sont remplacées par une série de pièces du XVe siècle. Les 59 folios préliminaires contiennent les dédicaces de Godelevaeus et de Geuffroy, des pièces de vers, un court extrait d'une oeuvre historique sans rapport bien apparent avec le sujet du recueil: Ex Pauli Aemilii Veronensis de rebus gestis Francorum lib. IV, et un copieux index de 61 pages. | |||||||||||||
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La description de la cour du grand Turc par le chevalier de Malte français Antoine Geuffroy fut souvent imprimée au XVIe siècle. L'édition française originale parût anonymement à Paris et à Anvers en 1542Ga naar voetnoot53. Une traduction anglaise en fut faite la même année à Londres. La version définitive sortit, sous un titre légèrement différent et avec le nom de l'auteurGa naar voetnoot54, à Paris en 1543 et en 1546, puis en anglais, à Londres, en 1546. Le titre fut à nouveau modifié pour les éditions françaises de Lyon et anglaises de Londres en 1570Ga naar voetnoot55. Vinrent ensuite des traductions latines: Bâle 1573 et 1577, et allemandes: Bâle 1573, 1578 et 1596, puis une dernière édition française: Lyon 1591. | |||||||||||||
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Ce succès était mérité. À l'opposé de tant de compilateurs ignorants, dont le seul souci était de surpasser leurs devanciers dans l'énumération des atrocités commises par les Turcs, Geuffroy présentait au lecteur cultivé une description intelligente des institutions de l'empire ottoman et un court, mais magistral, résumé de son histoire. Il faisait vraiment oeuvre d'historien, car le livre n'est pas le résultat de l'expérience personnelle de l'auteur, mais une étude soigneuse de sources de première valeur: Theodoro SpanduginoGa naar voetnoot56 et, avant tout, les deux écrits anonymes que la critique moderne a attribués, d'une part, à Benedetto RambertiGa naar voetnoot57 et, d'autre part, à Junis Bey et à Alvise GrittiGa naar voetnoot58. On trouve aussi, chez lui, plusieurs références à Paolo GiovioGa naar voetnoot59. Il est regrettable pour le lecteur du XVIe siècle que l'éditeur ait cru devoir ajouter à ce tableau d'une objectivité sereine, presque scientifique, une série de textes choisis parmi les plus représentatifs | |||||||||||||
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de la littérature de propagande antiturque du XVe siècle. Voulait-il, ce faisant, reprendre d'une main ce qu'il avait donné de l'autre et ramener le lecteur, séduit peut-être par les aspects positifs du livre de Geuffroy, à la conception plus traditionnelle et donc plus orthodoxe des Turcs, fléau de la Chrétienté? Voulait-il, plus prosaïquement, s'assurer pour le volume une double clientèle, celle des esprits curieux, avides de nouveautés, et celle des lecteurs, plus nombreux assurément, qui désiraient se persuader de la nature diabolique de l'ennemi exécré plutôt que d'essayer de le mieux connaître. Certes, les discours de Bessarion, de Pie II et de Mantuanus, en peignant les Turcs sous les traits de barbares inhumains, plus féroces que les bêtes sauvages, visaient à provoquer, dans le public choisi qu'ils cherchaient à convaincre, celui des Princes chrétiens, un choc émotionnel capable de mettre fin aux guerres fratricides et de créer un nouvel enthousiasme pour la Croisade. Ils étaient cependant vieux d'une centaine d'années. Le discours d'Aventinus, lui, avait été récité à Charles-Quint et à son frère Ferdinand au cours de la diète de Ratisbonne de 1532 par le porte-parole de l'auteur, un jeune garçon de onze ans. Il n'apportait pas à une connaissance plus raffinée des Turcs une contribution meilleure que les diatribes proférées au XVe siècle. Néanmoins, le document est, comme tableau d'époque, plein d'enseignement pour nous. Les craintes de l'humaniste bavarois ne sont plus aussi vives que celles manifestées, soixante ans plus tôt, par Bessarion et Pie II. Le panégyrique n'est même pas dépourvu d'une certaine autosatisfaction: il est écrit, ne l'oublions pas, peu de temps après la résistance victorieuse de Vienne. L'ennemi n'est plus le tyran invincible qui terrorisait les prédicateurs du siècle précédent. Dans le titre général du recueil sont mentionnées, nous l'avons dit, trois oeuvres de Pietro Bizzari, qui font en fait défaut. Torrentius possédait-il ces livres? Il est permis de donner une réponse affirmative à cette question, en tirant argument de la mention, dans le catalogueGa naar voetnoot60 et dans le titre de l'édition originale, des événements | |||||||||||||
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de Belgique et de l'absence, dans le titre du recueil collectif de Bâle, de pareille indication. | |||||||||||||
IIICYPRIUM // BELLUM, INTER // VENETOS, ET SELYMUM // TURCARUM IMPERATOREM // gestum, Libris Tribus, summa cura & dili- // gentia descriptum, Etiam primum // in lucem editum. // Authore // Petro Bizaro // Una cum INDICE locupletissimo. // Cum gratia & privilegio Caesareae Maiest. 35 fol. non chiffrés + 283 p. + 1 fol. non chiffré in-8o. Lieu et date d'impression: Bâle 1573 (fo ult.: Basileae per Sebastianum Henricpetri Anno M.D.LXXIII. Mense Febr.). | |||||||||||||
IVPANNONI- // CUM BELLUM, SUB // MAXIMILIANO II. ROM. // ET SOLYMANO TURCAR. IM- // PERATORIBUS GESTUM: CUMQUE ARCIS SIGHETI // expugnatione, iam pridem magna // cura & studio, descriptum // Per // PETRUM BIZARUM // Una Cum Epitome illarum rerum, quae in // Europa insigniores gestae sunt: & // praesertim de Belgarum moti- // bus, ab anno LXIIII usqz // ad LXXIII. // Cum gratia & privilegio Caesareae Maiest. // Basileae, // Per Sebastianum // Henricpetri. 35 fol. non chiffrés + 322 p. + 2 fol. non chiffrés in-8o. Date d'impression: 1573 (fo ult.: Basileae per Sebastianum Henricpetri, Anno M.D.LXXIII. // Mense Febr.). Dans chacun de ces deux volumes, les folios préliminaires comportent les lettres de dédicace et de copieux index. La conquête de l'île de Chypre par les Turcs en 1570-1571 faisait partie de l'actualité la plus récente, lorsque Pietro BizzariGa naar voetnoot61 publia son Bellum Cyprium. Le livre souffre de la hâte avec laquelle il a été rédigé. L'auteur a utilisé deux sources principales: le récit d'un réfugié chypriote, Giovanni Sozomeno, et le rapport | |||||||||||||
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sur le siège de Famagouste (18 septembre 1570-1er août 1571) du commandant d'une compagnie vénitienne, Nestore MartinengoGa naar voetnoot62. Il ne fait guère plus que les traduire en les amplifiant par d'habiles artifices littéraires. Ce sont donc les données, précises et nuancées, fournies par ses sources, qui font toute la valeur du texte de Bizzari. Pour le reste, le commentaire du titre de la traduction française publiée la même année par François de Belleforest rend parfaitement compte du ton général de l'ouvrage: Histoire certes mémorable & vraye, contenant plusieurs beaux exemples de constance & piété Chrestienne és vaillans Champions de la Religion Catholique, & pudiques Dames qui sont morts par la cruelle & desloyalle tyrannie des Turcs, tant és Villes de Nicosie, & Famagoste, qu'ailleursGa naar voetnoot63. Le second volume de Bizzari se divise en deux parties de valeur fort différente: une histoire de la guerre de Hongrie (1564-1568), p. 1-165, et une histoire de l'Europe (1564-1573), p. 166-322. L'ouvrage n'était pas original: c'était la traduction latine de la rédaction italienne primitive publiée à Lyon en 1568Ga naar voetnoot64, augmentée jusqu'à l'année 1573 pour les événements européens. L'épitomé d'histoire européenne est un étrange conglomérat de nouvelles sur les troubles des Pays-Bas, le siège de Malte par les Turcs en 1565, la guerre entre la Suède et la Pologne, les expéditions françaises en Floride et en Guinée. L'ensemble n'est pas totalement dépourvu d'intérêt historique, mais est déparé par la prédilection marquée de Bizzari pour les phénomènes célestes extraordinaires. Le Pannonicum Bellum, par contre, est très bien informé sur la dernière campagne menée par Soliman en Hongrie, la prise de Szeged et la fin des hostilités. Il est encore considéré comme une source essentielle sur la question. | |||||||||||||
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VDE // LA REPUBLI- // que des Turcs: & là où // l'occasion s'offrera, des meurs & loy de tous // Muhamedistes, // Par // GUILLAUME POSTEL Cosmopolite. // A POITIERS // Par Enguilbert de Marnef. // Avec Priuilege du Roy. // M.D.LX. 292 pages in-4o. Ce titre généralGa naar voetnoot65 ne s'applique, en réalité, qu'à la première partie du recueil: 4 fol. (privilège et dédicace au roi Dauphin) + 127 p. Deux autres ouvrages, avec titre et pagination propres, suivent. HISTOIRE // ET CONSIDERATION DE // L'ORIGINE, LOY, ET COUSTU- // me des Tartares, Persiens, Arabes, Turcs, & // tous autres Ismaelites ou Muhamediques, // dits par nous Mahometains, ou Sarrazins. // A POITIERS, // De l'Imprimerie d'Enguilbert de Marnef. // M.D.LX. // Avec Priuilege du Roy. 57 pages + 1 folio blanc in-4o. La tierce partie des // ORIENTALES HISTOIRES, OU // EST EXPOSEE LA CONDITION, // Puissance & revenu de l'Empire Turquesque: avec // toutes les provinces et païs generalement depuis // 950 ans en ça par tous Ismaelites conquis. // Pour donner, avec telle connoissance, vouloir & moyen de tels pais // & richesses conquerir aus princes & peuples treschrestiens, et ai- // nés au Droict du Monde, // Par GUILLAUME POSTEL Cosmopolite. // A POITIERS, // Par Enguilbert de Marnef. // M.D.LX. // Avec privilege du Roy. 4 folios + 90 pages in-4o. Le livre de Guillaume PostelGa naar voetnoot66 est indubitablement le plus célèbre de tous les ouvrages de la bibliothèque de Torrentius, | |||||||||||||
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consacrés à l'Orient. La substance en avait été rassemblée lors du premier voyage de Postel à Constantinople, quand il accompagna l'ambassade de Jean de la Forest en 1536-1537. La lecture des écrits de Ramberti, de Junis Bey, de Giovio et d'autres auteurs lui permit d'étoffer et de vérifier ses propres observations. Le livre n'est donc certainement pas entièrement original, mais il est rempli d'opinions personnelles et les références à l'expérience vécue de l'auteur n'y sont pas rares. Toutes les données offertes sont intéressantes: moeurs, pratiques religieuses, résumé du Coran, organisation de la cour impériale, des provinces, de l'administration financière, relations entre la Perse et les Ottomans, notices sur quelques personnalités: Ibrahim pacha, Ayas pacha, Barberousse. Les passages les plus instructifs sont, dans La République des Turcs, l'aperçu sur le système de la Loi et de la justice et, dans la tierce partie des Orientales Histoires, la description de l'organisation des pages du Sérail et de celle des Janissaires. Dans ce tableau de l'empire ottoman à l'époque de Soliman, Postel se montre un observateur aux vues exceptionnellement larges. | |||||||||||||
VIPETRI GYLII // DE BOSPORO // THRACIO // LIBRI III // LUGDUNI // APUD GULIELMUM ROVILLIUM, // SUB SCUTO VENETO. // M.D.LXI. // CUM privilegio Regis. 4 fol. non chiffrés + 263 p. in-fol. | |||||||||||||
VIIPETRI GYLII // DE TOPOGRA- // PHIA CONSTAN- // TINOPOLEOS, // ET DE ILLIUS ANTI- // QUITATIBUS LIBRI QUATUOR // Lugduni // Apud Gulielmum ROVILLIUM, // Sub Scuto Veneto. // M.D.L.XI. // Cum privilegio Regis. 5 fol. non chiffrés + 245 p. in-fol. Les deux ouvrages posthumes de l'humaniste français Pierre GillesGa naar voetnoot67 ne se rapportent, en fait, pas aux Turcs. Ce sont des | |||||||||||||
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catalogues géographiques décrivant les sites et les monuments antiques de Constantinople et du Bosphore. Le traité sur le Bosphore est, malgré ses inexactitudes, spécialement important, car il nous transmet sous la forme d'une traduction abrégée le poème didactique de Denys de Byzance, Navigation sur le littoral du Bosphore, aujourd'hui perdu. Écrits par un savant qui avait passé près de cinq ans dans l'empire ottoman, ces livres d'archéologie permettaient aux lecteurs du XVIe siècle de se faire une idée plus concrète de la ville et de la région qui étaient devenues, un siècle plus tôt, le coeur de cet immense état dont les ouvrages plus spécialisés leur décrivaient la constitution et le rythme de vie. Il faut, pour terminer la liste, ajouter aux sept volumes que nous venons de décrire brièvement les informations contenues dans une histoire générale contemporaine, celle de Paolo GiovioGa naar voetnoot68. Les Historiae Sui Temporis couvrent la période 1494-1547 et consacrent de nombreux paragraphes aux affaires turques. Les critiques adressées à Giovio dès la parution des Historiae concernent les événements occidentaux. Sa présentation des faits orientaux est dépourvue de toute partialité; elle contient un riche matériel d'informations détaillées, puisées aux sources écrites et orales les plus sérieuses qu'il a pu trouverGa naar voetnoot69. L'énumération des sujets mentionnés ou développés dans les Historiae établit nettement l'intérêt du livre pour les contemporains doués d'un esprit assez libre pour admettre que l'auteur pouvait, même sur des contrées lointaines, rapporter des événements authentiquesGa naar voetnoot70: généralités sur l'Orient (I, ivo-2ro), Captivité de Djem sultan (I, 25ro-26ro), guerre turco-vénitienne de 1499-1503 (I, 86vo-88ro), établissement du pouvoir de Shah Ismail en Perse | |||||||||||||
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après 1499 et troubles intérieurs dans l'empire ottoman en 1511-1512 (I, 132vo-144vo), guerre entre les Ottomans et les Persans de 1514 à 1516 (I, 145ro-163ro), conquête de la Syrie en 1516 (I, 194vo-208vo), conquête de l'Egypte en 1517 (I, 209ro-223ro), campagne de Belgrade en 1521, conquête de Rhodes en 1522, campagne de Mohacs en 1526 (I, 230vo-236ro), campagne de Vienne en 1529 (II, 61vo-70ro), campagne de Güns en 1532 (II, 100ro-111ro), prise de Coron par André Doria en 1532 et reprise de la ville par les Turcs en 1533 (II, 114vo-119ro, 121ro-123ro, 126ro-128vo), affaires de Transylvanie en 1534 (II, 130vo-133vo), Barberousse et campagne de Perse de 1533 à 1536 (II, 134ro-151vo), expédition de Charles-Quint contre Tunis (II, 151vo-167ro), campagne navale contre Diu en 1538, guerre turco-vénitienne de 1537 à 1540, bataille d'Eszek en 1537 (II, 182vo-198vo), campagnes navales en Méditerranée et dans l'Océan Indien de 1537 à 1540 (II, 205ro, 208ro-215ro), affaires de Hongrie de 1540-1541 et campagne de Hongrie de 1541 (II, 239vo-266ro), expédition de Charles-Quint contre Alger en 1541 (II, 266vo-276vo), relations diplomatiques entre l'empire ottoman et la France (II, 284ro-286vo), affaires de Hongrie de 1541 à 1543 (II, 288ro-296ro), Barberousse (II, 300ro-301ro), campagne de Hongrie en 1543 (II, 304ro-312ro), Barberousse à Nice et affaires d'Afrique du Nord de 1543 à 1544 (II, 317vo-326ro), guerre navale en Méditerranée (II, 337ro-340ro). Une conclusion s'impose: Torrentius ne possédait qu'une très faible partie de l'énorme production littéraire consacrée à l'empire ottoman par les écrivains occidentaux au XVIe siècleGa naar voetnoot71. Les livres dont il disposait lui procuraient pourtant une documentation relativement abondante et variée. Celle-ci était suffisamment large pour couvrir toute l'histoire des Ottomans depuis leurs origines jusqu'à son époque. Il pouvait trouver un panorama historique presque complet dans les histoires de Chalcocondyles et de Giovio. La lacune d'une trentaine d'années qui sépare les termini ad quem et a quo des deux ouvrages pouvait être en bonne partie comblée par les monographies de Sabellico, de Cepio, de Caoursin et de Barletio, | |||||||||||||
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ainsi que par les textes anonymes De capta Nigroponte et De captione Hydruntinae urbis. Les écrits de Théodore Gaza, Egnazio, Sagundino, Laguna, Ramus et Drechsler permettaient de comparer les différentes versions sur les origines des Turcs. Comme ceux de Bessarion, de Pie II, de Mantuanus et d'Aventinus, ils étaient des témoignages évidents de la continuité des idées du XVe au XVIe siècle et, en même temps, de leur évolution vers plus de réalisme historique. D'autres opuscules, ceux de Callimaque, de Léonard de Chio, du Cardinal Isidore, de Peña, Fontaine, Soiter, Armerius, Etrobius, Villegaignon, Stella, venaient préciser certains épisodes retentissants. Les livres de Calvete de Estrella et de Bizzari prolongeaient le récit de Giovio; ils apportaient des éclaircissements sur les principales opérations militaires du milieu du siècle: Africa (1550), Malte (1565), Chypre (1570-1571), Hongrie (1564-1568). La documentation de Torrentius s'arrêtait après les événements de Chypre. On constate avec étonnement qu'il ne possédait aucun des innombrables écrits consacrés à la bataille de Lépante. Pour célébrer l'exploit de la flotte chrétienne et louer le héros du jour, il avait lui-même déployé, pourtant, tout son talent poétique. Les deux livres les plus enrichissants étaient, incontestablement, ceux de Geuffroy et de Postel. Leur vision sereine des moeurs et des institutions des Ottomans apportait une contribution majeure à la lente et difficile élaboration d'une attitude réaliste et d'une conception objective de l'univers antagoniste. Torrentius était aussi bien informé sur les Turcs que pouvait l'être un intellectuel de son époque. Adoptait-il, pour autant, les idées remarquablement larges de Geuffroy et de Postel? En écrivant la République des Turcs, ce dernier avait pour but avoué de renforcer la propagande pour la croisade. Il voulait propager la connaissance de l'infidèle afin de faciliter sa soumission. C'est ce point de vue qui impressionnait surtout Torrentius. S'il faut en croire ses propres productions littéraires, il retirait de ses lectures un sentiment accru de la nécessité d'éliminer par les armes un adversaire qui devenait d'autant plus dangereux qu'il apparaissait comme moins barbareGa naar voetnoot72. |
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