De Gulden Passer. Jaargang 47
(1969)– [tijdschrift] Gulden Passer, De– Auteursrechtelijk beschermd
[pagina 61]
| |
Érasme, homo batavus
| |
[pagina 62]
| |
quelques mots à Érasme en tant que cosmopolite et Européen. Je n'ai pas du tout l'intention de contester la thèse du cosmopolitisme érasmien, ni de rendre Érasme comme un fils prodigue à sa patrie néerlandaise. La profession de foi d'Érasme en tant que cosmopolite est formelle. Les deux textes les plus clairs à ce sujet, nous les trouvons dans sa correspondance des années qui font suite à son départ de Louvain. En septembre 1522, il écrit de Bâle à Ulrich ZwingliGa naar voetnoot4: ‘Je désire être un citoyen du monde, égal pour tous, ou plutôt un étranger pour tous’. Et le 1er février 1523 Érasme écrit à son hôte brugeois, le doyen de Saint Donatien, Marc LaurinGa naar voetnoot5: ‘Je veux être un citoyen du monde entier et non d'une seule ville’ (Ego demirans quur haec ageret, respondi me velle civem esse totius mundi, non unius oppidi). Ce cosmopolitisme philosophique - non politique - est propre à l'Humanisme et à la Renaissance en tant que tels. Dante disait déjà: ‘Ma patrie c'est le monde entier’Ga naar voetnoot6. Mais tout cela était loin d'être neuf à l'époque. Cette attitude internationaliste s'appuyait aussi bien sur la foi chrétienne, sur l'universalité du message chrétien - qui ne faisait aucune distinction entre les Grecs et les barbares, entre les hommes libres et les esclaves - que sur l'Antiquité classique. Celle-ci connut, à côté du cosmopolitisme des Cyniques et des Hédonistes, qui ne reconnaissaient qu'un seul état, celui de l'humanité, qu'une seule patrie, le monde, le cosmopolitisme du Stoïcisme qui, depuis ses origines, défendait l'idée d'un état unique de l'humanité. Dans l'Adagium quaevis terra patriaGa naar voetnoot7, Érasme lui-même se réfère à Socrate, Aristophane et Cicéron. Avec les précurseurs de l'Antiquité classique, il a d'autre part en commun son pacifisme militant: dès que les notions de nation et de patrie sont éliminées, la guerre n'a plus de raison d'être. En outre, Érasme était un vagabond de par sa nature, un vagabond dont le curriculum européen est suffisamment connu. Bien entendu, dans ce cosmopolitisme érasmien, la langue latine a | |
[pagina 63]
| |
joué un rôle important. C'était la langue internationale des savants, une langue qu'Érasme maniait magistralement et qui était devenue pour lui, pour ainsi dire, une langue vivante.
***
En tout cas, ce civis totius mundi se trouva confronté avec l'existence effective des peuples européens qui - pour nous borner aux peuples au sein desquels Érasme a séjourné - ne parlaient pas le latin, mais le néerlandais, l'allemand, le français, l'anglais et l'italien. Quelle fut son attitude envers ces nations? Quelle fut son attitude envers le principe national en général? Cette question a été traitée également par Huizinga dans son étude déjà citée Erasmus über Vaterland und Nationen. Quelques données suffiront donc ici pour servir de contexte ou de cadre à notre véritable sujet. En tant que cosmopolite, Érasme n'a pas de préférence nettement définie. Là où les Français, tout comme les Allemands, se le réclamaient comme un des leurs, il refusait de choisir. En mars 1519 il écrit de Malines à Louis RuzéGa naar voetnoot8: ‘Que je sois Gaulois, je ne l'affirme point et ne le nie point. En effet, je suis né de telle sorte qu'il est possible de douter si je suis Gaulois ou Germain, bien qu'il soit équitable que ceux qui cultivent les études attachent peu d'importance à la distinction entre les régions’. Il est possible de douter si je suis Gaulois ou Germain! Lorsque nous lisons cela sous la plume d'un Hollandais, et non d'un Bruxellois, nous sommes perplexes. Érasme répète à peu près la même chose, bien que moins clairement, en 1520 dans une lettre à Pierre Manius dont je vous parlerai tout à l'heureGa naar voetnoot9. Néanmoins, il refuse de s'établir en France lorsque François Ier lui demande de prendre sur lui la direction d'une école pour l'enseignement des langues anciennes. Dans la Spongia finalement, ne voilà-t-il pas qu'il parle de sa Gallo-GermaniaGa naar voetnoot10: relegat me - dit-il en parlant de von Hutten - in meam Gallo-Germaniam. | |
[pagina 64]
| |
À l'occasion, Érasme s'était qualifié, surtout dans sa jeunesse et plus tard à Bâle en 1514-1515, d'Allemand, de homo Germanus. Récemment, James D. Tracy de l'Université de Minnesota, dans un article intitulé Erasmus becomes a GermanGa naar voetnoot11 a attiré l'attention sur l'influence que les humanistes érasmiens de Bâle eux-mêmes ont exercée sur Érasme au cours des années 1514-1515: il devint plus comme eux, c'est-à-dire plus Allemand, et cela signifiait à cette époque: plus sévère dans sa critique de l'Église, moins prudent. Plus tard, lorsque l'agressivité et le nationalisme excessif des Allemands lui devinrent de plus en plus odieux, il prit ses distances de l'Allemagne. Les Luthériens firent de même avec lui, de sorte qu'un Ulrich von Hutten - nous venons de le voir - ne voulut même plus le considérer comme un AllemandGa naar voetnoot12. Quant à l'Angleterre, Érasme l'appelle sa patrie adoptiveGa naar voetnoot13. Il a l'impression d'avoir plus d'obligations envers ce pays, qui lui a procuré tant d'excellents amis, qu'envers sa propre patrieGa naar voetnoot14. Ailleurs, il dit que son coeur hésite entre la France et l'AngleterreGa naar voetnoot15. Il se prit de querelle plus d'une fois avec les Italiens. Il leur reprochait surtout leur vantardise au sujet de leur supériorité absolue - quelques-uns le traitaient, lui, de barbare germain - sans vouloir amoindrir leur mérite le moins du monde. Très importante, en ce qui concerne ses rapports avec les Italiens est la lettre qu'il écrivit au Suisse Johannes Choler au mois d'août 1535Ga naar voetnoot16. Il en ressort qu'il était tout disposé à reconnaître qu'en Allemagne il existait naguère une horrida barbaries sur le plan intellectuel, mais, d'autre part, il faisait remarquer que la situation au nord des Alpes s'était tout de même améliorée à cet égard, et que lui-même y était probablement pour quelque chose. Érasme donc, réagissait généralement de façon très modérée contre ce préjugé ethnographique des Italiens, avec cette fine ironie qui lui était propreGa naar voetnoot17. Mais il est vraiment l'auteur du dialogue | |
[pagina 65]
| |
Julius exclusus - ce qui n'est pas encore établi d'une façon certaine-alors il s'y montre beaucoup plus dur envers euxGa naar voetnoot18. Il s'agit ici d'une problématique déjà ancienne, mais toujours actuelle et propre à l'humanité. Érasme est en tout cas un précurseur d'Heinrich Mann qui, plus près de nous, se trouva obligé d'engager la lutte contre la haine nationale et l'orgueil national, dans son célèbre essai Das Bekenntnis zum Uebernationalen.
***
De telles professions de foi cosmopolites, Bekentnisse zum Uebernationalen, sont coutumières chez Érasme. On en trouve même une dans le premier texte que je voudrais vous citer comme point de départ de mon examen d'Érasme en tant que Néerlandais. Le 1er octobre 1520, Érasme écrit de Louvain à un certain Pierre Manius, personnage probablement fictif, à l'occasion de la parution à Anvers, le 19 septembre 1520, de l'ouvrage de Gerard Geldenhauer De Batavorum insula. Dans ce livre, Geldenhauer s'en prend à ceux qui considèrent l'ancienne Batavia comme appartenant à la GauleGa naar voetnoot19 et dans sa préface il appelle Érasme Batavorum Germanorumque immortale decus. Manius doit avoir demandé à Érasme de reconnaître que Batavia faisait effectivement partie de la Germanie, afin que la Germanie, donc l'Allemagne, ou plutôt les peuples germains ne perdent pas un fils aussi illustre. Mais Érasme préfère ne pas être catalogué comme ‘Batavus’, c'est-à-dire Germain dans la conception de Geldenhauer. Comme souvent, Érasme préfère ne pas prendre position. Voici ce passage importantGa naar voetnoot20: ‘Je te répondrai en peu de mots, et en ordre inverse. Premièrement, je ne crois pas que l'endroit où chacun est né présente un quelconque intérêt; je considère que c'est la marque d'un orgueil | |
[pagina 66]
| |
peu fondé, si une ville ou un pays se vante d'avoir donné le jour à un individu quelconque, qui est devenu éminent et célèbre, grâce à ses propres travaux, et non avec l'aide de sa patrie. Il est plus juste de glorifier le pays qui lui a permis de devenir un grand homme que celui qui lui a donné naissance. Mais voilà que je parle comme s'il y avait en moi quelque chose dont ma patrie pût se vanter! Pour ma part, je suis satisfait si elle n'a pas à rougir de moi. Aristote, pourtant, ne désapprouve pas absolument un orgueil de ce genre, parce qu'il peut éperonner l'émulation dans les activités honorables. Si j'éprouvais un sentiment de ce genre, je souhaiterais que ce ne fussent pas seulement la France et l'Allemagne qui, l'une et l'autre, me revendiquent comme leur, mais que tous les pays et toutes les villes rivalisent pour réclamer Érasme: elle serait bien utile, l'erreur qui amènerait tant d'hommes à ce qui est honorable! Ceci est indubitablement das Bekenntnis zum Uebernationalen, le refus d'attacher beaucoup d'importance au pays natal, à la patrie. La fin de ce passage n'est pas aussi claire. Érasme poursuit: ‘Si je suis un Batave, je n'en suis pas tout à fait sûr. Je ne puis nier que je suis un Hollandais, moi qui suis né dans une région qui, si nous pouvons en croire les cartes des cosmographes, est plus orientée vers la Gaule que vers la Germanie, bien qu'il soit hors de question que toute cette région est limitrophe et de la Gaule, et de la Germanie’. Je pense qu'Érasme a voulu dire par les mots An Batavus sim, mihi non satis constat, qu'il n'est pas certain que la Hollande actuelle est bien l'ancienne Batavia, donc qu'il n'est pas certain d'être vraiment un Germain, ce par quoi il se rapprocherait de l'AllemagneGa naar voetnoot21. Qu'il soit Hollandais, il ne peut le nier, mais cette région est plus orientée vers la France - magis vergat ad Galliam - que vers l'Allemagne. Un Hollandais est donc plutôt un Gaulois qu'un Germain. Nous retrouvons dans ce passage de 1520 les mêmes hésitations, le même éloignement de l'Allemagne, mais à la fois, très explicitement, la reconnaissance de la patrie hollandaise: Hollandum esse me negare non possum. Cette patrie cependant est plus proche de la | |
[pagina 67]
| |
France, du point de vue géographique, en d'autres mots: Érasme manifeste ici ce sentiment bourguignon-néerlandais dont parle Huizinga dans son Erasmus. Cette hésitation quant à sa nationalité batave, et sa réponse évasive pour des raisons d'intérêt personnel - il ne voulait pas compromettre les bonnes relations avec ses amis et admirateurs français - ne doivent pas être prises trop au sérieux, car ailleurs Érasme se nomme sans hésitation un homo Batavus. Il le fait dans les Adagia, où il est question de la générosité d'un grand nombre de savants italiens à l'égard d'Alde Manuce et à son égard et où il écritGa naar voetnoot22: Cum apud Italos ederem Proverbiorum opus homo Batavus... ‘lorsque moi, un homo Batavus, j'ai publié chez les Italiens mes Proverbia...’ Manifestement, homo Batavus est employé ici dans le sens de ‘Hollandais, Néerlandais’, par opposition aux Itali ou Italiens. Ce cosmopolite ne nie donc point son origine néerlandaise. Mais il n'éprouve pas un sentiment national hollandais. Il diffère ainsi profondément de beaucoup d'autres humanistes qui, malgré leur internationalisme philosophique et pratique, manifestent un sentiment national profond. Une des caractéristiques du climat spirituel de l'époque est notamment la naissance du nationalisme. Pensons, par exemple, à Macchiavelli, contemporain d'Érasme, et - un peu plus tard - à Jean Bodin. La désaffection d'Érasme pour les Pays-Bas a, sans aucun doute, d'autres causes que son cosmopolitisme philosophique. Il s'agit surtout de motifs psychologiques. Sa jeunesse passée en Hollande fut assez malheureuse. Il y naquit enfant naturel. Il vécut jusqu'en 1493, successivement à Rotterdam, Gouda, Deventer, Utrecht, 's Hertogenbos et Steyn, mais sans y connaître beaucoup de bonheur et privé de père et de mère depuis 1584. En outre, c'était un temps de confusion politique et de guerre civileGa naar voetnoot23, qui succéda à l'effondrement, en 1477, de l'état bourguignon de Charles le Téméraire. Il avait surtout gardé de mauvais souvenirs de son séjour à Gouda, avec ce tuteur tyrannique, Pieter Winckel, et des cinq ou six années qu'il passa comme moine au couvent de Steyn. | |
[pagina 68]
| |
En 1532 il déclare encore: ‘Beaucoup de couvents hollandais ressemblent nettement à des lupanars’Ga naar voetnoot24. Et puis, il y eut, dans sa jeunesse, cette aspiration à la gloire littéraire, à une célébrité que la Hollande, pays sans grandes villes, et sans princes renommés, sans université, pouvait difficilement lui procurerGa naar voetnoot25. Prometheus est nobis imitandus, dit-il (L.B. X, 1742 B). Mais pour atteindre ce but, il doit quitter la Hollande, le cercle trop restreint de la Devotio moderna. Après 1493, il fit encore quelques voyages rapides en Hollande, notamment à Bergen op Zoom et à Halsteren, mais il ne remit plus les pieds en Hollande après 1501. ‘La Hollande me méprise’, écrit-il en novembre 1503 à Willem HermanszGa naar voetnoot26. Les Pays-Bas du Sud trouvèrent plus longtemps grâce à ses yeuxGa naar voetnoot27, mais cela aussi ne dura pas. Son dernier séjour, de quatre ans, dans nos contrées, de 1517 à 1521, commencé avec beaucoup d'enthousiasme, ne fut pas de nature à le rendre fervent de sa patrie néerlandaise, bien au contraire. En 1521, il en a assez de la grossièreté et de l'étroitesse d'esprit des théologiens, et il part définitivement pour Bâle, pour ne jamais revenir aux Pays-Bas, malgré les instances de la Cour impériale et de ses nombreux amis. Encore en 1529, il écrit de Fribourg une lettre amère au banquier anversois Erasmus Schets, dans laquelle il se plaint des mauvais traitements subis à Louvain, pour conclure avec ces mots: ‘ubi bene, ibi patria est. Mais commençons par la Hollande. Très nombreux chez Érasme sont les avis négatifs et même méprisants sur la Hollande et les moeurs hollandaises; plus d'une fois il se gausse de ce pays et de ses habitants, ce à quoi son cosmopolitisme ne l'obligeait nullement, et où il généralise trop aisément. Huizinga a cité brièvement les passages les plus importantsGa naar voetnoot28. J'en rappelle quelques-uns. | |
[pagina 69]
| |
À Jean Sixtin, Érasme écrit le 28 octobre 1499Ga naar voetnoot29: ‘Dans ma jeunesse, j'ai écrit, non pour des Consentins (c'est-à-dire des Italiens), mais pour des Hollandais, c'est-à-dire pour les oreilles les plus épaisses du monde’. Dans une lettre du 18 juillet 1501, à Jean Voecht, nous lisonsGa naar voetnoot30: ‘Le climat de la Hollande m'est favorable, mais je souffre de leurs épicuriennes bombances. Ajoute à cela des gens dégoûtants, ignares, un énergique mépris des études, aucun goût pour la science, une prodigieuse jalousie’. Dans ses AdagiaGa naar voetnoot31, il trouve qu'il est déraisonnable d'exiger de l'éloquence d'un Hollandais, ce qui est pire qu'un Béotien: ab homine Hollando, h.e. plus quant Boeoto. C'est surtout de l'alcoolisme et des beuveries hollandaises qu'il se plaintGa naar voetnoot32. ‘Si jamais Épicure venait à renaître et à voir ce mode de vie, il se considérerait lui-même un sombre Stoïcien’, écrit-il (A. 157, 11). Tout ceci concerne la Hollande et les Hollandais. Mais bientôt,Ga naar voetnoot33 cette répugnance va s'étendre aux Pays-Bas tout entiers et les Brabançons et les Flamands ne s'en tireront pas mieux. Ils partagent la renommée de bêtise qu'Érasme accordait jadis aux HollandaisGa naar voetnoot34. C'est pourquoi il écrit encore en 1535, en complétant son texte de 1499: ‘Dans ma jeunesse, je n'écrivis pas pour des Italiens, mais pour des Hollandais, des Brabançons et des Flamands’Ga naar voetnoot35. Souvent il se plaint que ‘nulle part ailleurs les études ne sont autant méprisées qu'aux Pays-Bas et que nulle part il n'y a autant d'ergoteurs et de diffamateurs’Ga naar voetnoot36. Certains aspects du caractère populaire flamand ne lui plaisent pas du tout. François Cranevelt lui écrit de Bruges en septembre 1520Ga naar voetnoot37: ‘Je me souviens de ce que vous avez dit au sujet des coutumes en Flandre, mais soyez convaincu que je vous suis tout attaché et que je ne suis pas | |
[pagina 70]
| |
contaminé par ces moeurs’. En Flandre aussi, il y a trop de beuveriesGa naar voetnoot38, trop de compotationes, et même les jeunes filles y apprennent et y chantent des chansons obscènes. En ce qui concerne ce dernier reproche, il écrit dans l'introduction à l'Institutio Christiani matrimonii de 1525Ga naar voetnoot39 (Je cite la traduction qu'en a donné M. Margolin dans son livre Érasme et la musique, p. 16-17): ‘Aujourd'hui, dans certains pays, c'est même une coutume de publier tous les ans des chansons nouvelles, que les jeunes filles apprennent par coeur. Le sujet de ces chansons est à peu près le suivant: un mari trompé par sa femme, ou une jeune fille préservée en pure perte par ses parents, ou encore une coucherie clandestine avec un amant. Et ces actions sont rapportées d'une façon telle qu'elles paraissent avoir été accomplies honnêtement, et l'on applaudit à l'heureuse scélératesse. À des sujets empoisonnés viennent s'ajouter des paroles d'une telle obscénité par le moyen de métaphores et d'allégories, que la honte en personne ne pourrait s'exprimer plus honteusement. Et ce commerce nourrit un grand nombre de gens, surtout dans les Flandres. Si les lois étaient vigilantes, les auteurs de telles pitreries devraient être frappés à coups de fouet et soumis au bourreau et, au lieu de chansons lascives, contraints à chanter des refrains lugubres. Mais ces gens qui corrompent publiquement la jeunesse vivent de leur crime. On trouve même des parents qui croient que la civilité consiste, pour une part, en ce que leur fille n'ignore pas de tels chants’. Bref, Érasme n'appréciait pas beaucoup l'exubérance et l'amour de vivre des Flamands et des Brabançons.
***
Huizinga cite comme première cause psychologique de la désaffection d'Érasme pour la Hollande et les Pays-Bas, son détachement de la langue maternelle, qui, selon luiGa naar voetnoot40, commença déjà | |
[pagina 71]
| |
lorsqu'il apprit à lire et à écrire. Cet éloignement du néerlandais fut encore favorisé - selon Huizinga - par l'étonnante facilité avec laquelle Érasme maniait le latin. Je n'oserais pas m'aventurer aussi loin que le fait Huizinga. Érasme n'était pas, à mon avis, un ‘latinisé’, comme les Flamands parlent aujourd'hui d'un ‘francisé’, bien qu'il possédât le latin à fond. Le latin était une langue écrite, une langue internationale pour la res publica docentium et discentium, mais dans la vie quotidienne, les humanistes employaient également leur propre langue ou les langues vivantes. Ils n'auraient pu faire autrement. D'aucuns allèrent même plus loin qu'Huizinga et firent déclarer à Érasme qu'il ne savait plus grand chose du néerlandais. Je veux vous parler, à ce sujet, d'un passage de la correspondance d'Érasme qui me procura un des instants les plus mémorables dans ma carrière de philologue. Je fus très étonné de lire un beau jour, l'an passé dans un journal flamand: ‘Lorsqu'on proposa une chaire à Érasme en 1502, il refusa poliment, disant que ses connaissances du néerlandais étaient insuffisantes’. Cette assertion était basée sur une lettre qu'Érasme écrivit de Louvain à Nicolas Werner, le prieur du couvent à Steyn, au mois de septembre 1502. Je recherchai la lettre en question dans l'Opus epistolarum d'Allen et voici le passage dont il s'agissait: ‘Quam conditionem ego certis de causis refutavi, quarum haec una est, quod tam prope absum ab Hollandicis linguis, quae plurimum nocere norunt, nulli autem prodesse didicerunt’Ga naar voetnoot41. Je mets l'accent sur les mots ab Hollandicis linguis. Cela avait manifestement été interprété comme suit: ‘J'ai refusé cette offre parce que je me suis tellement éloigné de la langue hollandaise’. Mais Érasme ne dit rien de semblable. La phrase signifie: ‘J'ai refusé cette proposition pour des raisons valables, dont l'une est que je me trouve ici tellement près des mauvaises langues hollandaises, qui s'entendent à nuire abondamment, mais n'ont appris à être utiles à personne’. Érasme écrit à Werner, depuis 1496 septième prieur de Steyn. Ses rapports avec Steyn où il ne voulait pas retourner, étaient plutôt tendus. Dans la même lettre, nous lisons en effet: ‘Celui qui a | |
[pagina 72]
| |
craché de telles paroles sur moi, à quelle indignation n'a-t-il pas droit de ma part? Je suis méprisé chez vous par ces hommes stupides et ignares qui s'imaginent que la piété consiste toute entière dans l'habit monacal et dans l'ascèse’. Les Hollandicae linguae sont donc les mauvaises langues hollandaises, les diffamateurs d'Érasme, et non les idiomes ou dialectes hollandais et encore moins la ‘langue néerlandaise’. Ce sont ses ennemis à Steyn. L'erreur de notre confrère journaliste est excusable, si l'on tient compte du fait que dans le premier volume de notre Correspondance d'Érasme, qui venait de paraître, on pouvait lireGa naar voetnoot42: ‘J'ai refusé cette proposition pour des raisons valables, dont l'une est que je suis trop éloigné des idiomes hollandais qui s'entendent à nuire abondamment et ne sont utiles à personne’. Cette affirmation est mortelle pour la langue néerlandaise, mais la traduction du passage est inexacte. Mon excellent collègue Marie Delcourt l'a admis entre-temps, de sorte que dans la réédition du même premier volume de la Correspondance, parue chez Gallimard, on peut lire la traduction exacte. Érasme n'avait pas désappris sa langue en 1502 lorsqu'il écrivit à Werner, et plus tard non plus. Son oeuvre le prouve abondamment, soit qu'il donne l'origine de mots néerlandais, soit qu'il illustre sa théorie sur la phonétique grecque et latine avec des expressions néerlandaisesGa naar voetnoot43. Qu'il eût dit, en mourant, ‘Lieve God’ en néerlandaisGa naar voetnoot44, n'est pas prouvé. Mais nous ne pouvons surtout pas oublier qu'il séjourna en Hollande sans interruption jusqu'en 1493 et aux Pays-Bas méridionaux, et principalement à Anvers et à | |
[pagina 73]
| |
Louvain, jusqu'en 1521. Il est bien possible qu'à la longue, il écrivit plus facilement en latin qu'en néerlandais, comme il le dit lui-même dans une lettre du mois de décembre 1498Ga naar voetnoot45, tout en ajoutant: ‘non point par mépris pour la langue de nos régions’. Il donne en tout cas la priorité au latin sur les langues populaires, même autres que le néerlandais. Il considère le latin comme une langue vivante et internationale et il veut la faire étudier comme telle, de sorte qu'il ne savait ni lire ni parler l'anglais ou l'italienGa naar voetnoot46. Au sujet de l'allemand, il écrit, en 1524Ga naar voetnoot47: ‘Du reste je ne comprends rien à cette langue, ce que je regrette...’ Même lorsqu'il était fixé depuis longtemps à Bâle, il n'avait pas fait de progrès en allemand, comme cela ressort d'une lettre qu'il écrivit à Jean Carondelet le Ier octobre 1528: Hic prorsus elinguis sum, Ici je ne connais rien du tout de la langue’Ga naar voetnoot48. Peut-être vise-t-il ici le Schweizerisches Deutsch. Il connaissait probablement un peu plus de françaisGa naar voetnoot49, ce que W.H. Woodward a appelé ‘a working facility in French’ - mais il déclare lui-même qu'il avait des difficultés à l'écrireGa naar voetnoot50. Par conséquent, ceux qui veulent faire d'Érasme ‘un véritable polyglotte, un éminent connaisseur de langues’, se trompent tout à faitGa naar voetnoot51. Cet Européen ‘avant la lettre’ était, et resta toujours pour ce qui est de sa langue, un homo Batavus.
***
Avec Huizinga, nous constatons que sa disposition envers les Pays-Bas comprenait à la fois de l'aversion et de l'attachement. J'ajoute qu'avec le temps cet attachement a grandi, pour redevenir très profond à la fin de sa vie. Nombreux en effet sont les avis positifs émis par Érasme sur ses deux patries: la petite, la Hollande, | |
[pagina 74]
| |
et la plus grande, les Pays-Bas bourguignons, qui formaient une entité politique depuis 1477. J'en cite les plus importants. Dans les Adagia (no 3535) l'explication de l'expression de Martial ‘Auris Batava’, une oreille hollandaise - dans le sens d'une oreille dure, bouchée, qui ne comprend rien à l'humour, comme l'expression grecque Βοιωτικὸν οῦς - donna lieu à une glorification des moeurs hollandaises, de ce qui était le plus cher à Érasme en Hollande. Le passage qui se trouve pour la première fois dans l'édition de 1508 (Venise, Alde Manuce) s'exprime comme suitGa naar voetnoot52: ‘Si nous considérons les moeurs hollandaises, il n'existe pas de peuple plus humanitaire, plus débonnaire, moins cruel et moins sauvage. Leur nature simple ne connait ni fausseté ni poison, aucun défaut stupide sinon leur goût pour les plaisirs de la table. L'explication de tout cela doit être cherchée dans leur opulence, qui stimule leur volupté. Elle provient en partie, du fait que l'importation y est si aisée, parce qu'ils possèdent l'embouchure de deux fleuves, la Meuse et le Rhin, et parce que l'océan les arrose, en partie par la richesse de cette contrée si riche en cours d'eau navigables et poissonneux et en pâturages fertiles. À cela il faut ajouter l'abondance de volailles. En outre, il n'existe pas de contrée qui, sur une surface égale, compte autant de villes bien que d'une grandeur moyenne, mais incroyablement bien gouvernées. Pour ce qui est de la propreté du mobilier, les marchands qui ont voyagé à travers le monde sont d'accord pour accorder la palme à la Hollande. Nulle part, on ne trouve un plus grand nombre d'instruits moyens. Qu'un petit nombre seulement d'entre eux atteignent les sommets de l'érudition, surtout de l'antique, est dû à leur mode de vie voluptueux ou bien au fait qu'ils accordent plus d'importance à des moeurs irréprochables qu'à des connaissances profondes. Car on peut prouver à plusieurs égards que le talent ne leur manque point, bien que moi, je n'y aie part que modérément, pour ne pas dire médiocrement, comme à toute autre chose’. Dans une lettre à Pierre Barbier, du 26 juin 1521, il défend une nouvelle fois la Hollande et sa propre nationalité de BataveGa naar voetnoot53. | |
[pagina 75]
| |
‘Comme pour m'injurier gravement, Stunica m'appelle un ‘Batavus’ comme si on pouvait me tenir rigueur de ce fait, même si j'étais né chez les Sogdiani et comme si la Hollande devait être méprisée par rapport à quelque autre région, soit qu'on prenne en considération l'agriculture, soit les villes qui sont très fréquentées, soit l'abondance de toute chose, soit la gloire de ses savants!... Dans les Colloquia FamiliariaGa naar voetnoot54, et plus précisément dans le dialogue ‘Le naufrage’, il traite de l'humanité du peuple hollandais. Un des naufragés raconte: ‘C'est à ce moment que nous avons éprouvé l'incroyable humanité d'un peuple. Ils nous ont tout procuré avec une incroyable gentillesse: un gîte, du feu, des vêtements, de l'argent pour le voyage. - Quel était ce peuple? - C'était le peuple hollandais - Aucun peuple n'est plus humain que celui-là, bien qu'il soit entouré de nations sauvages.’ Dans un autre passage des Adagia, où il est question de femmes paresseusesGa naar voetnoot55, Érasme chante les louanges des femmes hollandaises: ‘En France, écrit-il, on trouve un grand nombre de femmes paresseuses, tandis que la Hollande en possède beaucoup qui, par leur zèle, entretiennent leurs maris fainéants et fêtards’. Lorsque le Brabançon - homo Brabantus - Christophe de Longueil (Longolius) qu'il considère comme ‘un des nôtres’ se comporte trop comme un Français, il s'en indigneGa naar voetnoot56, tout comme le fait son ami Thomas More, qui écrit un poème très acerbe in Anglium Galliae linguae affectatorem: Contre un Anglais qui préfère parler françaisGa naar voetnoot57. En 1521, dans une lettre à Nicolas Everard, président du Conseil de Hollande et de ZélandeGa naar voetnoot58, il parle de la patriae pietas, de son amour pour la Hollande qu'il appelle mea Hollandia, dont il ne supporte malheureusement pas le climat. ‘Cette Hollande, si fertile en d'autres choses, s'enrichit maintenant aussi de génies’. La différence est grande lorsque nous mettons ce texte à côté des passages méprisants que je vous ai cités. | |
[pagina 76]
| |
En mai 1532 Erasme écrit, dans une lettre à Jodocus SasboutGa naar voetnoot59: ‘Que ma patrie la Hollande - Hollandiam patriam - est harcelée par tant de guerres, pillée par tant de rançonnements, affligée par tant d'invasions, ravagée aussi bien par ses amis que par ses ennemis, tout cela je l'apprends, comme il va de soi, ‘avec beaucoup de peine’. Il apparaît donc clairement qu'Érasme n'est pas tout à fait exempt d'un certain patriotisme. Il l'admet lui-même dans une lettre du 29 mai 1527 à Nicolas CanniusGa naar voetnoot60: omnes in admiratione rerum patriarum ϕίλαυτοι sumus. Dans notre admiration, de ce qui fait partie de notre patrie, nous sommes tous des égoïstes. En outre, la plupart des humanistes, malgré leur internationalisme, étaient très sensibles aux injures faites à leur fierté nationaleGa naar voetnoot61. Il y a lieu d'attirer également l'attention sur le testament qu'il a rédigé quelques mois auparavant, c'est-à-dire le 22 janvier 1527Ga naar voetnoot62. La distribution des ‘beaux volumes’ de ses OEuvres Complètes - confirmée a silentio dans le testament de 1536 - y prouve l'attachement de la part d'Érasme pour son pays d'origine. C'est surtout pendant les dernières années de sa vie, qu'Érasme pense de plus en plus à sa patrie néerlandaise et même à un retour possible, plutôt au Brabant qu'en Hollande. Cela ressort très clairement des lettres qui datent de ces dernières années et qu'Huizinga n'a pas assez employéesGa naar voetnoot63. Dans une lettre du 12 mars 1528 destinée à son famulus Quirinus TalesiusGa naar voetnoot64, nous lisons le témoignage émouvant qui suit, et qui constitue à la fois une métaphore charmante: ‘J'évite entre-temps la Hollande autant que le rivage des Sirènes. Il est difficile de ne plus toucher au fruit de lotus duquel on a déjà goûté une fois’. Le Ier octobre 1528, Érasme écrit de Bâle, dans sa lettre à Jean Carondelet déjà citéeGa naar voetnoot65: ‘Le roi Ferdinand m'invite à Vienne avec de grandes promesses, mais je ne préférerais me reposer en aucun | |
[pagina 77]
| |
autre lieu qu'au Brabant, si du moins cela m'était permis par certains malveillants qui ne respectent ni l'empereur, ni Dieu, ni les hommes, aussi souvent que cela leur plaît’. D'ailleurs, les invitations pour retourner en Flandre ou au Brabant ne manquent pas. Mais Érasme reste indécis, même lorsque sa nostalgie augmente. Voici ce que sa correspondance nous apprend à ce sujet. De très grande importance est la déclaration qu'Érasme fait dans une lettre du 16 avril 1531, écrite au Conseiller d'État de la Flandre, Audomarus Edingus (Orner d'Enghien)Ga naar voetnoot66: ‘J'en ai assez de l'Allemagne depuis longtemps, jusqu'à en vomir. Ceux que je dois fuire, je les vois, ceux que je dois suivre, je ne les vois pas. Je pense souvent à la Flandre, mais je doute que ce soit sûr d'y retourner à cause des frères mendiants (c'à-d des Franciscains). Madame Marie, jadis reine de Hongrie, qui, à ce que j'apprends, a été nommée à la place de Madame Marguerite, est bien intentionnée à mon égard. Mais au cas où elle ferait quelque chose autrement que ne le désirent, je ne dirai pas les catholiques, mais les fanatiques, ceux-ci prétendraient que je le lui ai soufflé à l'oreille, même si je le lui avais déconseillé. Et elle ne saurait pas me protéger contre ceux qui sont armés à la fois de pouvoir papal et impérial’. Par ces derniers mots, Érasme vise sans aucun doute Aléandre, le nonce du papeGa naar voetnoot67, qui témoignait de lui qu'il avait corrompu toute la Flandre. Revocor in Brabantiam, écrit-il le 7 mars 1532 à Érasme Schets. En effet, la nouvelle Gouvernante, Marie de Hongrie, insistait pour qu'il revienne aux Pays-Bas. Le passage entier dit ceciGa naar voetnoot68: ‘Je suis rappelé au Brabant, mais il y a trois choses que je crains, notamment que mon corps ne supporte pas ce climat froid et venteux, ensuite que la bienveillance de la reine Marie ne soit pas assez puissante contre la furie des moines, enfin, que la vie à la Cour ne signifie ma perte, puisqu'ici, caché dans ma chambre à coucher, je préserve ma vie à grand peine’. Qu'Érasme hésite entre Besançon et le Brabant, ressort de plusieurs lettres, où il est question d'un déménagement possible à BesançonGa naar voetnoot69. Nicolas Olah, le diplomate humaniste | |
[pagina 78]
| |
hongrois, en apprenant ce projet, lui écrit de Bruxelles, le 31 janvier 1533Ga naar voetnoot70: ‘Si c'est vraiment votre intention, vous agissez de telle sorte que vous ne reverrez plus jamais votre patrie et vos amis qui sont ici. D'où provient ce revirement subit? Est-ce l'envie du vin de Bourgogne qui va vous enlever à nous?’ Beaucoup de lettres montrent qu'en effet le vin de Bourgogne joue un rôle important et même prépondérant dans ces projets érasmiens d'aller se fixer à Besançon. Mais Érasme rassure immédiatement Olah dans une lettre qu'il lui adresse de Fribourg le 7 février 1533Ga naar voetnoot71: Ad patriam aspirat animus. Mon coeur aspire à ma patrie. Je vous demande de ne révéler à personne que je prépare mon retour, pour pouvoir voyager avec plus de sécurité. Les embûches des hommes sont diverses’. Un peu plus tard, Érasme écrit une nouvelle fois à OlahGa naar voetnoot72: ‘À Besançon il existe un sérieux différend entre le clergé et le Sénat. Le Sénat m'invite, mais le clergé appréhende ma venue. Chez vous, les esprits sont plus indulgents. Nec usquam senex honestius agat quam in patria, c.-à.-d. ‘Mais nulle part le vieillard ne se sent mieux que dans sa patrie’. En juin 1533, Érasme a reçu une nouvelle invitation de la part de Marie de Hongrie pour qu'il retourne au BrabantGa naar voetnoot73: ‘dans sa patrie’, écrit-elle, ‘et vers nous, afin que nous puissions faire appel de plus près aux qualités de votre esprit et à vos services’. La réponse d'Érasme n'est pas conservée. En fin de compte, il y a la dernière lettre qu'il écrivit, le 28 juin 1536, donc quelques jours avant sa mort, à Conrad Wackers ou Goclenius, professeur au Collège Trilingue de Louvain. La nostalgie de sa patrie y apparaît clairement: ‘Lorsque votre lettre me parvint, j'étais plus gravement malade que jamais auparavant. Je n'ai même pas été capable de lire pendant quelques jours (...). Si vous vous trouvez en difficulté, sachez que mon argent est le vôtre. Ma santé qui empire de plus en | |
[pagina 79]
| |
plus, m'oblige à passer l'hiver ici (à Bâle). Bien que je me trouve ici chez d'excellents amis, tels que je n'en avais pas à Fribourg, je voudrais pourtant, à cause des conflits religieux, terminer ma vie en quelque autre lieu. Ah, si le Brabant était plus près...!’ La lettre est signée Erasmus Rot. aegra manu: Érasme de Rotterdam, d'une main affaiblie. La nostalgie de la patrie est évidente:... malim alibi finire vitam. Utinam Brabantia esset vicinior! Mais le Brabant était loin et la mort toute proche. Le grand Érasme mourut 14 jours plus tard, le 12 juillet 1536. Il s'avère donc qu'Érasme n'était pas exempt de ce sentiment profond qui fait que l'homme, surtout en cas de détresse, aspire au pays natal, à son foyer, à revoir ceux qui parlent sa langue. Il est certain qu'il ne se sentit jamais autant Hollandais que dans les années trente à Fribourg et à Bâle. La preuve qu'il avait véritablement pris la décision de retourner au Brabant, nous la trouvons dans une lettre de Boniface Amerbach à Johan Paungartner, datée du Ier février 1537; cette lettre sert en même temps de préface aux Catalogi duo operum ErasmiGa naar voetnoot74. Amerbach écrit: ‘Lorsqu'il fut rappelé si souvent par l'illustre héroïne, la reine Marie, soeur de l'empereur Charles, et par la Cour du Brabant, il se mit à penser aux Pays-Bas, pas autant, je crois, à cause de l'invitation honorable que, par amour de sa patrie (...). À cette fin, il veilla à ce que ses possessions soient transportées de Fribourg en ce lieu, afin qu'à la première occasion, elles puissent descendre le Rhin vers le Brabant après l'achèvement des livres de son “Ecclesiastes”, ce pourquoi il était spécialement retourné à Bâle. Mais l'arthrite l'empêcha de partir. Vers l'automne, cette maladie l'affaiblit tellement que depuis lors il ne quitta plus, ou très rarement, son lit’. On ne peut douter qu'Amerbach, l'ami intime d'Érasme et son exécuteur testamentaire, n'écrive ici la vérité. Érasme avait commencé les préparatifs de son retour au Brabant et c'était surtout l'amor patriae qui l'y poussait. Je ne puis donc m'associer à l'opinion de Cornelis Reedijk qui écrit dans sa brillante étude Das Lebensende des ErasmusGa naar voetnoot75: ‘Trotz- | |
[pagina 80]
| |
dem richten sich seine Gedanken mehr auf Burgund. Von Brabant spricht er allmächlich seltener’. Il me semble qu'Érasme pense plutôt au Brabant, même s'il existe moins de témoignages pour le prouver dans ses lettres qui sont postérieures à 1533. Mais il me semble que les passages que nous avons cités, et surtout le témoignage d'Amerbach du Ier février 1537, ne permettent plus d'en douter.
***
Considérés dans leur ensemble, les dires d'Érasme concernant sa patrie forment une fine trame de contradictions, de laquelle il n'est pas aisé de dégager la vérité. Beaucoup dépend ici du lieu et du temps et lorsqu'il s'agit de lettres, de la personne à laquelle Érasme s'adresse. De sorte que certaines choses, sauf celles où la sincérité est évidente, ne doivent pas être prises trop au sérieux. Grosso modo, il parle de mea Hollandia et de ‘notre Hollande’, ‘notre Brabant’, mais aussi de Germania nostra et de Gallia nostraGa naar voetnoot76. Il y a pourtant une évolution dans ce sens qu'avec le temps, les liens qui lient Érasme aux Pays-Bas, se resserrent avantage malgré l'éloignement, ses sentiments envers sa patrie deviennent plus généreux, plus cordiaux. Nous ne voulons pas reconquérir Érasme. Mais - je crois l'avoir prouvé - nous ne l'avons pas perdu complètement. Mon exposé est loin d'être exhaustif. Je peux encore en référer à l'étude que Cornelis Reedijk publia en 1959 sous le titre What is typically Dutch in ErasmusGa naar voetnoot77, bien que nous nous trouvions ici sur un terrain moins stable. Reedijk s'est efforcé de démontrer, en se basant sur la psychologie des peuples, que certains traits de caractère et certains idéaux d'Érasme trahissent son origine néerlandaise. Je crois pouvoir conclure: l'anti-nationalisme d'Érasme ne doit pas être exagéré. Malgré son aspiration typiquement humaniste au cosmopolitisme, et malgré sa véritable aversion pour l'orgueil national, cet homo Batavus n'a pas pu se libérer totalement de l'attachement à la patrie, ni du sentiment de solidarité avec les Belgae du 16e siècle, c.-à.-d. avec les Néerlandais du Nord et du Sud. |
|