De Gulden Passer. Jaargang 47
(1969)– [tijdschrift] Gulden Passer, De– Auteursrechtelijk beschermd
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Érasme et l'Europe
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des hommes: c'est d'Anderlecht et de Padoue qu'il ne dit que du bien, et il n'a fait qu'y passer! En règle générale, Érasme se dit Hollandais avec les Hollandais, Allemand avec les Allemands; il fait l'éloge de l'Angleterre aux Anglais et de la France aux Français. Dès lors, on comprend que les rivalités nationales paraissent indignes de son attention. Tout au plus, pourra-t-on préciser quatre de ses attitudes parmi les plus constantes et les moins contestées: l'attachement au pays natal, l'amour de l'Angleterre, un sentiment de non-sympathie pour les Italiens, enfin une indifférence marquée pour les langues modernes. Remarquons que si Érasme a eu tant d'occasions de parler de la France, de l'Angleterre, de l'Italie ou de l'Allemagne, c'est qu'il a beaucoup voyagé. Il est aux Pays-Bas dans sa jeunesse et dans son âge mûr, à Fribourg et surtout à Bâle dans sa vieillesse. Il a passé trois ans en Italie, cinq en Angleterre, davantage en France. Il ne se fixe nulle part: il observe les hommes, il note les qualités et les défauts de chaque peupleGa naar voetnoot3bis. Érasme voyage car il cherche, sans la trouver, une situation stable, lui assurant la paix nécessaire à son oeuvre. Il voyage, parce qu'il le faut, malgré les périls de la route, malgré les faiblesses de l'âge, et il est satisfait quand il trouve commodus nidus ac mensa digna philosophico palatoGa naar voetnoot4. Ou encore sedem ubi bibliothecam meam habeo et si quid est supellectilisGa naar voetnoot5.
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C'est par la HollandeGa naar voetnoot6 que nous commencerons notre enquête, puisque Érasme est né à Rotterdam: Desiderius Erasmus Roterodamus. Il a maintenu l'adjectif géographique au frontispice de toutes ses oeuvres, mais il n'est jamais retourné à Rotterdam, - sans doute par horreur de sa naissance irrégulière, - il n'a pas décrit sa ville natale. Son autobiographie, dédiée à Jean Botzheim, fait commencer à l'école de Deventer sa vie vraieGa naar voetnoot7. | |
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Hollandum esse me negare non possum, écrit-il à Pierre ManiusGa naar voetnoot8. Il précise qu'il est né inter ostia RheniGa naar voetnoot9 et qu'il appartient au diocèse d'UtrechtGa naar voetnoot10. Hollandiam, affirme-t-il d'autre part, terram mihi semper et celebrandam et venerandam, ut cui vitae huius initium debeamGa naar voetnoot11. Occasionnellement, il fait l'éloge de la Frise, mais c'est pour flatter un FrisonGa naar voetnoot12, ce qui ne l'empêche point d'appeler ailleurs la Frise barbara regioGa naar voetnoot13. En fait, Érasme se présente comme un Hollandais, surtout lorsqu'il s'adresse à ses compatriotesGa naar voetnoot14. Il aime son pays natal et le loue volontiers pour son hospitalitéGa naar voetnoot15, pour la célébrité de ses villesGa naar voetnoot16, pour le patriotismeGa naar voetnoot17, la patience, le sang-froid et la franchise de ses habitantsGa naar voetnoot18, parmi lesquels les bons esprits ne sont pas raresGa naar voetnoot19. Mais la Hollande n'honore pas assez ses grands hommesGa naar voetnoot20 et la finesse ne figure point parmi ses donsGa naar voetnoot21. Ses enfants aiment trop le commerceGa naar voetnoot22, la nourriture et la boisson pour triompher dans les travaux de l'espritGa naar voetnoot23. Le climat du pays est dur, sauf pendant l'été, mais l'été est | |
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toujours trop courtGa naar voetnoot24. In Hollandia coelo quidem iuvor, écrit Érasme, durant la belle saisonGa naar voetnoot25, alors que, dès l'automne, il déplore quod tam male conveniat cum coeloGa naar voetnoot26... D'autre part, Érasme souffre des moqueries qui, - depuis Martial déjà, - atteignent sa patrie: magni convicii loco me Batavum appellansGa naar voetnoot27. De là, le célèbre adage Auris batavaGa naar voetnoot28. De là aussi, peut-être, cette humilité affectée d'Érasme parlant de ses origines à des étrangers illustres, Guillaume Budé, Damien de Goes ou le cardinal CampegioGa naar voetnoot29. C'est un jeu qui ne trompera personne! Quand Érasme dit de lui-même qu'il est un Batave, qu'il est un barbareGa naar voetnoot30, comment ne pas songer à la célèbre Prière sur l'Acropole: ‘Je suis né, déesse aux yeux bleus, de parents barbares, de Cimmériens...’ Cette modestie, purement littéraire, ne peut faire illusion. Érasme, - comme Renan, - n'eût pas supporté d'être appelé barbare, par un autre que lui-même...
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En d'autres occasions, Érasme étend aux Pays-Bas du sud, et par là aux Pays-Bas tout entiers, son affection patriotique. Les Pays-Bas sont sa patrieGa naar voetnoot31. En 1512, après la déception que lui laisse un séjour en Angleterre, il soupire: cupio cum Ulysse patriae fumum subsilientem conspicereGa naar voetnoot32. À John Fisher ou à Léon X, il tient le même | |
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langageGa naar voetnoot33. Brabantia mea, écrit-il plus tard à Laurent CampegioGa naar voetnoot34, ou encore: nostra Inferior GermaniaGa naar voetnoot35 dans une lettre à Steuchius. Érasme réside souvent, jusqu'en 1521, à Louvain, à Anvers ou à Anderlecht. Dans la dernière de ces localités brabançonnes, il trouve une maison de campagne où il vit heureux, à deux pas de Bruxelles, la cour s'interposant entre lui et Louvain. À la fin de 1521, Érasme est à Bâle, mais il garde la nostalgie du Brabant: mihi vehementer arridet Brabantia et praesertim rus illud AnderlacenseGa naar voetnoot36. L'année suivante, il répond par une leçon de géographie humaine aux insinuations de Hutten, l'ami d'hier, l'ennemi d'aujourd'hui: Et postea relegat [Huttenus] me in meam Gallo-Germaniam, cum ipse in Germania nullum habeat locum satis tutum, malitque hospes esse Helvetiorum clancularius, quam Germanus apud Germanos in luce agere. Ne quid interim taxem quod Bruxellenses, qui sine controversia Galli sunt, appellat Gallo-Germanos, ac me relegat e Germania, quasi Basileae vivens agam in Germania. Proinde si Huttenus regnum obtinet in tota Germania, ut ius habeat relegandi quem velit, mihi debet aequior esse, qui natus sim inter ostia Rheni, sed propior Galliae quam Germaniae, nec unquam attigi Germaniam, nisi semel atque iterum, obiter aliquod invisens oppidum Rheno vicinum, velut olim Francfordiam, nuper FriburgumGa naar voetnoot37. Pour Érasme, les Bruxellois sont donc des Galli et non des Gallo-Germani. Lui-même se sent plus proche du domaine français que du domaine germanique... En quittant Louvain, n'avait-il pas fui, - tout autant qu'une Faculté tâtillonne et une cuisine rustique, - un peuple qui parlait BrabanticeGa naar voetnoot38. Il doit cependant aux Pays- | |
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Bas son éducation classique de base et une première initiation à la théologie. Des Pays-Bas, Érasme ne dit pas que du bien. Il souligne amèrement l'avarice brabançonne, parca BrabantiaGa naar voetnoot39, qui est celle de la cour elle-même: o aulam nostram semper famelicamGa naar voetnoot39bis. Il étend sa critique à la Flandre, lorsqu'il s'agit des devoirs à rendre aux belles-lettres: si sensero frigere negocium, ut est Flandricum erga literas ingeniumGa naar voetnoot40. Enfin, il dénonce le sylvestre ingenium des habitants des Pays-Bas en généralGa naar voetnoot41. Il n'est pas jusqu'au climat des Pays-Bas sur lequel Érasme ne varie dans ses jugements. À Anderlecht, il se félicite d'une santé meilleure, qu'il attribue hoc coelo purioreGa naar voetnoot42 mais, réfugié à Fribourg, il craint de retrouver la maladie en retrouvant le Brabant: a Brabantia mea ut multa alliciunt, ita multa deterrent: in quibus est ipsum coelum, cuius an hoc corpusculum iam patiens futurum sit nescioGa naar voetnoot43. Érasme ne revit pas les Pays-Bas, dont il craignait les théologiens et les inquisiteursGa naar voetnoot43bis. Dans sa toute dernière lettre, le 28 juin 1536, il confiait à Conrad Goclenius un ultime regret: Utinam Brabantia esset viciniorGa naar voetnoot44!
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Hollandais, citoyen des Pays-Bas, Érasme n'en appartient pas moins à l'Allemagne, c'est-à-dire à la fois au monde germanique et à l'empireGa naar voetnoot44bis. À la fin de sa vie, il séjourne à Bâle, puis à Fribourg, et revient à Bâle pour y mourir. | |
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Il cite, avec une certaine emphase, la Germania nostra, lorsqu'il écrit à des AllemandsGa naar voetnoot45, et aussi dans une lettre de jeunesse à un ami hollandaisGa naar voetnoot46. D'ailleurs, ses préfaces, qu'il s'agisse des Adages ou de livres de polémique, ne font aucun mystère de sa qualité de GermainGa naar voetnoot47. Les Allemands revendiquent Érasme comme un de leurs compatriotes. Il est l'honneur de l'Allemagne, decus Germaniae, dit Albert de BrandebourgGa naar voetnoot48. Le Luxembourgeois Jérôme Busleyden lui décerne aussi ce titreGa naar voetnoot49, Hutten l'appelle Socrates GermanusGa naar voetnoot49bis et Henri Bebel d'écrire tout net au grand homme: hoc unum te rogo, ut ita palam te Germanum declares tuis scriptis, ne ullo modo aut Angli aut Galli, gens in suam laudem satis effusa, possint de te superbire aut suum te civem immodice gloriariGa naar voetnoot50. Nous ne savons pas ce qu'Érasme a répondu à Bebel. Un autre Allemand, Nicolas Basell, est plus louangeur encore et aussi chauvin que Bebel: tu, inquam, tu Germaniae decus, oculus, sol, ardens lucerna, quam sub modio pravorum etiam invidia si poni contingeret, occultari tamen haudquaquam poteris, quum nec superbis herbam Italis porrigere nec crispatis palmas Gallis dare noverisGa naar voetnoot50bis. Érasme lui-même glorifie volontiers l'AllemagneGa naar voetnoot51. Il aime associer l'adjectif germanus, dans le sens de ‘vrai’, et l'adjectif géographique Germanus. De là, ces jeux de mots dans sa correspondance: ut | |
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Germanus germane dicamGa naar voetnoot52, ou encore: et homo Germanus cum Germano germana illa et simplici veritate agamGa naar voetnoot53. Érasme vante la franchise allemande, même au cardinal Grimani: dicam equidem simpliciter et, quod hominem decet Germanum, ingenueGa naar voetnoot54, mais il condamne la rudesse et la violence du caractère germaniqueGa naar voetnoot55. Il généralise parfois ses critiques, il se plaint des Allemands quand ses lettres sont imprimées en Allemagne sans son autorisation ou quand les Allemands lient, malgré lui, sa cause à celle de Luther. Ainsi s'expliquent des expressions qui dépassent manifestement sa pensée, comme celles qui figurent dans une lettre irritée de 1524: si novissem ingenia ac perfidias Germanorum, citius migrassem ad Turcas quam hucGa naar voetnoot56. Ou encore: sum iam primum Germaniae satur ad vomitum usqueGa naar voetnoot56bis. Ajoutons un dernier trait, plutôt inattendu. En 1518, Érasme introduit dans la nouvelle préface de son Enchiridion, une profession de foi exempte de tout nationalisme: haec est illa theologia vera, germana, efficax, quae olim et philosophorum supercilia et principum invicta sceptra Christo subegitGa naar voetnoot57. Un moine espagnol, lisant ce qu'il veut lire, se scandalise de la prétendue annexion de la théologie au pays de Luther: nusquam esse veram theologiam nisi in Germania, quae maxime omnium scatet haeresibusGa naar voetnoot58. Érasme n'a aucune peine à démontrer que son contradicteur l'a mal compris, parce qu'il ignore les finesses du latin et que, dans le contexte, germana ren- | |
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force le sens de vera: quum pueri quoque sciant germanum dici quod est verum ac genuinumGa naar voetnoot59. Bâle a pratiquement échappé au Saint-Empire lorsque Érasme vient y finir son existence. Il aime cette ville de la Germania SuperiorGa naar voetnoot59bis, au carrefour des routes qui conduisent vers la France, vers l'Italie, vers l'Allemagne. Érasme s'y fixe surtout parce qu'elle abrite l'imprimerie de Froben. Occasionnellement, il appelle Bâle sa patrieGa naar voetnoot59ter, et il confie à un de ses correspondants: ego factus sum ElvetiusGa naar voetnoot60.
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Être né dans l'Empire n'a pas empêché Érasme de parler de la FranceGa naar voetnoot60bis comme de son pays. Il est vrai qu'il le dit en latin: Gallia nostraGa naar voetnoot61, ce qui lui permet de donner au monde français les limites généreuses de la Gaule septentrionale: le Rhin, selon César. À Guillaume Budé, son ami et son émule, il explique, dès 1516, pourquoi il peut être à la fois Germain et Gaulois: nihil enim vetat eundem ditione Germanum esse et veterum cosmographorum descriptione GallumGa naar voetnoot62. Il reprendra fréquemment la même idée, en la développant. À Budé encore: mihi Galliam multis nominibus fuisse charam [...] si cosmographis credimus, ad Galliam pertinet et HollandiaGa naar voetnoot63. À l'Italien Richard Bartholinus: Gallis sic undique finitimi sumus ut ipsi potius Galli simusGa naar voetnoot64. À Louis Ruzé: Gallum esse me nec assevero nec inficior; sic natus ut Gallusne an Germanus sim, anceps haberi possitGa naar voetnoot65. | |
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Une pénible controverse avec Budé révèle chez Érasme des sentiments moins favorables à la France et aux Français. Budé reproche à Érasme son commentaire de l'Épître aux Galates. N'y était-il pas dit, selon saint Jérôme, que les Galates avaient emprunté à la Gaule leur lenteur d'espritGa naar voetnoot66? Érasme réplique avec ironie aux doléances de son ami: ‘Tu es, dis-tu, blessé que j'aie parlé des Français en termes peu flatteurs: rien n'a été plus involontaire de ma part. Moi, à l'égard de presque toutes les nations, je suis ce qu'on appelle un cordeau blanc. Pourtant, s'il en est une pour laquelle j'éprouve plus de sympathie, c'est bien la France. Cela a plus d'une fois fait dire du mal de moi, et dans mon pays, et en Angleterre; surtout au temps où vous étiez en mauvais termes avec Jules II tandis que les Anglais donnaient leur appui au Souverain Pontife. Lis le Panégyrique où je félicite le prince Philippe de son retour d'Espagne. Et pourtant c'est là une sympathie instinctive, non raisonnée. Aucune nation, en effet, ne m'a été aussi ingrate que la France, si je ne fais pas entrer en ligne de compte la large bienveillance de mes amis. Si, dans mon introduction à l'Épître aux Galates, je touche aux Français, c'est bien involontairement; la preuve en est que j'abrège et adoucis les termes de saint Jérôme. Et j'étais bien obligé de les rapporter pour faire sentir le caractère particulier de cette épître. De plus, si nos traductions rendent ἀνοήτους par insensati, j'ai justement choisi un mot plus doux. Je ne m'attendais sûrement pas à blesser aucun Français, et toi surtout, qui pratiques la philosophie depuis ta plus tendre enfance et devrais être libéré de ces sentiments vulgaires. Et quand il y aurait là quelque chose de désagréable pour les Français d'aujourd'hui, quelle est la nation que ne stigmatise un proverbe? Pindare et Plutarque semblent même s'être amusés du “boeuf béotien”, quoiqu'ils fussent, tous deux, Béotiens. Voici maintenant près de seize cents ans, je crois, que des Gaulois, émigrant en Asie, ont fait la Galatie; et on ne sait même pas de quelle région de Gaule ils venaient. En disant quelque chose contre les Gaulois de ce tempslà, aura-t-on pour autant l'air de viser tout ce que recouvre le nom | |
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de Gaule? Ne dites-vous pas couramment du mal, aujourd'hui aussi, des Normands, des Manceaux, des Bretons, des Picards? [...] Si ceci ne te suffit pas, du moins je voudrais que tu croies, sans que j'aie besoin de le jurer, que rien n'a été plus loin de ma pensée que de blesser la nation françaiseGa naar voetnoot67.’ Pénible controverse, où la susceptibilité de l'un n'excuse pas la causticité de l'autre. Érasme, enfin, croit se tirer d'affaire par une pirouette. ‘Je suis un Franc-Celte’, déclare-t-il à BudéGa naar voetnoot68. À l'égard de la France et des Français, Érasme fait donc alterner les compliments et les plaintes, au gré des circonstances, non sans donner parfois l'impression de sentiments ambigus. Sans aucun doute, il a aimé la France qui l'a accueilli dans sa jeunesse. Érasme admire son peuple et ses savantsGa naar voetnoot69, sa capitale et | |
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son roi: in nullam nationem fuerim animo propensioreGa naar voetnoot70. Lui qui nous a laissé si peu de descriptions, devient lyrique lorsqu'il évoque la Seine à ParisGa naar voetnoot71, ou quand il célèbre le vin de BourgogneGa naar voetnoot71bis. Il doit à la France sa formation universitaire ainsi que des contacts étroits avec le monde de la préréforme. Toutefois, à Paris aussi le succès se fait attendre, l'argent est rare et la santé mauvaise. Il n'en faut pas davantage pour que le jeune Érasme confie à son ami Jacques Batt: ‘Voilà longtemps que j'en ai assez de la FranceGa naar voetnoot72.’ Quelques années s'écoulent. En 1506, Érasme revient d'Angleterre en France, où tout lui paraît magnifique: Mirum quod mihi arrideat Gallia, hoc dulcior quod iam diu non visaGa naar voetnoot73. L'avènement de François Ier stimule encore son enthousiasmeGa naar voetnoot74: O felicem Galliam, quas cristas tolleret si suas opes ipsa nossetGa naar voetnoot75! De nouveau déboires provoquent de nouveaux reproches: les Français manquent de franchiseGa naar voetnoot76, de sérieuxGa naar voetnoot77, de modérationGa naar voetnoot77bis et même d'honnêtetéGa naar voetnoot78. Érasme les soupçonne de lui en vouloir parce qu'il est un Germain: officit mihi Germaniae nomenGa naar voetnoot79, et il doit se justifier devant ceux qui l'accusent d'être un ennemi de la FranceGa naar voetnoot80. | |
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Érasme n'est pas un ennemi de la France, mais il apprécie étrangement la langue française lorsqu'il l'appelle ‘une langue barbare et anormale qui s'écrit autrement qu'elle ne se prononce et qui possède des sons stridents et des accents qui n'ont presque rien d'humainGa naar voetnoot80bis’.
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Les jugements portés sur l'Angleterre par Érasme sont, eux, presque constamment favorables. Pour lui, l'Angleterre reste le pays de ses grandes amitiés, le pays de John ColetGa naar voetnoot81 et de Thomas MoreGa naar voetnoot82. C'est là qu'il a découvert le platonismeGa naar voetnoot83, trouvé le goût des lettres sacrées et approfondi sa spiritualité. Dès 1499, Érasme consacre un poème aux vertus de l'AngleterreGa naar voetnoot84. Il apprécie ses nombreux éruditsGa naar voetnoot85, son climat salubreGa naar voetnoot86. L'Angleterre est sa patrie spirituelleGa naar voetnoot87, et Érasme peut dire de lui-même: Erasmus prope totus est in Anglum transformatusGa naar voetnoot88. Pourtant, en Angleterre comme ailleurs, les déceptions ne manqueront pas. Les montagnes d'or anglais enfantées par l'imagination d'Érasme s'évanouiront: aurei Britanniae montes animo conceptiGa naar voetnoot89. L'Angleterre, dès lors, ne sera plus sa patrie: imaginabor hanc (Angliam) esse mihi patriamGa naar voetnoot90. Les Anglais deviennent in- | |
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hospitaliers ou de mauvaise foiGa naar voetnoot91! Même le climat du pays lui paraîtra détestableGa naar voetnoot92... Le bon sens reprend le dessus, lorsque la mauvaise humeur est dissipée. L'Angleterre retrouve sa place de choix dans les affections d'Érasme. Sans elle, - il l'avoue, - il ne serait qu'un misérable: extrema ancora est Britannia, quae nisi me sublevasset, adhuc mendicaret ErasmusGa naar voetnoot93. Il adresse à Henri VIII une lettre à laquelle il donne une publicité significative; dans cette lettre, il ne craint pas de dire: Angliae debeo quantum non alteri nationiGa naar voetnoot94. Enfin, il écrit à Reuchlin, en 1516: ‘L'Angleterre contient l'Italie et sa splendeur dépasse même celle de l'Italie’, Italiam habet Anglia et, ni plane fallor, quiddam Italia praestantiusGa naar voetnoot94bis.
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L'Italie d'Érasme est encore une mosaïque d'États, une ‘expression géographique’, mais, pour lui, l'Italie représente à la fois les lettres antiques, le premier humanisme et l'Église Romaine. Lorsque Érasme franchit les Alpes, il a pleine conscience de ce triple héritage de la Rome païenne, de la Renaissance italienne et de la Rome chrétienneGa naar voetnoot95. Il sait ce qu'il cherche et ce qu'il va trouver. Il est plein d'espoir et sans illusion. Son séjour lui vaudra l'élargissement de sa culture, particulièrement de sa culture grecque. Il lui imposera aussi une amère leçon, celle du demi-échec de la réforme religieuse. Les Italiens n'en accuseront pas moins Érasme de luthéranismeGa naar voetnoot95bis. | |
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Trois ans passés dans la péninsule, de 1506 à 1509, lui permettent de se faire une opinion sur l'Italie et sur les Italiens. Là, comme ailleurs, les amis côtoient les ennemis et l'enthousiasme le dispute au désenchantement. Pour tout dire, c'est le désenchantement qui l'emporte. Érasme a beau louer illius gentis simplicitas, sobrietas, civilitas, candor et humanitasGa naar voetnoot96, il n'aime guère les Italiens. Il déteste leur vanité qui les amène à considérer comme des barbares tous les étrangers: Italus coeteros omnes ut barbaros ac pene pecudes adspernatur et horretGa naar voetnoot97. Pour lui, l'injure pourrait être aussi justement retournée aux Italiens du xvie siècle, descendants des Goths et des Vandales: an putas eos qui nunc Romam incolunt, esse priscorum illorum Romanorum posteritatem? Magis arbitror Gottos esse ac VandalosGa naar voetnoot98. Érasme va plus loin lorsqu'il affirme qu'un citoyen de Bâle vaut bien un citoyen romain: nunc autem quid est esse civem Romanum? Profecto minus aliquanto quam esse civem BasiliensemGa naar voetnoot99. À travers ces propos piquants, on devine du dépit, sinon de la rancune. Érasme se sent et se sait supérieur à ces Italiens, fanfarons ou glorieuxGa naar voetnoot99bis, à qui il suffit d'être nés dans la patrie de Cicéron et pour qui les problèmes religieux ne sont jamais urgents. Les Italiens ne le comprennent pas et il ne les comprend pas. Il en veut à ceux d'entre eux qui ad barbaros demigrent, etiam ii qui mediocres | |
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suntGa naar voetnoot100; il ne peut aimer quiconque prétend monopoliser la gloire de l'éruditionGa naar voetnoot101; il abhorre enfin les Cicéroniens inconditionnels, particulièrement nombreux en ItalieGa naar voetnoot102. Un effort d'impartialité conduit Érasme à un jugement plus équitable, plus reconnaissant, et même à un éloge nuancé de l'Italie: equidem faveo gloriae Italiae vel ob hoc ipsum, quod hanc aequiorem experiar in me quam ipsam patriamGa naar voetnoot103. Plus tard, il explicitera sa pensée par le contraste entre l'humanisme italien et le milieu fermé, barbare en somme, de ses jeunes années: Nullam nationem a teneris annis animo propensiore fui quam in Italicam. Eum affectum non alia res in me genuit quam ingeniorum et eruditionis admiratio, qua tum maxime florebat Italia quum apud nostrates ubique regnaret horrida barbaries et omnis literaturae politioris odium capitaleGa naar voetnoot104. Les États Pontificaux n'ont pas séduit Érasme. Le principe même d'un pouvoir temporel dévolu au successeur de saint Pierre le choque, surtout lorsque ce successeur s'appelle Jules II! Il y a, dans l'Éloge de la Folie, des allusions cruelles au pontife décrépit qui fait la guerre au nom du Christ. La manière dont les papes défendent le patrimoine de saint Pierre n'a plus rien d'évangéliqueGa naar voetnoot104bis. Exceptionnellement, Érasme distingue l'Italie de sa capitale. Quand il appelle Rome la patria communisGa naar voetnoot105, il songe à la Rome | |
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éternelle, ancienne et chrétienne. Dans ce sens-là, Rome est aussi sa patrie.
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‘Une patrie commune’, l'expression est révélatrice d'un tempérament. Celui qui parle ainsi ne peut pas être l'homme d'une patrie historique. Et c'est pour cela, sans doute, qu'Érasme affiche un détachement aussi marqué dans ses déclarations successives. Nous l'avons entendu parler de la Hollande, des Pays-Bas, de la Germanie, de la Gaule, de l'Angleterre et de Bâle même comme de sa patrie. Aucune insincérité dans ces propos; la patrie est toujours là où il est bien: ubi bene es, ibi patria estGa naar voetnoot106. Il est bien partout où il est aimé, et tant qu'il est aimé. Ce détachement, - fondé sur une certaine indifférence, - a aussi la valeur d'un document. Les nations se disputent Érasme, il se donne à toutes et n'appartient à aucuneGa naar voetnoot107. Ses paradoxes nous permettent de préciser la vocation d'Érasme, de montrer ce qu'elle n'est pas et de suggérer ce qu'elle pourrait être. Il faut reconnaître qu'Érasme n'est pas allergique au principe du patriotisme. Patria, écrit-il à Barlandus, iure sibi nostri partem vindicatGa naar voetnoot108. Plus tard, à Nicolas Cannius: omnes in admiratione rerum patriarum φίλαυτοι sumusGa naar voetnoot109. Et enfin, dans ses Colloques: | |
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ducimur enim omnes admirabili quodam amore eius regionis quae nos aluit atque ediditGa naar voetnoot110. On peut voir en Érasme les effets de ce loyalisme lorsqu'il parle de Charles-Quint, son empereurGa naar voetnoot111. On peut en mesurer aussi les limites, car Érasme n'hésite pas à déclarer trop sévères les conditions du traité de Madrid et il ose refuser au chancelier impérial Gattinara de favoriser par ses écrits l'idée de la monarchie universelleGa naar voetnoot112. Érasme, nous l'avons vu, fait habituellement l'éloge des pays qu'il a traversés. D'autre part, constant avec lui-même, il s'abstient de ce qui ressemblerait à un classement préférentiel: nunquam mihi curae fuit utra natio bellicis laudibus anteiret. (...) non est philosophicae mentis cuiquam nationi addictum aut aversum esse, quod nulla sit gens quae non ex bonis malisque permixta sitGa naar voetnoot113. Il aime mieux encore associer plusieurs nations dans une même admiration ou dans une estime égale. Ainsi fait-il l'éloge symétrique de la France et de l'AngleterreGa naar voetnoot114, comme de la France et de l'AllemagneGa naar voetnoot115. Il magnifie l'accord signé, en 1520, par Charles-Quint et Henri VIII comme, en 1529, la Paix des Dames, qui réconcilie l'Empereur et le roi de FranceGa naar voetnoot116. Il dédie impartialement aux quatre grands souverains de son temps, - Charles, Ferdinand, | |
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François et Henri, - ses paraphrases des quatre évangilesGa naar voetnoot116bis. Érasme va bien au-delà quand il s'élève, avec une tranquille audace, contre l'exploitation des noms nationaux: cur haec stultissima nomina magis nos distrahunt quam conglutinat omnibus commune Christi vocabulumGa naar voetnoot117. Ces noms sont des stultissima nomina, parce qu'ils sont devenus des noms de factions; ils séparent, ils divisent, tandis que les qualités de chrétien et d'homme ignorent les frontières: locus corpora dirimit, non animos. Separabat olim Rhenus Gallum a Germano, et Rhenus non separat Christianum a ChristianoGa naar voetnoot118. Érasme traverse l'Europe avec une sereine indifférence à l'égard des langues nationales. Sans doute, n'a-t-il pas oublié sa langue maternelle et comprend-il l'allemand et le français, à défaut de l'italien et de l'anglais. Il n'ira pas plus loin! C'est chez lui un principe bien ancré: les langues modernes, parce qu'elles sont nationales, contribuent à opposer les peuples, tandis que le latin reste la langue commune de l'Europe, la langue universelle par excellence. L'Europe? Érasme ne s'en préoccupe guère. Il parle plutôt de chrétienté. Toutefois, devant le péril turc qui se précise, il se sent européen et il le laisse clairement entendreGa naar voetnoot118bis. Parmi les hommes et, en fait, parmi les chrétiens, Érasme distingue ceux que rapproche aussi la fraternité des études. Les érudits de tous les pays sont ses compatriotes: quisquis communibus Musarum sacris initiatus est, hunc ego ὁμοπάτριδα ducoGa naar voetnoot119. Ou encore, plus explicitement, cette évocation de la parenté mystérieuse des hommes de science: cives inter se sunt ac symmystae, quicunque studiis iisdem initiati suntGa naar voetnoot120. | |
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Érasme applique aux humanistes son éloignement des noms nationaux. Que nul ne se pare du nom d'Italien ou du nom de Grec pour s'attribuer une compétence exclusive: mihi Italus est quisquis probe doctus est, etiam si sit apud Iuvernos natus: mihi Graecus est quisquis in Graecis autoribus diligenter ac feliciter versatus est, etiam si barbam non habeatGa naar voetnoot121.
En somme, la patrie, pour Érasme, est d'abord le pays natal, ensuite le pays d'accueil, enfin et surtout le monde chrétien, la république des lettres et l'humanité entière, en attendant la patrie céleste. En lui, toutes ces notions se rejoignent et s'accomplissent. Il est un déraciné volontaire. Le nationalisme est incompatible, pour lui, avec le christianisme et avec l'humanismeGa naar voetnoot122. Ego mundi civis esse cupio, communis omnium vel peregrinus magisGa naar voetnoot123, écrit Érasme à Zwingli, en 1522. Ce propos justement célèbre mérite d'être commenté à la lumière des autres déclarations érasmiennes et en fonction d'un texte parallèle de saint Augustin: ipse est Christianus qui et in domo sua et in patria sua peregrinum se esse cognovitGa naar voetnoot124. Il ne s'agit donc point d'être un pèlerin à travers les nations mais, bien plus, un étranger qui n'a pas ici-bas de demeure permanente. Fidèle à l'exemple de saint Paul, Érasme ne veut être | |
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ni Juif ni Grec. Il est Hollandais avec les Hollandais, Allemand avec les Allemands, comme saint Paul s'est fait gentil avec les gentilsGa naar voetnoot125. La patrie, vraie et définitive, est celle que l'homme rejoint après son voyage terrestre:
Migrantemque animam per summa pericula tuto
Transmittit patriae et superis commendat euntemGa naar voetnoot126.
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