De Gulden Passer. Jaargang 33
(1955)– [tijdschrift] Gulden Passer, De– Auteursrechtelijk beschermd
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L'humanisme français et Christophe Plantin
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ILa carrière de Christophe Plantin compte deux époques. Il a vécu en France ses trente premières années, à Anvers les quarante dernières, qui furent ses années de gloire. N'examinons donc pas tout à fait du même oeil les deux étapes correspondantes dans l'histoire de l'humanisme français. Car dans sa première époque, Plantin en fut d'expérience le jeune témoin. Pendant la seconde, s'il reste aux écoutes avec vigilance de ce qui se passe à Paris, c'est à Anvers qu'il appartient. Essayons de tracer, aux temps de la jeunesse de Plantin, une esquisse de géographie littéraire. A ce que j'appelle la ‘France des ducs’ (celle du xve siècle) vient de succéder une France royale. Laissons le terroir des villes d'oc: Bordeaux et son Collège de Guyenne, Montpellier capitale de la médecine, Toulouse renommée pour son intoléranceGa naar voetnoot(1). Laissons ce qu'on pourrait appeler la chaîne de Navarre: le domaine particulier de la grande reine Marguerite - Marguerite la très chrétienne, la platonisante, l'‘évangélique’, la mystique - à savoir celui où son influence (qui s'exerce partout) s'exerce de façon privilégiée: c'est dire Alençon, le Berry, Pau et Nérac. Ces ‘axes’ de culture, Plantin demeurait loin d'eux. Mais il connut, plus ou moins, à peu près tout le reste des grands foyers de l'humanisme. Deux villes et deux provinces. Paris et Lyon, qui sont les capitales. Le pays de Loire et la NormandieGa naar voetnoot(2). Le pays de Loire: c'est là qu'il est né, de famille modeste - ‘plebeius homo’, - sans doute à Saint-Avertin près de ToursGa naar voetnoot(3). Donc, au ‘jardin de la France’, qui est Touraine. | |
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Dans ce pays privilégié de la Loire et de la Vienne, ce grand triangle qui va d'Orléans à Angers et Poitiers, ponctué par ces trois universités célèbres, qui en font un pays des lettres et du droit; peuplé de ses châteaux, Blois et Chambord, où la Cour s'agite et se repose; et qui donnait également naissance, parmi tant d'étoiles plus ou moins brillantes, à quelques-uns des plus grands maîtres: Rabelais, Du Bellay, Ronsard. Au souvenir de sa Touraine natale, Plantin demeurera fidèle. On l'a souvent dit, les premières marques qu'il se choisira (avant le fameux Compas d'or), le vigneron soignant sa vigne et la vigne portant ses grappes, semblent évoquer symboliquement (uitis uera Christus) ce pays de Loire qui marie la vigne à l'ormeau. Il y était d'ailleurs revenu, étudier à OrléansGa naar voetnoot(1). L'université de la ville, aux portes de Paris, était surtout renommée pour les études de droit civil. Lyon, Plantin ne fait qu'y passer: lorsque, fuyant la peste qui lui ravit sa mère, il se voit conduit par son père vers le grand Confluent, pour être tous deux recueillis par Claude Porret, futur chanoine obédiencier de Saint-JustGa naar voetnoot(2). Le père domestique, le fils était élevé avec les neveux du chanoine. Avec l'un d'eux, Pierre Porret, il noue une amitié définitive. Lyon, ville de marchés, d'antiquités et d'imprimeries, riche de tous les échanges entre la France, l'Italie, le Nord aussi et les pays allemands. La ville de Sébastien Gryphe et de Jean de Tournes. Plantin eut des chances de flâner un peu, du quartier Saint-Jean et de l'Antiquaille à la rue Mercière. Sans doute était-il alors bien jeune pour y découvrir d'un coup d'oeil le visage même de la RenaissanceGa naar voetnoot(3). | |
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La Normandie. Quand il se verra obligé d'interrompre ses études pour gagner sa vie, Plantin s'installera d'abord à Caen. Apprenti chez Robert II Macé, il apprit son métier, au cours d'un séjour assez long (environ 1540-1545). Et c'est une jeune Normande qu'il épousait en 1545 ou 1546: Jeanne Rivière, servante chez MacéGa naar voetnoot(1). Fils de l'imprimeur Robert Ier Macé, le patron de Plantin devait laisser un grand nom, autant par ses moeurs et sa foi que par sa science et sa compétence d'artisanGa naar voetnoot(2). Chez lui, c'est sa formation technique que reçut Plantin. Et puis, Caen est un bon foyer de vie commerciale et intellectuelle, avec son Université, où les idées fermentent, et le goût de la culture. Le milieu de Guillaume de La Mare et de Jean RouxelGa naar voetnoot(3). Caen, un peu comme Rouen à la même époque, bonne ville de marchands et d'échanges. Avec ses Palinods chantant, dans une tranquille sûreté, les louanges répétées de la Vierge, entre la propagande protestante et le développement du mysticisme d'un Pierre du Val. Paris surtout: ce Paris que le moyen âge nommait déjà ‘Paris sans pair’. La ville au grand trafic, riche d'imprimeries, de collèges et de maîtres: celle de Robert Estienne et de quelques autres. Là, Christophe Plantin a déjà étudié avant les années caennaises. | |
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Il y avait même vu le terme de ses enfances et de ses premières études. C'est là que son père l'abandonnait, étudiant. Il avait dès lors appris à pratiquer la rue Saint-Jacques. Là encore il revient après son séjour à Caen, et s'y fixe en 1546. Rue Saint-Jean de Latran, devant le collège de Cambrai, à l'enseigne de son patron saint Christophe, Plantin tient boutique, relieur et fabricant de coffrets de cuir, tandis que sa femme tient un commerce de lingerie. Là naîtra sa première fille, Marguerite, en 1547Ga naar voetnoot(1). Au total, quand il part s'installer à Anvers, ‘la preclara et famosa città, la bella, nobilissima et amplissima città’Ga naar voetnoot(2), Plantin, qui passe la trentaine, n'aura pas seulement traversé, pour son apprentissage d'humaniste, les deux principaux centres français de l'édition et de la culture. Ses résidences provinciales elles-mêmes, il les a trouvées en des villes qui furent quelques-uns des meilleurs observatoires sur tout le mouvement des idées. | |
IIAprès la géographie, l'histoire. Pour situer Plantin par rapport à nos humanistes, regardons d'abord le simple profil de sa carrière. il naît vers 1514-1520, part pour AnversGa naar voetnoot(3) en 1548 ou 1549, meurt en 1589. Il a donc vécu en France le règne de François Ier, en Belgique ce qui est pour nous le règne d'Henri II et toute la période des guerres civiles: il meurt exactement entre l'assassinat d'Henri III et l'abjuration d'Henri IV, présage de la pacification. Des grands auteurs français, quatre hommes, poètes et humanistes, sont à peu près exactement de son âge: Ronsard et Du Bellay, | |
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Pontus de Tyard et Théodore de BèzeGa naar voetnoot(1). A considérer à la fois leurs dates de naissance, de révélation littéraire, et de mort, le profil de la carrière de Plantin est surtout analogue à celui de Ronsard et de Jacques Peletier du MansGa naar voetnoot(2). Comme eux, Plantin a vécu sous François Ier ses trente années de formation, et les trente ou quarante dernières années dans l'ère qui est (chez lui comme chez nous) celle des grands troubles religieux et politiques. Le règne de François Ier, il l'a vécu presque en entier. Sans doute il n'a pu connaître ce que j'appellerais le sourire de Marignan: l'aube heureuse et triomphante d'un jeune prince ouvert à toute connaissance, ce moment de 1520 qui est celui de l'école de Meaux, où la culture antique, la beauté, le renouvellement de l'inspiration religieuse, espèrent se concilier dans une ferveur sereine. Mais il a connu deux des grandes heures de l'humanisme français: le moment de 1535 et celui de 1550. Ils correspondent, l'un au temps où Plantin commence sans doute vraiment à lire, et l'autre à celui où il quitte la France. Peu de dates aussi importantes que le tournant de 1535Ga naar voetnoot(3). Le grand fait est l'effondrement de l'Évangélisme militant. On avait espéré jusqu'alors renouveler de l'intérieur les formes de la croyance et de la dévotion: des irritations, des maladresses, l'entêtement des uns, la vivacité des autres, vont consommer une rupture entre les tenants de la tradition et les novateurs. L'affaire des Placards mène le roi à s'acheminer vers la répression, surtout après l'entrevue d'Aigues-Mortes. Au même moment, Calvin s'enfuit, et donne l'Institution de la religion chrétienne. Érasme et Lefèvre d'Étaples, les grands Évangéliques, meurent presque ensemble, et presque aussitôt Symphorien Champier et Guillaume Budé: tous à la veille des grands combats. Dans le progrès de la culture profane, c'est une heure d'apogée. Le Collège de France (l'enseignement des Lecteurs royaux) vient | |
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tout juste d'être institué. Lyon connaît alors, avec le ‘sodalitium’, l'équipe la plus active d'humanistes et de lettrés. A la vitrine du libraire, on peut voir presque coup sur coup paraître ces grandes sommes d'humanisme, le Thesaurus linguae latinae de Robert Estienne et les Commentaires d'Etienne Dolet. En typographie, Geofroy Tory meurt, mais son Champfleury est l'un des grands livres du moment. Et les Emblèmes d'Alciat sont déjà dans toutes les mains. Heure d'apogée aussi, dans le domaine des lettres latines. C'est dans le latin que la poésie cherche sa dignité: et les poètes cultivés forment un choeur exclusivement latin, sur lequel règne Salmon Macrin, qu'anime Etienne Dolet, qu'illustre un Maurice Scève. Pourtant, des voix s'élèvent pour revendiquer en faveur de la langue vulgaire: et nous sommes à la veille des premières grandes dates, celles qui voient l'ordonnance de Villers-Cotterets, et la publication par Calvin de l'Institution en français; également, l'Art Poétique d'Horace donné en 1541 par Peletier. En matière enfin de lettres françaises, c'est l'heure où disparaissent Gringore et Collerye; et la fin de l'âge des Rhétoriqueurs. Quant à ceux qui dominent et se font place, ce sont, ensemble, Clément Marot et François RabelaisGa naar voetnoot(1). L'autre date, celle de 1550, ne dit pas moins de choses. C'est, avec la mort de François Ier et de Marguerite de Navarre, celles de Marot, de Dolet, de Rabelais. Autrement dit, la fin non certes de la mode, mais de l'âge marotique. Et puis, Marot meurt en exil; Dolet, supplicié; Marguerite, de plus en plus retirée du monde dans une méditation consolante: signes d'une époque de contrainte. Temps de grandeur et de joie, sans doute. Parmi les derniers livres marquants que Plantin put voir en France est la série des belles publications de Jean Martin, dont ce Poliphile de 1546, qui s'offre comme la synthèse de la Renaissance triomphante. A peu près au moment où Plantin part pour Anvers, l'Entrée de | |
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Henri II à Paris, avec ses arcs triomphaux et ses nymphes, avec la main de Jean Goujon et de Philibert Delorme, prenait l'air d'une consécration. La science, l'antiquité, la beauté sensuelle, l'italianisme, semblaient concourir à chanter très haut la gloire de la France, puissance et culture. Au même temps et dans le même sens, éclataient les hautes fanfares de la Pléiade: avec la Deffence et illustration de la langue française par Du Bellay, avec les Odes de Ronsard, le poète se donnait une mission sacrée et, nourri d'humanisme, pensait donner sa dignité à une poésie de langue française. Au même temps toutefois, il suffit de penser à l'institution de la Chambre ardente et à l'édit de Châteaubriant: nous sommes aux débuts de la terreur. C'est le double visage de ce moment: l'apogée de la poésie, l'ouverture apparente d'une époque de politesse lettrée, et d'autre part un contrôle sévère des opinions, amenant à évoluer les formes de la sagesse. Les grands hommes qui naissent alors, ce sont d'une part Desportes et Bertaut, juste avant Malherbe: autant dire, tout le lendemain de la Pléiade. D'autre part, ceux qui seront les grands champions du protestantisme en armes, qu'ils aient ou non vu les pendus d'Amboise: Philippe Duplessis-Mornay, le ‘pape du calvinisme’; Agrippa d'Aubigné, le connétable de la poésie huguenote; avec eux Du Bartas, le militant encyclopédiste. | |
IIICes années où Plantin vécut en France ne constituent en fait que sa préhistoire. Heureusement, toute une série de contacts le rattache, même après son départ, à l'histoire de l'humanisme français. La tentation le prit peut-être, une fois ou l'autre, de revenir s'installer en France. Mais lorsque l'offre lui fut faite de travailler de nouveau à Paris, il la déclina. En octobre 1577, Pontus de Tyard lui proposait, au nom d'Henri III, le titre de typographus regius, avec une pension de deux cents écus d'or. ‘Je vous supplie de croire assurément, répondit-il, qu'il n'y a chose que plus je | |
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désire en ce monde que d'avoir honnête moyen de retourner finir le reste de mes jours en ce royaume où je suis né.’ Il s'excusait pourtant, s'estimant indigne, peut-être un peu par politesseGa naar voetnoot(1). Mais il voyage en France. On l'y trouve notamment en 1562-1563: poursuivi à Anvers pour avoir imprimé un libelle hérétique, et suspect d'opinions, il se met (semble-t-il) à l'abri, restant à Paris pendant vingt mois, sous prétexte d'affaires. Il y est de nouveau lorsque, de décembre 1576 à mai 1577, il court à la recherche de subsides pour rembourser Louis Perez, qui l'avait sauvé lors de la ‘Furie espagnole’: on le trouve à Paris (entre Liège et Francfort) et on l'y retrouve en 1578. A Paris d'ailleurs, il a installé une succursale, dès 1567. Elle est au Compas d'or, rue Saint-Jacques, près des Mathurins, et durera dix ans. Plantin l'a confiée à Pierre Porret, aidé par Gilles Beys, qui la dirige à son tour en 1575, avant qu'elle soit vendue à Michel Sonnius. Gilles Beys fonde alors à son compte, rue Saint-Jacques, la librairie du Lys blanc. Et Sonnius fera partie de la société que Plantin créera en 1581. Il tient aussi à la France par des liens de famille. Avec Jean Moretus (le mari de Martine), le plus considérable de ses gendres, parmi ses collaborateurs, est l'érudit François van Ravelingen (Raphelengius), qui naissait en 1539 à Lannoy près de Lille, étudiait à Paris sous les lecteurs royaux. Il épousait Marguerite Plantin, qui était née à Paris. Une autre des filles, Catherine, placée à Paris dans le commerce de Pierre Gassen, linger des frères du roi, épousait en 1571 un neveu de son patron, Jean Gassen, et vivait à Paris jusqu'à la mort de son mari, assassiné sur la route en 1575: elle se remariait à Spierinck. Madeleine, la quatrième fille de Plantin, épousait Gilles Beys en 1572, et | |
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ils résidaient ensemble à Paris jusqu'en 1590: elle devait épouser ensuite le libraire Adrian Périer. Ses filles ramenaient Plantin à Paris. Vers 1559, c'est Marguerite qu'il mène à Paris chez un sien parent, voulant lui faire recevoir leçons de calligraphieGa naar voetnoot(1). Après la mort de Gassen, c'est Catherine qu'il va chercher pour la reprendre près de lui. Avec ses enfants de Paris, Plantin reste en contact: ‘Je vois, écrit le cardinal de Granvelle, qu'il a grande intelligence et correspondance avec son beau-fils et sa fille à Paris.’Ga naar voetnoot(2) Et comme Ravelingen le représente quelque temps à Leyde et Spierinck à Hambourg, Beys le représente à Paris: on sait que les relations ne furent pas sans nuage. De France, Plantin fait venir une partie de son matériel. Du papier vient de Troyes et de Lyon, aussi de La Rochelle, Rouen, Aix-en-Provence, Saint-Léonard en Nivernais. Plantin passe commande aux tailleurs de lettres et graveurs de poinçons: à Garamond et Haultin; à Guillaume Le Bé de Paris, à Robert Granjon de Lyon, qui réside quelque temps à Anvers et compose pour Plantin des alphabets de civilité. Il s'attache les deux François Guyot (père et fils), qui s'établissent à Anvers. Il a recours, pour illustrer ses livres, à des artistes français, comme Geoffroy Ballain et Jean de Gourmont. Et c'est notamment de Bernard Salomon que s'inspire un de ses grands illustrateurs comme Pierre van der Borcht. Parmi les humanistes qui sont ses | |
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collaborateurs et ses auteurs, se trouvent Guy Le Fèvre de la Boderie, dit FabriciusGa naar voetnoot(1), venu de Paris avec son frère Nicolas, pour travailler avec Arias Montanus au texte hébreu de la grande Bible polyglotte de 1572; et Hubert LanguetGa naar voetnoot(2), dont Plantin est l'ami, imprimant son Apologie de Guillaume d'Orange, devenant son exécuteur testamentaire. En relations avec les éditeurs et libraires de Paris, comme Langelier et Martin le Jeune, de Lyon comme Guillaume Roville et Charles PesnotGa naar voetnoot(3), il y envoie beaucoup de livres. Sur la fin de sa vie, au moment de la détresse, il travaillera pour le compte de libraires de Paris et de Lyon, ‘comme simple mercenaire’, non sans aigreurGa naar voetnoot(4), Signe meilleur d'influence: tel de ses anciens élèves comme François Bellet s'établit imprimeur en France, à Saint-OmerGa naar voetnoot(5). Dans son programme d'éditions, Plantin a toujours fait une place au livre français. Vers 1555, il contribue à lancer divers recueils de Ronsard, et notamment ses Amours. Puis, Des Autels lui fournit La paix venue du cielGa naar voetnoot(6), Charles de Rouillon ses Odes, Claude Paradin ses Symbola heroica, Grévin des oeuvres médicales, La Boderie son Encyclie, Jean de La Jessée les deux gros volumes de ses Premières oeuvres françoises. Au nombre de ses auteurs, Plantin compte encore Belon, Muret, Ramus, Rondelet, Du | |
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Plessis-MornayGa naar voetnoot(1). Son gendre Jean Moretus traduit en flamand la Semaine de Du BartasGa naar voetnoot(2). Sa correspondance le montre en relations avec un Guillaume Postel, par des lettres importantes et très curieusesGa naar voetnoot(3). Certes, Plantin ne s'est pas mis, et ce n'était pas son rôle, au service de toutes les modes de France. Mais ne doutons pas qu'il eût tout pour être au courant des faits, des goûts et des idées. Comme par hasard, nous l'avons retrouvé à Paris notamment à deux dates qui sont parmi les plus importantes dans l'histoire générale de notre humanisme au cours de la deuxième moitié du xvie siècle. Il est à Paris en 1559, puis en 1562-1563, assez longuement. Or la date d'environ 1560 est celle d'une crise décisive: au lendemain du traité de Cateau-Cambrésis, les guerres ouvertes se sont cette fois déclenchées, sur le plan religieux et civil. Et Ronsard se fait poète politique. Plantin est également à Paris au début de 1577 et de nouveau en 1578 - au lendemain des jours (1576) où il abandonnait la Cammerstrate à Moretus pour installer le Compas d'or entre la rue Haute et le marché du Vendredi, à sa situation définitive. Or, c'est en France le moment où sur le plan politique les passions s'exacerbent. Le moment où se forme la Ligue, autour d'Henri de Guise. Sur le plan littéraire: le moment où se signale le succès de Desportes, celui aussi de Du Bartas, qui portent ombrage à Ronsard, et marquent un peu son déclin. | |
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Le dernier moment d'importance, celui qu'il ne verra pas tout à fait, c'est celui d'environ 1590: où se laisse espérer la Pacification, tandis que l'on tire déjà les graves leçons des guerres civiles. Plantin a pu voir paraître les premières éditions des Essais de Montaigne. Mais c'est au lendemain de sa mort que, vers la même année 1593, Guillaume du Vair compose son traité De la constance, Charron publie ses Trois vérités, tandis que circule, toute fraîche, la première version de la Satyre Ménippée. | |
IVTels furent, autant qu'une revue rapide permet de les tracer, les cadres de l'humanisme français. C'est maintenant son esprit qu'il faut tenter de définir. Or, l'expérience de Plantin est assez riche, complexe et représentative, pour que l'on puisse définir par rapport à elle, sans rien omettre d'essentiel, les leçons ou les exigences de l'humanisme français. Il ne s'agit pas tellement ici de ce que Plantin a dû ou n'a pas dû au climat intellectuel de France. En aucune façon nous ne prétendons l'annexer. Plantin imprimeur appartient à Anvers. Au demeurant, il a pris son bien de diverses parts. Il s'agit seulement de poser quelques thèmes ou tendances fondamentaux de l'humanisme français, illustrés à sa manière par Christophe Plantin, et mêlés dans son souvenir. Ici, les temps de François Ier et ceux des guerres civiles s'opposent assez nettement. Dans la première époque, l'impression première est celle d'un flot de lumière. Il faut que tout soit remis en question: et demain, tout est possible. Le respect du passé antique et de la grandeur nationale se concilie aisément avec l'irrespect pour toutes les formes de routine. C'est ce que montre si bien, par exemple, la lettre de Rabelais à Tiraqueau, de 1532. Cette confiance téméraire, Plantin la connaît surtout à une heure où elle se stabilise, et perd de son mordant. Il lui en reste au moins le dégoût des minuties, des discussions vétilleuses, des ratiocinations à la mode de la vieille école. ‘Examiner les assertions, probations, confutations, réfuta- | |
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tions, ni autres telles matières scolastiques, écrira-t-il un jour, je confesse que je n'y entends rien, que ce n'est ma vacation ne vocation, et qui plus est que je n'ai le désir et moins encore de loisir pour y employer une seule demie heurette le mois’Ga naar voetnoot(1). Or cet âge nouveau et cette aurore, c'est l'imprimerie qui en est la mère. Et l'une des idées maîtresses est celle de la dignité du papier imprimé. Les gens de 1540 ne sont pas assez loin de l'invention même de l'imprimerie pour ne pas y voir encore la fraîcheur d'une nouveauté: leurs pères l'avaient à peine connue, en leur jeune âge. Dixième Muse, invention divine, que les humanistes opposent volontiers à celle de l'artillerie, oeuvre diabolique. Ces gens ne peuvent regarder vingt livres alignés sur la plus modeste étagère, sans une ferveur, s'ils sont jeunes, et s'ils ne le sont plus, sans un ébahissement. Que l'on pense à la gravité joyeuse de Gargantua, saluant le temps tout neuf des ‘librairies très amples’, et s'empressant de fonder lui-même une imprimerieGa naar voetnoot(2). Cela, Plantin l'a retenu. Et il dira que ‘l'écriture, l'imprimerie et les livres’ représentent un des sujets les plus importants auxquels puisse penser un prince, parce qu'il y va de l'éducation de la jeunesse. Il verra dans les travaux de l'imprimerie des ‘oeuvres divines’Ga naar voetnoot(3). Et il stigmatisera les libraires mercantiles, qui ne songent, ‘à la mode commune des marchands’, qu'à toucher de l'argent au plus viteGa naar voetnoot(4). Et à Philippe II il dira qu'une effigie imprimée sait peut-être donner la gloire autant que la pierre ou le métal: faisant donc concurrence aux choses sur lesquelles le temps a le moins de priseGa naar voetnoot(5). On ne s'étonne pas alors que l'atelier de l'imprimeur apparaisse comme tout autre chose qu'une boutique: comme le lieu de bonne pensée, avec le cabinet de travail, et, plus sans doute que tout salon, comme le lieu où se retrouve suivant les heures un cercle de savants amis. Une sorte de bibliothèque vivante, entre ses rayons et son encre humide, avec le savoir des habitués et | |
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des visiteurs, l'amicale curiosité des clients. Avec, dans un coin, le maître du lieu, aussi adroit à composer quelque pièce liminaire pour le livre qui va sortir, qu'à guider l'apprenti de la casse à la presse. Auteur, éditeur, imprimeur, libraire: la Renaissance, là comme ailleurs ignorant la raideur des cadres modernes, ne distingue pas strictement ces fonctions, elle les confond plus d'une fois dans le type de l'humaniste. Un Etienne Dolet, un Jean de Tournes étaient de cette race: les types de l'imprimeur lettré. De Sébastien Gryphe, d'un Simon de Colines, de Marnef, de quelques Estienne, les ateliers furent aussi les grands foyers de la Renaissance. Après eux, plus glorieusement que plusieurs: Christophe Plantin. Une idée de la gloire s'ensuit. C'est pour la postérité, et devant elle, que l'humaniste travaille. Pour elle, par l'utilité, donnant son labeur. Devant elle, espérant à sa mort ne pas mourir tout entier. Ces gens se veulent taillés pour de grandes choses, et pensent naturellement dans la perspective du temps. Que l'oeuvre fût monumentale: ce fut l'ambition d'un Dolet de s'y employer pour sa part; sa grandeur, de dégager le principe même, pour tout le monde. Toute oeuvre se revêt et se dore d'un dessein de commémoration. Repensons alors à Christophe Plantin, toujours désireux de travailler à ‘l'augmentation de l'honneur et utilité’ de sa ville ‘au fait de dite imprimerie’Ga naar voetnoot(1), mais en même temps de faire quelque chose ‘de rare et utile à la postérité’Ga naar voetnoot(2). Et à Arias Montanus, prévoyant que la grande Bible polyglotte de Plantin serait une des choses les plus imposantes qu'on puisse jamais imaginer...Ga naar voetnoot(3) Modelant de telles ambitions, qu'elle permet et juge à la fois sans humilité ni orgueil, une qualité particulière de fierté modeste. Celle de l'homme qui sait ce qu'il vaut, et déclare pourtant luimême ne travailler que dans la mesure de ses forces, faisant ce qu'il peut. Tout n'est jamais dit d'un seul coup, et le savoir est | |
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de nature progressive. Chacun est unique et indispensable, mais nul ne fait ni ne sait jamais tout. Sous des formules qu'ils reprenaient plus ou moins aux grands Rhétoriqueurs, il n'est pas d'idée qu'indiquent plus souvent les préfaces des humanistes de François Ier: l'idée de ‘mon petit savoir’. Et repensons alorsGa naar voetnoot(1) à la fierté modeste avec laquelle Christophe Plantin présentait son premier livre, ‘premier bourgeon sortant du jardin de (son) imprimerie’; celle, non de l'autodidacte, mais de l'homme qui apprend à mesure, avec laquelle il se met à épeler le flamand ‘tout ainsi qu'un apprentif’Ga naar voetnoot(2), tout comme Gargantua faisait sur le tard l'apprentissage du grec: il est toujours temps pour s'instruire. Celle qu'il proclame, lorsqu'à de Çayas il déclare en 1572 n'avoir jamais recherché ni le renom personnel ni la richesseGa naar voetnoot(3). La modestie qui lui ferait refuser que ses auteurs le louent dans leurs préfacesGa naar voetnoot(4), et tout ensemble la sereine conscience avec laquelle il déclare que, lui disparu, jamais ses gendres ne pourront (même ensemble) maintenir l'imprimerie au rythme qu'il sait lui imposerGa naar voetnoot(5). Et encore, un de ses poèmes, qui dit si bien à la fois: ne pouvant être un savant ni poète, je ne fus qu'imprimeur - et: je fus un grand imprimeurGa naar voetnoot(6). ... Onque je n'eus l'aisance,
Le temps, ne la puissance,
Comme j'ai eu le coeur,
De vaquer à l'étude.
Toujours Ingratitude
A dérobé mon heur.
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De la fontaine au chevalin ruisseau
Je n'ai pas bu: et si n'ai souvenance
D'avoir jamais dormi sur le coupeau
De la Montagne aux dames d'éloquence...Ga naar voetnoot(1)
L'auteur des vers ne m'a donné pouvoir
De caresser les filles de Mémoire...
Cela voyant, j'ai le métier élu
Qui m'a nourri en liant des volumes.
L'estoc reçu puis après m'a ému,
De les écrire à la presse sans plumes.Ga naar voetnoot(2)
Ainsi ne pouvant être
Poète, écrivain ne maître,
J'ai voulu poursuivir
Le trac, chemin, ou trace,
Par où leur bonne grâce
Je pourrois acquérir.
Perdu je n'ai l'espoir de mon labeur:
Car maint ami des soeurs aoniennes
A bien voulu me faire la faveur
De m'envoyer les doctes oeuvres siennes.
Un tel sentiment procède évidemment d'un grand respect de la science, de toute forme de savoir. Au temps où les livres commencent seulement à se répandre en abondance, il prend aisément la forme d'une fringale. Un grand désir de tout regarder, un goût de l'encyclopédie. C'est le commandement de Gargantua: ‘Somme, que je voie un abîme de science... Rien ne te soit inconnu’. Religion, lettres humaines, sciences et arts, techniques et littératures: il s'agit d'abord de faire l'inventaire du grand passé des livres, et notamment d'établir des textes. - Et l'on repense alors à l'éloge de l'érudition, tel que Plantin l'entonne volontiers. Au répertoire de ses éditions, où les oeuvres de saint Augustin et la Somme de saint Thomas, près d'une Bible polyglotte et d'une Bible française, voisinent avec les ‘lettres d'humanité’Ga naar voetnoot(3): avec Virgile, Horace, Ovide; avec de grands livres de botanique et de musique. | |
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Tout particulièrement, le progrès de la science sous François Ier s'était marqué par le fait que les femmes n'étaient plus exclues de l'instruction. On se rappelle Gargantua: ‘Que dirai-je? Les femmes et les filles ont aspiré à cette louange et manne céleste de bonne doctrine’. Et l'on cite en exemple, un peu plus tard, les filles de Morel. Mais que dire de celles de Plantin! Bonnes ménagères, il le voulait. Mais bien avant l'âge de dix ans, elles palpaient des épreuves d'imprimerie de tous idiomesGa naar voetnoot(1). Martine entendait sept langues anciennes et modernes. Et Madeleine, à treize ans, aidait Arias Montanus à relire des épreuves d'hébreu et de syriaque. Ce n'est pas que la science soit le tout de l'homme. L'unité médiévale de la ‘sapience’ n'est pas reniée. Science, morale et religion doivent se tenir. Les études profanes classiques se doivent d'être une propédeutique à la connaissance de Dieu: un Budé consacre, à montrer le chemin, son fameux Transitus. Science sans conscience n'est que ruine de l'âme: c'est une maxime décisive. - Et l'on pense alors à Plantin, lançant l'entreprise de sa Polyglotte avec l'idée d'en faire une nouvelle armure pour la défense de la foiGa naar voetnoot(2). Répandant, à côté d'ouvrages de science neuve (disons par exemple le Tacite de Juste Lipse), les livres de la sagesse coutumière: des nuées de missels et de psautiers, possesseur qu'il est du monopole des ouvrages liturgiques pour tout le domaine de la couronne d'Espagne. Aussi attentif à publier un guide où s'indique en détail la fabrication d'un livre, et à tracer le règlement pratique, technique et moral, de son imprimerieGa naar voetnoot(3). Science et conscience: il faut en son métier, plus que partout ailleurs, ‘une | |
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gaillardise et dextérité d'esprit conjoints avec une fidèle diligence, labeur assidu et soin perpétuel’; car, à l'en croire, ‘l'imprimerie est un vrai abîme ou gouffre’ qui autrement engloutirait toutGa naar voetnoot(1). Mais le vrai doit se marier avec le beau en même temps qu'avec le bien. Une idée générale de la vie se dégage de cette réunion des trois normes. L'objet de science ne perd pas à se guider vers le bien, à se présenter sous les formes de l'élégance. La beauté d'une femme ou d'une oeuvre d'art, bien comprise, peut guider vers une vérité, à travers un progrès de vertu. Alors, l'artiste Bernard Salomon est aussi nécessaire, pour définir Lyon renaissant, que Scève le poète ou Du Choul l'antiquaire. Faut-il rappeler que Christophe Plantin ne serait pas lui-même si, sur les matières du bien et du vrai, il n'avait tâché de faire (parfois au moins) de beaux livres? Enfin, l'humanisme de François Ier est un fait essentiellement international. Étudiants et professeurs voyagent de ville à ville, en un sens comme dans l'autre, sans trop regarder les frontières. Que ce soit dans ses marchés ou dans son esprit, l'époque s'ouvre au souffle étranger: celui qui vient d'Italie, celui qui vient des Flandres. Érasme, Pétrarque et Boccace, comptent dans la formation des esprits autant que le passé français. Tout se fait à partir des places cosmopolites, Paris et Lyon, ou retentit en elles. L'italien est sans doute la deuxième langue de France, et tout esprit cultivé à croisé Erasme sur sa route. On pense alors que Christophe Plantin fut le modèle du déraciné: de ces déracinés dont, comme disait Henri Pirenne justement à son propos, ‘on peut dire à la fois tant de mal et tant de bien’Ga naar voetnoot(2). Le modèle aussi de l'humaniste voyageur: c'est dès sa jeunesse qu'il se fait international, fréquentant Lyon et Paris. Il est même assez piquant de le voir parler de sa ville avec des mots fort analogues à ceux dont Du Bellay use pour parler de Lyon, ou Ronsard pour parler de ParisGa naar voetnoot(3). Toutes trois sont villes de mouvement, de mélange et de trafic. | |
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C'est grand honneur, Messieurs, de voir tant d'étrangers
Des quatre parts du monde (avec mille dangers)
Apporter ce qu'ils ont d'esprit et de puissance
Pour rendre votre ville un cornet d'abondance
De savoir et de biens...
Si bien qu'ore les rois, les princes, les seigneurs,
Les nobles, les marchands, artisans, laboureurs,...
Naviguant et allant pour voir tout l'univers,
Viennent tout le puiser en la ville d'AnversGa naar voetnoot(1).
S'il s'est fixé à Anvers, il le dit dans sa fameuse lettre à Grégoire XIII, c'est notamment parce que la ville est largement ouverte aux afflux étrangersGa naar voetnoot(2). Anvers, comme on vient de le voir, rime avec univers. Le port est ouvert sur le large: et Plantin éditera la géographie d'Abraham Ortelius. Son premier livre édité, celui dont nous célébrons aujourd'hui un centenaire, est un bilingue franco-italienGa naar voetnoot(3). Plantin vend partout en Europe, en Afrique et Amérique même. Chez lui s'impriment, littéraires ou vulgaires (dit Lodovico Guicciardini dans sa Descrittione di tutti i Paesi Bassi), ‘toutes les langues de la Chrétienté’. Il a des collaborateurs de diverses nations. De ses correspondants plus ou moins lointains, les lettres s'abattent en abondance au Compas d'Or ‘en un même temps comme certaines volées d'étourneaux’. Tel de ses élèves s'installe à l'étranger pour y continuer l'oeuvre: ce fut à Leyde le cas de l'illustre Louis Elzevier. La circulation internationale des éditions, il en mesurait mieux que personne les dimensions et la valeur. Il était de ceux qui souhaitaient la paix en temps de troubles, ‘à celle fin que la | |
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trafique puisse avoir cours d'un pays en l'autre’Ga naar voetnoot(1). Il savait que le livre est le signe de l'idée; et que sans ces échanges rien n'est plus que sclérose et signe de mort. | |
VL'esprit de l'humanisme français, dans la seconde moitié du siècle, n'est plus de même caractère. Si le progrès du savoir continue en somme régulièrement, les grands enthousiasmes ont appris à s'assagir. Plantin, en milieu flamand, connaît une évolution analogue. Car un La Boderie est à la fois un humaniste de France et de Flandre; un Du Vair et un Juste Lipse dans leur sagesse, deux savants en ‘us’ préparant à Paris et à Leyde quelque édition de texte latin, ont des expériences de même ordre, et souvent pareilles exigences. Nous voilà aux temps du Concile de Trente et de la Contre-Réforme. Marot, Dolet, Calvin, Rabelais, tous les hauts hommes de François Ier sont maintenant à l'index: cet Index librorum prohibitorum que Plantin imprime lui-même... Autrefois, la mesure d'une vie était facilement la hardiesse du dessein. On en a beaucoup rabattu. Partout les troubles: en France comme en pays flamand. Avec eux, le risque plus quotidien de la mort et de la ruine. Alors, un Montaigne apprend à apprécier, à côté de la hautaine philosophie des doctes, la simple énergie du paysan. La plus simple sagesse pratique fait connaître son prix. Il faut voir sous ce jour, après ses malheurs, le Plantin de 1578, tout heureux et reconnaissant au ciel, d'avoir pu relever de une à deux, puis à trois, puis à cinq, le nombre des presses, dans un atelier qui en avait vu travailler jusqu'à une vingtaine à la foisGa naar voetnoot(2). | |
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L'incertitude est bientôt partout. ‘En ces temps où nous sommes comme la navire agitée des vagues et orages de la mer furieuse..., sommes contraints de vagabonder au gré des vents impétueux et comme les vagues nous jettent, ore deçà, ore delà...’Ga naar voetnoot(1) Un conformisme est imposé, et la prudence, politique et religieuse: on s'y préparait dès le début du règne d'Henri II, à la fin des années françaises de Plantin. Maintenant, avec les changements d'autorité qu'entraînent ici comme là des guerres renouvelées, on se trouve amené parfois à une forme d'opportunisme, l'attitude extérieure n'est pas sans offrir des apparences de flottement. Et comme, en France, hommes ou villes passent quelquefois du parti du Roi à la Ligue ou aux Huguenots, et composent un peu suivant l'heure, Plantin se trouve l'imprimeur officiel des États presque en même temps que celui de Philippe IIGa naar voetnoot(2). Il s'affirme toujours très catholiqueGa naar voetnoot(3), Granvelle dit l'employer contre les calvinistesGa naar voetnoot(4): et ses presses répandent parfois des libelles suspects, mystiques ou protestantsGa naar voetnoot(5). C'est dans le secret de la conscience, comme en une réserve, que s'enferment volontiers les convictions. Ce que fut pour un Montaigne le commerce tout personnel de sa librairie, Plantin le cherchait dans l'inspiration des sectes mystiques, dans la Famille de la CharitéGa naar voetnoot(6), puis dans son commerce avec Barrefelt. | |
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Dans le domaine proprement savant, s'ensuit une tendance à la spécialisation du labeur et à l'objectivité érudite. De la sapience, l'humanisme passe à la philologie. C'est l'âge de Turnèbe, de Lambin. Joseph-Juste Scaliger ne ressemblera pas à Jules-César Scaliger. Et naturellement la pensée n'est jamais loin de l'érudition: le Plutarque d'Amyot nourrit les méditations. il compte dans l'histoire des idées autant que dans celle de la langue. Mais à côté des Commentaires de Dolet, les Recherches de la France d'Étienne Pasquier semblent un modèle de collection soigneuse: d'un mélange qui donnait saveur et désordre, on passe à une sorte d'exactitude un peu professionnelle. On ne verrait plus, confusion et richesse, une querelle comme celle des Cicéroniens ou celle des Femmes, où l'on remettait en question, toujours un peu pêle-mêle, l'harmonie du mondeGa naar voetnoot(1). Ne disons pas que l'on passe de la quantité à la qualité: ce serait injuste. Mais au moins d'une exubérance à une politesse, et à une discipline. On en observe autant, dans l'atelier de Plantin. L'humanisme aboutit alors à une sagesse dont le voeu profond est pour appeler l'avènement de la tolérance dans la paix. On sait l'oeuvre d'un Castellion, les intentions d'un Michel de l'Hospital. Parallèlement, Plantin voudrait faire alerter Philippe II par Montanus, le mettre en garde contre le danger que représente la persécution des opinionsGa naar voetnoot(2). Quand les États déclarent la liberté d'expression, il applaudit, en 1581, dans cette lettre à Buchanan qui accompagne l'envoi d'une oeuvre de Duplessis-Mornay, De la Vérité de la religion chrétienneGa naar voetnoot(3). Cette même liberté, il l'apprécie à Leyde, lorsqu'il s'y installe (temporairement) en 1583. Car de cette liberté-là, l'imprimeur a besoin plus que tout autre. Mais ce voeu reste trop souvent du domaine de l'idéal. Sur le plan de la conduite, en attendant les temps meilleurs, c'est à une forme de retirement que l'on est invité. Dès vers 1545, un courant anti-aulique assez net, autour du | |
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Mépris de Cour de Guevara, avait répandu en France cette idée que le calme, loin des hautes places, donne seul le vrai bonheur: l'agitation des cours est toute trompeuseGa naar voetnoot(1). Écoutons comme un écho: ‘Promesses et paroles de cour, écrira Plantin de son côté, ruinantes de leurs longueurs les pauvres qui s'y fient.’ Il savait d'ailleurs par expérience de quoi il parlait...Ga naar voetnoot(2) Le mieux est de cultiver son jardin: Plantin le fait avec amour, au propre comme au figuréGa naar voetnoot(3). Travailler dans son coin. Quitte à allier en son labeur l'idéalisme au travail manuel, conservant un aspect de ferveur à l'artisanal. C'est malgré lui qu'en 1570 on fait Plantin architypographe royal: il eût souhaité finir ses jours loin des hautes fonctions, ‘en l'exercice particulier de (son) état’Ga naar voetnoot(4). Tout cela donne sa résonance à une philosophie de la constance qui nous semble caractériser l'époque. On sait des traités qui portent ce titre (celui de Du Vair, celui de Juste Lipse)Ga naar voetnoot(5), mais le mot dit plus encore. La notion même est au fond du renouveau stoïcien, remarquable en ces tempsGa naar voetnoot(6). Mais elle n'est pas moins inscrite dans la sagesse généraleGa naar voetnoot(7). Or, c'est la sagesse même de Plantin. Ennemie professe de toute dispute. ‘La paix et tranquillité chrétienne ne provient (écrit-il en 1579) de disputes ou contradictions convaincues par certains arguments ou écritures, mais de la renonciation de soi-même amenant la confiance certaine envers notre Dieu et père céleste’Ga naar voetnoot(8). Cette recherche de la ‘tranquillité et repos d'esprit’, par l'humilité de coeur, il y revient toujoursGa naar voetnoot(9). C'est la leçon qu'il ne cesse de répéter soigneusement à ses enfants. ‘Labore et Constantia’, dit sa devise illustre. A ce qu'il peut | |
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y avoir de socratique dans la culture de la conscience, de mystique dans l'abandon de soi, de stoïcisme chrétien dans l'art de subir les revers et de reprendre la tâche, s'ajoute (et tout cela n'a pas besoin d'étude pour se mêler) un épicurisme bien compris. C'est la sereine leçon du fameux ‘sonnet de Plantin’, Le bonheur de ce mondeGa naar voetnoot(1), qu'on ne peut s'empêcher de relire: il énumère, à la fois vaillantes et douillettes, les conditions du contentement. Avoir une maison commode, propre et belle,
Un jardin tapissé d'espaliers odorants,
Des fruits, d'excellent vin, peu de train, peu d'enfants,
Posséder seul, sans bruit, une femme fidèle;
N'avoir dettes, amour, ni procès, ni querelle,
Ni de partage à faire avecque ses parents,Ga naar voetnoot(2)
Se contenter de peu, n'espérer rien des Grands,
Régler tous ses desseins sur un juste modèle;
Vivre avecque franchise et sans ambition,
S'adonner sans scrupule à la dévotion,
Dompter ses passions, les rendre obéissantes,
Conserver l'esprit libre et le jugement fort,
Dire son chapelet en cultivant ses entes,
C'est attendre chez soi bien doucement la mort.
Philosopher, c'est apprendre à mourir, pour Montaigne et pour d'autres. On peut le faire ‘doucement’. Et tout près du moment où cette mort vint le prendre, c'est encore le mot même de constance qui sort de la plume de Plantin pour le résumer, lorsque, en marge d'un brouillon de lettre, il trace ces deux vers: Un Labeur courageux muni d'humble Constance
Résiste à tous assauts par douce patienceGa naar voetnoot(3).
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VIIl est un prince de l'humanisme français auquel Plantin fait penser plus d'une fois, lorsqu'il prodigue ses conseils de sagesse, et notamment en des occasions privées, lors de ses démêlés avec ses gendres Gassen et Beys. C'est Rabelais que je veux dire: cet homme qui établit l'un des grands traits d'union, entre les deux moitiés du xvie siècleGa naar voetnoot(1). Plantin fait penser à lui, dans tel passage où il dit si bien ce qui lui plaît et ce qui lui déplaît essentiellement. ‘Il n'y a que hargneuse, tempestueuse et impatiente superbité et outrecuidance, mère et nourrice de tout malheur, vices, péchés et iniquités, et la vraie ennemie et meurdrière de notre liberté et vraie vie, et qui rompt et débrise tous liens et moyens de faire ou tenir quelque paix en nous-mêmes et avec tous autres’Ga naar voetnoot(2). Toute opposée est l' ‘humilité de coeur’, qui se fait ‘fontaine et source de tous biens célestes, et donnant suffisance des terrestres’Ga naar voetnoot(3). Ne dirait-on pas d'une admonition de Gargantua à Picrochole? Ceci pourrait venir des mêmes chapitres de Rabelais, sur l'indulgence vigilante qui permet le pardon sans autoriser l'aveuglement. ‘Faillir est commun à l'ignorance’, écrit Plantin à sa fille MadeleineGa naar voetnoot(4): nous oublierons vos fautes passées. ‘Mais c'est à vous de vous en souvenir, pour éviter le mal qui s'en ensuit’. En matière publique, Plantin ne parlait pas autrement, souhaitant voir Philippe II assurer le ‘redressement miséricordieux’ de ces pays par ‘un bref, bon et clément remède’, évitant que ‘les | |
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esprits s'enaigrissant de jour à autre, les affaires n'aillent de mal en pis’Ga naar voetnoot(1). Et cette sagesse gargantuine ne recule pas devant l'image un peu forte, voire truculente. Ceci, dans le ton de la fierté généreuse mais ombrageuse: ‘Votre requête (répond Plantin à Gilles Beys qui paraît vouloir le dépouiller du Compas d'or) (est) autant incivile et non acceptable que seroit celle d'un jeune homme fort et robuste (...) qui voudroit persuader à son père vieil et caduc de lui bailler pour toujours le bâton duquel il s'appuie pour marcher’Ga naar voetnoot(2). Lorsqu'il peint, en 1581, l'agitation désordonnée des intrigants de la male heure: ‘exécuter chacun ce que plus lui plaît’, voilà (dit-il) le mauvais commandement. Et il ajouteGa naar voetnoot(3): ‘A quoi je ne vois maintenant autre espoir que d'attendre patientement que les humeurs échauffées, bouillonnantes et écumantes comme un grand pot plein de chair au feu ou une mer enflée de tempêtes orageuses, s'apaisent finalement, et que telles personnes orgueilleuses et enflées contre Dieu et les hommes, regardant chacun dedans soi-même, lassés de travaux et misères que chacun se forge et donne à soi-même à la poursuite de ses furieuses opinions, revienne à soi, et qu'ainsi considérant ses propres malheurs il se vienne ranger comme ils doivent et sous qui il convient’. Même remarque surtout lorsque Plantin dit sa sagesse personnelle en face des hommes: ignorer la rancune, remettre sa vengeance à Dieu, considérer l'adversité comme représentant les verges divines, voilà le devoirGa naar voetnoot(4). ‘Et quant aux dits et soupçons des hommes, je suis aussi déjà rusé par tant d'expériences que je m'en soucie point davantage que doit faire celui qui, ayant quelque grosse apostume au pied, fait faire souliers selon son mal, sans | |
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regarder à ce qu'en dira le vulgaire, plutôt que de contraindre tellement son dit pied apostume, qu'en la fin il lui fallût par sa braveté perdre et pied et jambe, voire la vie du reste du corps’Ga naar voetnoot(1). Tâcher plutôt, dira de son côté un autre philosophe (dont la morale provisoire a quelque chance d'être définitive), à se changer soi-même plutôt que le reste du monde... Voilà des lignes dont le contenu, les principes définis, comme souvent le ton, solide et pénétré, comme aussi bien en quelque occasion le modelé de la formule, toujours droite et souvent savoureuse, sont d'un parent de Rabelais: je n'ose dire, d'un de ses fils spirituels. On ne voit pas mal d'ailleurs ce qui s'accorde naturellement, d'une ‘gaîté’ brabançonne à la gaîté du grand ChinonaisGa naar voetnoot(2). Dans la galerie des écrivains de langue française, c'est parmi les héritiers de Rabelais, en sa manière grave, que Christophe Plantin a sa placeGa naar voetnoot(3). Cette parenté apparaît encore dans les derniers mots que Plantin devait prononcer sur son lit de mort. ‘Enfants, tenez toujours paix, amour et concorde par ensemble’Ga naar voetnoot(4). Il n'en dit pas davantage, avant l'invocation finale au nom de Jésus.
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Arias Montanus disait de Plantin: ‘Il n'y a pas de matière en cet homme. Tout est esprit en lui. Il ne mange, ne boit ni ne dort’Ga naar voetnoot(5). Ce culte de l'esprit, c'était celui même auquel s'était voué, malgré les traverses, le siècle de l'humanisme français. Et le seul principe de son unité, c'était celui justement que le chapelain de Philippe II saluait en Christophe Plantin. |
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